Louis DUBOST

Enseignant en classes préparatoires et à Sciences Po

Partage

Les ONG, un pouvoir déterminant dans la globalisation

Devenues des acteurs géopolitiques incontournables, les ONG déploient leurs capacités quand engagement humanitaire et idéologie victimaire se substituent à l’investissement révolutionnaire tiers-mondiste. Aujourd’hui, ces supposés contre-pouvoirs contribuent à l’hégémonie globale d’une idéologie libérale d’extraction américaine.

La reconnaissance onusienne d’un interventionnisme chrétien au service de la paix

« Organisation créée par un acte de droit privé, à but non lucratif d’utilité internationale, agissant dans au moins deux États. » Dans sa définition de l’organisation non gouvernementale (ONG), le Conseil de l’Europe annonce les contours d’un acteur géopolitique original. À l’heure de la « société liquide », des réseaux sociaux et de la financiarisation de l’économie, le territoire cerclé de frontières semble désuet. L’ONG, au contraire, s’impose comme un acteur au diapason. Pourtant, si le syntagme n’apparaît qu’après 1945, dans la Charte des Nations unies, son principe s’inspire d’un christianisme bien plus ancien.

La sensibilité à la souffrance humaine et le constat de l’incapacité des États à résorber les violences extrêmes des guerres modernes expliquent la fondation de la première organisation non gouvernementale. En 1863, le Suisse Henry Dunant fonde la Croix-Rouge après la sanglante bataille de Solférino (1859). C’est grâce à elle que, l’année suivante, une première convention de Genève se réunit pour élaborer un jus in bello (droit international humanitaire) propre aux soldats blessés. Ce droit qui se dessine se fonde sur quatre piliers conformes à son origine chrétienne : l’humanité, l’indépendance, l’impartialité et la neutralité. Au sein de la Société des nations (SDN) et de l’Organisation internationale du travail (OIT), l’interventionnisme de ces organisations progresse et s’internationalise, notamment après la conférence de la paix de Paris en 1919. La volonté de défense de la paix et des populations victimes des conflits entretient le dynamisme humanitaire. Dans son article 71, la Charte des Nations unies de 1945 mentionne pour la première fois les « organisations non gouvernementales ». À charge pour le Conseil économique et social (Ecosoc) de l’ONU d’assurer la bonne coordination entre la galaxie des ONG et le siège new-yorkais de l’institution.

Aujourd’hui, les ONG se mobilisent en Ukraine pour combler les incuries étatiques. Dès le 11 mars 2022, à Lviv, Reporters sans frontières (RSF) installe un centre pour la liberté de la presse. Greenpeace ouvre un bureau à Kiev en septembre 2024 pour mieux jauger et médiatiser les conséquences environnementales de combats près des installations nucléaires. Le succès des ONG est indéniable. Toutefois, de quelle paix les ONG sont-elles porteuses ? Leur centralité acquise sur la scène internationale depuis plus d’un demi-siècle permet-elle d’assurer le développement d’États faillis ou assure-t-elle la promotion des seules valeurs de l’Occident libéral ?

L’activisme humanitaire comme alternative au tiers-mondisme

La popularité croissante des ONG à partir des années 1970 est proportionnelle à l’effacement des perspectives révolutionnaires. L’écrasement du Printemps de Prague en 1968, la parution cinq ans plus tard de L’Archipel du Goulag, d’Alexandre Soljenitsyne, et les deux millions de boat people prêts à braver les mers pour échapper au régime communiste vietnamien dès 1975 donnent des arguments aux « nouveaux philosophes ». Signe de la « fin des idéologies 2 », tout projet de transformation de la société est alors soupçonné de dissimuler une dangereuse ambition totalitaire. La « défaite de la pensée critique 3 », celle de la gauche anticapitaliste, s’explique par sa discordance avec les évolutions sociales. En France, après la guerre, l’augmentation du niveau de vie et la massification universitaire altèrent l’unité de la classe ouvrière, pour qui la réalité de l’exploitation économique n’a rien d’une évidence. À la défense de la classe ouvrière sont substitués de nouveaux sujets d’émancipation. Berceau depuis les années 1920 de la pensée critique à l’égard du capitalisme, l’Europe occidentale est éclipsée par les campus américains où fleurit l’identity politics, animée par le souci de réhabilitation de groupes discriminés. Les théoriciens critiques de la classe mondiale, comme l’Indien Homi Bhabha ou le Palestinien Edward Saïd, peuvent bien être originaires d’anciens territoires colonisés. Ils n’en ont pas moins accompli leurs études dans les meilleures universités anglo-saxonnes, avant d’y enseigner et d’en être donc de purs produits.

L’idéologie tiers-mondiste 4, sur laquelle une partie des gauches européennes avaient fondé ses derniers rêves d’émancipation hors de l’économie de marché, essuie dès cet instant un feu roulant. Le tiers-mondisme est d’autant plus visé qu’il défendait le non-alignement d’États indépendants, voire le soutien de marxistes européens, déçus par les expériences douloureuses du socialisme réel à demeure, aux révolutionnaires d’Amérique du Sud. Dès les années 1970, le tiers-mondisme, qui défendait le non-alignement des États issus de la décolonisation, est la cible d’attaques virulentes. Les relations géopolitiques se reconstruisent autour de l’engagement humanitaire, en France notamment, de médecins au sein d’ONG. C’est le cas de Bernard Kouchner, « mercenaire de la médecine d’urgence », selon ses propres termes, de Rony Brauman, président de Médecins sans frontières. Venus de la gauche dure, ces activistes, experts, pragmatiques, se laissent séduire par la philosophie libérale de Raymond Aron, qui critique l’imprégnation marxiste-léniniste du tiers-mondisme et imprègne sa philanthropie de sans-frontiérisme 5. C’est à cette faveur que s’installe en Occident une idéologie victimaire qui substitue l’empathie universelle à l’analyse politique des rapports de force et dont les ONG ont fait leur mantra culpabilisateur.

Nouvel ordre mondial et « humanitarisation du monde »

Enfin, loin d’assurer le triomphe d’une économie de marché irénique, comme l’avait rêvé Francis Fukuyama 7, l’effondrement de l’URSS a vu fleurir de nouveaux conflits interétatiques. L’« humanitarisation du monde », selon la formule de l’ancienne directrice d’Action contre la faim (2001-2002), Sylvie Brunel 8, est censée répondre aux violences suscitées par le nouvel ordre mondial en 1991. Une fois encore, les ONG répondent à l’incapacité des États à garantir la paix. Non seulement la fin de la guerre froide mais surtout la victoire de l’Occident leur a permis d’imposer une vision du développement fondée sur la promotion libérale des droits fondamentaux et l’ouverture des frontières. Marc-André Dorel, ancien chef du service des ONG à l’ONU, listait en janvier 2024 les missions des 6 500 ONG bénéficiant d’un statut auprès du Conseil économique et social de l’ONU : « La réduction de la pauvreté, l’égalité homme-femme, la lutte contre les discriminations et le respect des droits de l’homme, ou encore les dimensions sociales et écologiques du développement durable 9. » Soit un soutien aux valeurs libérales de l’Occident.

En 2021, les États-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni financent 61 % de l’aide humanitaire internationale. Orientées par leurs donateurs, les ONG interviennent alors pour tenter d’organiser l’univers multipolaire qui émerge douloureusement, bien loin de l’objectif affiché de neutralité.

« L’humanitaire est devenu un business, au point que certains désignent les ONG non comme des organismes à but non lucratif, mais comme des organisations lucratives sans but », analyse Sylvie Brunel. Le remède serait pire que le mal, insiste la géographe. Vue comme le dernier rejeton d’une domination occidentale incapable de renoncer à ses pratiques néocoloniales, l’action humanitaire est incapable de planifier le développement des pays où elle intervient. Quand le développement exige une action mûrement réfléchie, coordonnant sur le temps long les différents acteurs d’un territoire, l’intervention humanitaire « est fractionnée, incohérente, de courte durée, un éternel recommencement sans vision d’ensemble », déplore Sylvie Brunel.

Les ONG, relais de la nouvelle hégémonie américaine

« Dans cet espace lisse de l’Empire, écrivent les postmarxistes Michael Hardt et Toni Negri, il n’y a pas de lieu de pouvoir : celui-ci est à la fois partout et nulle part 10 », mais pousse vers la sortie les États-nations en voie de désagrégation. L’idéologie libérale qui sous-tend les ONG a paradoxalement pu s’imposer grâce au soutien d’intellectuels venus de la gauche, désorientés par le reflux des mouvements sociaux dans les années 1970. La « dualité des pouvoirs » trotskiste, entre un Parti communiste à la proue du prolétariat et un État vendu à la bourgeoisie, a perdu en visibilité au profit d’une approche décentralisée du pouvoir. Celui-ci prolifère dans des rhizomes qui étendent leurs radicelles au mépris des frontières. Libéraux, sociaux-démocrates et postmarxistes s’entendent pour discréditer le peuple comme l’État. Et leur préférer les figures déterritorialisées de l’Empire et de la multitude des minorités en demande de soin et de reconnaissance. « Ma faiblesse est mon arme et mon droit », résume Pascal Bruckne r11. En définitive, la montée en puissance des ONG est absolument contemporaine du triomphe de l’idéologie victimaire qui se substitue au marxisme déclinant.

La rencontre entre les libéraux et une gauche antiautoritaire n’a rien de fortuit. Elle est le fruit d’une stratégie orchestrée dans les universités nord-américaines pour conjurer le déclin de l’hégémonie américaine entamée en 1975, dans le triple contexte du ralentissement de la croissance, de la défaite au Vietnam et des revendications du tiers monde. « Pour devenir hégémonique, un État doit protéger et fonder un ordre mondial universel dans sa conception […], un ordre que la plupart des autres États considèrent comme compatible avec leurs propres intérêts », écrit le géopoliticien néogramscien Robert Cox 12.

L’hégémonie américaine porte l’influence de la bannière étoilée très au-delà des capacités limitées de son État. Pour chacun sur cette terre, elle rend désirables « une nouvelle culture et une nouvelle philosophie qui prennent racine dans la conscience populaire avec la même force et le même caractère que les croyances traditionnelles 13 ». Parce que leur modèle y a été théorisé, les institutions intermédiaires que sont les ONG confèrent une centralité incontestable aux universités américaines, au détriment des centres intellectuels européens marginalisés.

Les ONG ont réduit au silence la critique tiers-mondiste de la mondialisation. Enfin, elles ont présenté sous son jour le plus aguicheur le modèle néolibéral qui a permis à la première puissance mondiale de garder son rang après 1975. Les ONG imposent un paradigme occidental sans assurer de développement substantiel dans les pays où elles interviennent. Leur déploiement traduit une rivalité entre le Nouveau Monde et la Vieille Europe. Plus que jamais, « l’aide humanitaire est la continuation de la politique par d’autres moyens que la guerre 14 ».

La Paix de Dieu, un premier interventionnisme humanitaire en réponse à l’« anarchie féodale de l’An Mil 1 »

Dès la fin du Xe siècle, en réaction à l’effondrement de la puissance publique à assurer l’ordre, la Paix de Dieu a consisté en la réunion d’assemblées publiques autour d’évêques ou de princes pour assurer la protection des indigents et promulguer des statuts de paix. La ferveur religieuse est bien omniprésente : à Charroux, en 989, les profanateurs d’église, les détrousseurs de pauvres sont menacés d’excommunication. Il s’agit avant tout de protéger l’église et ceux qui s’y réfugient. Avec le temps, la protection s’élargit : le concile d’Elne, en 1027, protège « tout homme ou femme qui se rend à l’église ou en vient ».

Réponse à l’effondrement de la Paix du roi, la Paix de Dieu trouve, dès 1096, son prolongement dans la croisade : pèlerinage sous escorte armée, défense des églises et des opprimés, les chrétiens d’Orient persécutés. Les ordres hospitaliers qui se déploient dans les États latins d’Orient y appliquent un devoir chrétien de charité qui inspire encore à l’époque contemporaine, et sensiblement sur les mêmes espaces, les ONG.

La pitié envers les victimes au centre de l’interventionnisme humanitaire

Depuis les années 1970, la victime, auparavant maintenue hors champ, occupe une place centrale par sa capacité à cristalliser de l’empathie. Dans son ouvrage Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré (2024), François Azouvi identifie trois causes à cette martyrologie contemporaine, et chacune explique le succès des ONG.

  1. La crise du marxisme à la faveur de la découverte des apories de son application. Il n’y a plus d’humanité à sauver, de grand récit à appliquer, mais, plus modestement, des victimes individuelles à protéger tant des folies révolutionnaires que de la brutalité du marché, avers et revers de l’insubmersible violence des hommes.
  2. L’aboutissement de la sécularisation. Les hommes qui désertent le culte cherchent désormais sur terre, parmi les leurs, des substituts au martyre sublime du Christ. Moins l’exemplarité divine est proposée aux hommes, plus ils trouvent dans leurs semblables les images vivantes du vrai et du bien.
  3. L’ouverture de l’« ère du témoin 6 ». Dans les années 1960, s’installe dans les débats et les tribunaux la mémoire de la déportation. Celle-ci est disputée dès la fin de la décennie par la demande de reconnaissance de « génocides » aussi bien en Palestine depuis la guerre des Six Jours de 1967 que dans les anciens territoires colonisés, comme l’illustre la guerre du Biafra de 1967 à 1970.
  1. Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.
  2. Daniel Bell, The End of Ideology, New York Free Press, 1960.
  3. Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2010.
  4. En référence au « tiers monde », expression due à l’économiste Alfred Sauvy en 1952 dans L’Observateur.
  5. Voir Bernard Hours, L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, Paris, L’Harmattan, 1998.
  6. Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Hachette, 2002.
  7. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992.
  8. Voir l’entretien avec Sylvie Brunel, « L’action humanitaire est l’exacte antithèse du développement », Conflits, no 54, novembre-décembre 2024.
  9. Entretien avec Jacques Serba (IRIS), janvier 2024.
  10. Michael Hardt, Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
  11. Pascal Bruckner, Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros, Paris, Grasset, 2024.
  12. Robert Cox, « Gramsci, Hegemony, and International Relations: an Essay in Method », Millenium. Journal of International Studies, vol. 12, no 2, 1983.
  13. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, 1948-1951.
  14. Jean-Christophe Rufin, Le Piège humanitaire, Paris, Hachette, 1993.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-3/les-ong-un-pouvoir-determinant-dans-la-globalisation.html?item_id=7951
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article