Les syndicats ont-ils encore du pouvoir ?
Au cœur du modèle institutionnel français, les syndicats de salariés connaissent, d’un côté, participation en baisse et mobilisation décroissante et, de l’autre, professionnalisation accrue de leurs représentants et développement du dialogue social. Le pouvoir syndical mute au prisme de ces tendances contrastées.
Dans la préface du Pouvoir syndical – livre à redécouvrir, paru en 1983 – Jean-Daniel Reynaud, l’un des pionniers de la sociologie des relations industrielles en France, développait que le syndicalisme, « d’abord un mouvement riche de convictions et de dévouement », était devenu « une institution fortement installée dans notre société, un pouvoir majeur dans l’équilibre des pouvoirs politiques, une partie intégrante de cet équilibre institutionnel 1 ». Il expliquait que cette situation découlait d’une solide organisation des syndicats, d’une légitimité assise sur le vote, qui a pris la relève de « taux d’adhésion modestes », du « temps de délégation payé » aux représentants syndicaux dans les entreprises et le secteur public, de la participation des militants « aux comités qui sont établis un peu partout pour consultation dans l’administration et le gouvernement 2 ». Il poursuivait qu’une « réponse originale » avait été trouvée en France au paradoxe de l’action collective (selon Mancur Olson, les individus, par calcul utilitaire, n’ont pas intérêt à s’engager collectivement 3) : « la loi des institutions obligatoires », autrement dit un droit du travail (et plus largement social) produit par l’État, qui s’impose à tous, et des procédures d’extension et d’élargissement des accords collectifs. Dès lors, le syndicalisme n’aurait pas besoin de contraindre les salariés à l’adhésion.
Cependant, selon J.-D. Reynaud, le « pouvoir syndical » était aussi en train de perdre sa spécificité. Fondé sur des « communautés volontaires », capables d’action, celui-ci tendait à se banaliser, sinon à se dissoudre dans une forme d’organisation partisane, faute de racines sociales effectives et de renouvellement, ne dépendant plus que de ses « ancrages dans les institutions » et, dès lors, « extrêmement vulnérable » et, en particulier, « terriblement dépendant de la bonne volonté des gouvernements 4 ».
Cette analyse, qui remonte à plus de quarante ans, demeure étonnamment actuelle et, plus encore, très éclairante pour comprendre la situation contemporaine des syndicats et ce qui serait leur pouvoir : avant tout des institutions, certes incontournables, juridiquement fortes (sinon redoutées), mais qui ne font plus véritablement société et, dès lors, ne sont plus constitutives d’un réseau efficace sur les lieux du travail. Les résultats des élections professionnelles dans les très petites entreprises (TPE) en décembre 2024 illustrent bien ce constat. Au-delà, c’est la capacité de mobilisation des syndicats qu’il faut interroger, mais aussi leur implication au sein de la négociation collective et de l’État social.
Misère des élections professionnelles… et des ancrages syndicaux
En France, la légitimité des syndicats a été refondée sur les résultats des élections professionnelles depuis la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, loi au titre étrange, car, non seulement, nulle part n’était définie la démocratie sociale mais, de surcroît, il était question de sa « rénovation » comme si un âge d’or avait existé. En fait, pour les deux principales confédérations syndicales françaises – CGT et CFDT – ainsi que pour les pouvoirs publics, auxquels s’étaient ralliées les organisations d’employeurs, il était temps de changer les règles de représentativité syndicale et de les asseoir sur des élections périodiques, tout à la fois pour remobiliser les équipes syndicales et, au moyen de l’introduction d’un seuil de représentativité, éliminer les plus petites organisations qui rognaient peu à peu les positions des confédérations installées, faisant éclater le paysage syndical, de ce fait de plus en plus instable. Ainsi, prenant implicitement acte des conséquences de la désyndicalisation, le vote prenait le pas sur l’adhésion pour fonder la légitimité des organisations syndicales quand, dans le reste du monde, l’engagement syndical (et les taux de syndicalisation) demeurent décisifs. Comme l’avait auguré J.-D. Reynaud, c’était assimiler la forme syndicale à celle d’un parti : les syndicats perdaient leurs spécificités sociales pour n’être plus que des organisations d’élus et de sélection de ces derniers, rendant l’action collective plus difficile, faute de relais militants suffisants.
La loi de 2008 a donc conduit à la mise en place d’une mesure de représentativité syndicale basée sur l’élection, publiée tous les quatre ans (2013, 2017, 2021, en attendant 2025). Celle-ci agrège les résultats de plusieurs scrutins, dont celui des TPE. Ce dernier scrutin a été créé pour la circonstance. Les salariés des TPE (entreprises de moins de 11 personnes) sont appelés à un vote sur sigle syndical pour déterminer la représentativité des syndicats. Cela en fait un scrutin assez artificiel. Il n’y a pas de candidats ou d’élus directs. Et, sauf exception, il n’existe pas non plus de terreau syndical pour favoriser la participation, puisque le scrutin intéresse des entreprises dans lesquelles les syndicats ne sont pas présents habituellement. Résultat : un scrutin qui n’a guère de sens pour les intéressés, même si des commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI), dépendantes des résultats de ce scrutin, ont été mises en place dans un second temps, mais leur rôle, abstrait et incompris, sinon inutile, n’a nullement permis de favoriser la participation. Bien au contraire, celle-ci n’a cessé de décliner pour atteindre le plancher de 4,07 % en décembre 2024 (soit un votant pour vingt-cinq inscrits). Ainsi, un scrutin mis en place pour refonder la démocratie sociale ne réussit à drainer que de maigres effectifs d’électeurs. Les syndicats, malgré une législation voulue par les plus importants d’entre eux, sont incapables d’amener les salariés aux urnes. Dans ces conditions, quel peut être leur « pouvoir » réel ? Comment les employeurs et l’État peuvent-ils les considérer… sauf à organiser des simulacres de concertation ? S’ensuivent des lamentations selon lesquelles les « corps intermédiaires », expression remise au goût du jour ces dernières années par des commentateurs et certaines organisations syndicales, ne seraient plus reconnus par leurs interlocuteurs et, forcément, auraient perdu en influence. Curieusement, personne ne semble voir que cette expression traduit justement le changement de sens du syndicalisme (et la cause de ses difficultés) : ce dernier serait désormais affaire de représentants, en l’occurrence de professionnels de la représentation, obéissant à des logiques propres, et non plus le monde du travail lui-même.
Lors des élections professionnelles à d’autres niveaux, la participation demeure plus forte car des implantations syndicales perdurent, même si elles tendent à se réduire. Cependant, la participation connaît un déclin continu : 59 % lors des élections des comités d’entreprise (désormais CSE) dans le secteur privé lors du cycle électoral 2017-2020, contre 64 % lors du cycle précédent (2013-2016) 5 ; 44,3 % dans la fonction publique en 2022 contre 49,8 % en 2018.
Pour s’en tenir au secteur privé, le nombre des établissements où un syndicat est présent a reculé de près d’un quart en vingt-cinq ans. En 2021, 15 % des 19,5 millions de salariés du secteur privé ont au moins trois syndicats dans leur entreprise. À l’opposé, la moitié n’en ont aucun. L’examen des résultats par tailles d’entreprises montre que l’abstention est proportionnelle au nombre des inscrits. Elle est maximale dans les grands établissements (500 salariés et plus), et c’est là qu’elle a augmenté le plus vite. C’est pourtant dans ces établissements que l’on trouve encore des syndicats. Ce n’est donc pas l’offre électorale qui favorise la participation mais la taille des collectifs concernés. En dehors de ces collectifs, les syndicats peinent à mobiliser, comme le montrent les élections des TPE, déjà évoquées. Enfin, la montée de l’abstention est particulièrement forte chez les ouvriers et les employés. Dans ce décrochement, on peut lire l’influence de deux changements fondamentaux. D’une part, la précarité et l’anomie qui touchent une proportion importante des salariés sans qualification, notamment les jeunes. D’autre part, le changement dans la relation des syndicats avec les salariés au « bas de l’échelle ». Autrefois, ces salariés étaient les principaux bénéficiaires de l’action quotidienne des délégués syndicaux, qui leur apportaient une aide dans les différends avec la hiérarchie et les collègues, ou pour améliorer leurs conditions de travail. Certes, cette fonction était peu gratifiante, mais les interventions efficaces faisaient gagner des électeurs, des adhérents et des militants. Au-delà, cela entretenait un syndicalisme « vivant », facteur d’intégration, favorisant des identités collectives et des relations sociales assez efficaces, productrices de règles endogènes et traduction du « pouvoir syndical ».
Aujourd’hui, le déclin continu de la participation électorale, pour ne pas parler des taux de syndicalisation, qui ont reculé à des niveaux très bas, a réduit cet impact des syndicats tout en technicisant leur rôle, compte tenu des évolutions de la législation sociale et de la plus forte juridicisation des relations sociales que ce processus a engendrées. Les professionnels du droit sont donc devenus les alliés indispensables – sinon le bras séculier – des professionnels de la représentation syndicale, externalisant une partie de la production des règles du champ des relations sociales.
La grève ou le dialogue ?
Les fonctions remplies par les syndicats sont nombreuses et toutes traduisent un certain pouvoir, vis-à-vis des employeurs, des pouvoirs publics mais aussi des salariés et de la population en général. On peut opposer ce qui serait une fonction « tribunitienne » à un rôle plus « consulaire ». Mais être le porte-parole des « travailleurs », formuler des revendications, protester, recourir à la grève, tout cela se combine en réalité avec la participation à différentes institutions liées à la négociation collective, dans les entreprises, les branches d’activité, les administrations, la gestion de la Sécurité sociale ou des retraites, la justice du travail, la coconstruction et l’implémentation de politiques publiques… Contrairement à une vision manichéenne des choses, ces fonctions se complètent. Il n’y aurait pas, par nature, des syndicats de la négociation (ou « constructifs ») et des syndicats protestataires (ou « forces de nuisance »). D’ailleurs, la grève ne traduit-elle pas une forme exacerbée de la négociation ?
Il n’en reste pas moins que le recours à la grève est aujourd’hui très faible. Dans le secteur privé, sur la base des dernières données disponibles (2022) 6, on peut calculer qu’elle représente 0,045 % du temps de travail (dans les entreprises de 10 salariés ou plus). Dans le secteur de la construction, c’est même près de dix fois moins : 0,005 % du temps de travail. Cela signifie que, dans ce secteur, sur la base des données de 2022, un salarié fait grève en moyenne une fois tous les 200 ans, chiffre évidemment théorique qui traduit que la plupart des salariés (et des entreprises) de ce secteur ne sont jamais confrontés à la grève.
En fait, faute d’implantations, les syndicats ont de plus en plus de difficultés à impliquer les salariés dans des actions collectives. La grève ne se décrète pas. Sa réussite nécessite l’existence de réseaux militants « vivants » et d’un certain contexte. C’est d’ailleurs pourquoi, depuis plus d’une vingtaine d’années, les syndicats privilégient la manifestation à la grève, a priori plus facile à mettre en œuvre et moins coûteuse, en matière de perte de rémunération, pour les salariés, faute d’adhésion et de garanties syndicales. Mais cette stratégie de la rue n’a pas le même impact que la grève, comme on l’a bien vu lors des manifestations, pourtant nombreuses, de 2023 contre la réforme des retraites. Elle apparaît également très aléatoire faute d’encadrement syndical des salariés.
Parallèlement, le « dialogue social » tend de plus en plus à monopoliser l’activité syndicale. Il s’agit d’inventer de nouvelles relations sociales avec pour enjeu – dans un contexte de décentralisation de la négociation collective – d’adapter le droit du travail aux entreprises, sinon de fabriquer un droit du travail « sur mesure ». Ce nouveau pouvoir syndical n’est pas sans poser question, car la démocratie sociale reste sujette à controverse, l’entreprise n’étant pas par nature un lieu démocratique. En outre, ce « dialogue » implique peu (voire pas du tout) les salariés et n’exclut pas de brusques flambées de colère de leur part : des représentants syndicaux qui n’ont pas ou peu de contacts avec les salariés d’une entreprise – autres que lors des élections professionnelles – peuvent décider de ce qui est bon pour eux. Certes, les syndicats disposent d’informateurs et d’experts, de telle sorte que, sur le papier, les accords négociés avec les employeurs sont satisfaisants. De même, la notion d’accord majoritaire, qui s’est imposée, pourrait constituer une garantie si elle impliquait la consultation effective des salariés. Pour les syndicats, il apparaît également difficile de suivre l’application des textes signés, de plus en plus nombreux. L’employeur peut ignorer les points qui ne l’arrangent pas et interpréter à sa manière les autres dispositions, tant qu’il évite l’intervention de l’administration du travail et des tribunaux. Pour l’État, le système présente aussi l’avantage d’une déréglementation progressive qui renvoie à des choix économiques et à laquelle les salariés sont censés avoir consenti par l’intermédiaire de leurs représentants.
En fin de compte, à travers le dialogue social, se sont mis en place des procédures et des mécanismes décisionnels nouveaux, jugés plus efficaces pour des transformations nécessaires des entreprises (et, plus lentement, des administrations), et responsabilisant les partenaires sociaux. La crise sanitaire a accéléré ce processus 7. Ce dialogue est le fait d’un personnel syndical professionnalisé et relativement homogène, qui partage des traits communs avec les représentants des employeurs et les politiciens. Si cette évolution n’exclut pas des réticences, les syndicats s’en accommodent dès lors que leurs moyens de fonctionnement dépendent de plus en plus de ce dialogue et des réformes qui l’encadrent. Elle n’exclut pas non plus que l’État social – selon un processus continu depuis 1967 – limite toujours plus le rôle du paritarisme, soit celui des partenaires sociaux – syndicalistes et employeurs –, au sein de ses différentes institutions : Sécurité sociale, caisses de retraite, assurance chômage, formation, aide au logement… au profit d’élites spécialisées.
- Jean-Daniel Reynaud, préface au livre de Gérard Adam, Le pouvoir syndical, Paris, Dunod, 1983, pp. V-VI.
- Ibid., p. VI-VII.
- Voir Dominique Andolfatto, Dominique Labbé, Anatomie du syndicalisme, Grenoble, PUG, 2021, pp. 12-13.
- Jean-Daniel Reynaud, op. cit., pp. X-XI.
- La seule étude sur le sujet, basée sur le big data du ministère du Travail, est celle de Dominique Labbé : « Résultats des élections professionnelles dans les établissements du secteur privé (2017-2020) », https://www.researchgate.net/publication/370683719_Resultats_des_elections_professionnelles_dans_les_etablissements_du_secteur_prive_2017-2020.
- La négociation collective en 2023 (édition 2024 ; données sur la grève datées de 2022). En ligne : https://travail-emploi.gouv.fr/le-bilan-de-la-negociation-collective-en-2023-temoigne-de-la-dynamique-du-dialogue-social.
- Voir Dominique Andolfatto (dir.), Citoyens dans la crise sanitaire, Paris, Classiques Garnier, 2023, pp. 257-281.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-3/les-syndicats-ont-ils-encore-du-pouvoir.html?item_id=7952
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