Éric WERNER

Philosophe et essayiste

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De quels pouvoirs l’individu dispose-t-il encore ?

Alors que la sphère de l’État s’étend toujours davantage et que s’accroît parallèlement la puissance des technologies de contrôle, les pouvoirs individuels voient leur champ se restreindre. Contraintes et limitations pèsent de plus en plus, tandis que les comportements tendent à s’uniformiser, et à le faire dans le sens souhaité par les autorités. Dans ce contexte, l’individu résolu et inventif, qui prend des risques, apparaît comme un contre-pouvoir, sans doute même le contre-pouvoir ultime.

Quand on pose la question de ce qui demeure des pouvoirs des individus (c’est presque une question rhétorique), on donne à penser que ces pouvoirs iraient diminuant. L’individu disposerait de moins de pouvoirs aujourd’hui qu’autrefois. À terme, ils auront même complètement disparu.

C’est ce que dit la question et, de prime abord, la réalité le confirme. En France, par exemple, la loi de programmation militaire 2024-2030, votée en 2023, comporte un article 47 prévoyant la possibilité pour l’État de réquisitionner tout ce qu’il estime lui être utile en cas de « menace actuelle ou prévisible », y compris les personnes. Si l’on ne répond pas à l’ordre de réquisition, on s’expose à une amende de 500 000 euros. On ne dira pas qu’un tel texte, en lui-même, contribue beaucoup à accroître les pouvoirs de l’individu. En fait, l’État s’attribue tous les pouvoirs 1. Mais c’est une tendance générale. Il y a de plus en plus de lois et de règlements dans nos pays, partant plus de limitations apportées aux pouvoirs de l’individu.

Toujours plus de limitations

Les causes ne manquent pas, à commencer par la complexification croissante de la vie sociale, complexification elle-même liée à d’autres facteurs, comme l’évolution technologique, l’intensification des échanges, la croissance démographique, les changements sociétaux, le dérèglement climatique, etc. Plus la société se complexifie, plus il importe de la réglementer : mais la réglementation elle-même participe de cette complexification et contribue à l’amplifier encore. L’autre partie de l’explication est d’ordre politique, elle réside dans l’appétit de pouvoir des gouvernants (libido dominandi), qui, prenant prétexte de ce qui précède, en profitent pour étendre indéfiniment leur ressort au détriment de celui d’autres groupes sociaux, et bien sûr aussi des individus. La réglementation est donc aussi voulue pour elle-même.

Au passage, on pourrait glisser une remarque d’ordre général. Dans L’Abolition de l’homme, C.S. Lewis observe que le progrès technique profite surtout aux dirigeants et très peu, en revanche, à la population dans son ensemble, sauf si les premiers en décident autrement et, concrètement, permettent à cette dernière d’en profiter elle aussi. Mais ce sont eux qui décident. En ce sens, « tout nouveau pouvoir conquis par l’homme est aussi un pouvoir sur l’homme 2 ». Loin donc d’accroître les pouvoirs de l’individu, le progrès technique contribue plutôt à les amoindrir. On le voit par exemple avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), qui jettent les bases d’une tyrannie comme il n’en a probablement jamais existé dans le passé. Il n’est pas absolument impossible de les tenir en échec (ne serait-ce qu’en s’abstenant autant que possible d’y avoir recours soi-même), mais il y faut de la motivation.

En temps ordinaire, l’individu ne se demande pas tellement quels sont ses pouvoirs en tant qu’individu. Il exécute passivement les ordres qu’on lui donne, le faisant même, le plus souvent, sans y penser. Il en va tout autrement en période de crise, quand l’État en vient à prendre des mesures dont l’utilité ou la légitimité apparaissent contestables (et sont de fait contestées). À ce moment-là, en effet, l’individu peut être tenté de ne pas exécuter les ordres qu’on lui donne. On l’a vu, par exemple, en France au cours de la crise de la Covid. Si une majorité s’est pliée de plus ou moins bonne grâce aux consignes de sortie des autorités, une fraction non négligeable de la population ne s’y est en revanche pas pliée, ou ne s’y est pliée qu’occasionnellement. Pour environ 11 % des gens, la désobéissance a même été la norme 3.

Résistance et risques

Mais le point important ici est que beaucoup de ces réfractaires n’ont pas été verbalisés. Beaucoup l’ont, certes, été, mais beaucoup aussi ne l’ont pas été. Et s’ils ne l’ont pas été, c’est qu’ils se sont arrangés pour ne pas l’être 4. Cela montre que l’individu dispose encore d’un certain pouvoir : celui, en l’espèce, de résister aux autorités. La résistance n’est pas ici ouverte, ce sont des comportements qu’on qualifiera plutôt de furtifs : mais le mot résistance n’est pas usurpé. On est ici très proche d’attitudes telles que celles décrites par l’anthropologue James C. Scott dans son livre sur les « armes des faibles » (Waepons of the Weaks), qui traite de la « résistance au quotidien » dans les sociétés paysannes 5 ; ou encore de ce que l’historien Jacques Sémelin a appelé la « résistance civile », en référence à la période de l’Occupation en France : résistance « faite de milliers de petits actes de refus », pour reprendre son expression 6.

Au niveau élémentaire, c’est au travers de « petits actes » de ce genre – petits mais d’une certaine portée quand même, puisqu’ils se situent en marge de la légalité – que se manifestent les pouvoirs de l’individu. Quand, en plus, l’individu réussit à ne pas se faire prendre, on voit mal comment il n’en viendrait pas à se demander : de quoi d’autre encore ne serais-je pas capable ? Cela étant, ce n’est pas parce qu’on dispose d’un certain pouvoir qu’on va nécessairement passer à l’acte. Il y a quantité de choses dans la vie qu’on serait capable de faire et que, malgré tout, on ne fait pas (par paresse, apathie, servitude volontaire, etc.). Il faut bien faire ici la distinction. Quand on regarde le fonctionnement d’ensemble de nos sociétés (en particulier européennes), on se rend compte que les individus seraient capables de beaucoup plus de choses qu’ils n’en font réellement.

Au-delà se pose la question des risques que l’on accepte ou non de prendre en faisant ou non certaines choses (petites ou grandes). L’individu ne dispose, certes, que de pouvoirs limités, mais suivant les risques qu’il accepte de prendre, les pouvoirs en question peuvent très bien s’agrandir. On pense ici à cette formule de Machiavel à propos du tyrannicide : « Les meurtres […] qui sont l’effet d’une résolution obstinée ne se peuvent éviter par le Prince, car tout homme auquel il ne chaut de mourir le peut bien accomplir 7. » C’est, on le sait, le cauchemar des gouvernants. Ils ont beau multiplier les précautions dans ce domaine, ils n’en feront jamais assez. On le voit en particulier quand ils se déplacent : rues barrées, triples ou quadruples cordons de sécurité, gardes du corps et tireurs d’élite à droite et à gauche, etc. Mais qui me protégera contre mes propres gardes du corps ?

Machiavel parle des meurtres « qui ne se peuvent éviter », mais il n’y a pas que les meurtres qui ne se peuvent éviter. Dans Une vérité si délicate, un de ses derniers romans, John le Carré dit de son héros, Toby Bell, un lanceur d’alerte, qu’« il incarnait la plus grande peur de notre monde contemporain : le décideur solitaire 8 ». Toby Bell s’est assigné pour mission de révéler un certain nombre de choses que le Prince cherche à garder secrètes, car elles pourraient lui nuire si elles s’étalaient au grand jour. Toby Bell n’ignore pas les risques qu’il prend lui-même en s’engageant dans cette démarche. Non seulement il met sa carrière en jeu, mais aussi sa liberté et peut-être même sa vie. Mais il reste ferme dans sa résolution : sa « résolution obstinée », pour reprendre l’expression de Machiavel. Et donc, effectivement, il fait « peur ». Normalement, c’est lui qui devrait avoir peur, compte tenu des risques qu’il prend, mais en fait c’est l’inverse : ce sont les autres qui ont peur.

La dernière scène du roman nous montre des voitures de police, toutes sirènes hurlantes, convergeant vers l’endroit, un café Internet, d’où Toby Bell vient de répandre à travers le monde les secrets en question. Il a donc réussi son coup. Sauf, maintenant, qu’il se retrouve entre les mains de la police. Au minimum, il en prendra pour vingt ans. Mais il pourrait aussi subir le sort d’un autre personnage du roman, qui, lui, a purement et simplement été assassiné (un assassinat déguisé en accident, comme il se doit). Quand on incarne « la plus grande peur du monde contemporain », on ne saurait absolument l’exclure.

Bref, encore une fois, les pouvoirs dont dispose l’individu ne sont pas une donnée fixe, ils varient en fonction du prix que chacun est prêt ou non à payer pour ce qu’il se propose ou non de faire 9. Quand vous mettez votre propre vie en jeu, il n’y a que très peu de choses que vous ne puissiez pas faire. Mais vous en payez aussi le prix.

L’inventivité nécessaire

On vient de parler de la « résolution obstinée » : celle-ci contribue à accroître les pouvoirs de l’individu ; mais elle n’est pas seule à le faire. À côté de la « résolution obstinée », il y a tout simplement aussi l’inventivité, la ruse, la débrouillardise, bref, tout ce qui fait que l’individu se révèle être différent de ce que sa simple apparence donnerait à penser, et donc déjoue les calculs à son sujet. En apparence, l’individu est faible, et d’une certaine manière il l’est, mais il compense cette faiblesse par l’inventivité. Et donc l’apparence première se révèle être trompeuse : l’individu est beaucoup plus fort qu’on ne le croirait de prime abord. Un mot grec résume bien cet écart entre la simple apparence et la réalité, c’est le mot atopos, qui signifie « sans lieu ». Platon l’applique à Socrate dans le Théétète, lui faisant dire : « Je suis atopôtatos, tout à fait sans lieu, et je m’arrange à faire en sorte que les gens soient ainsi mis dans l’embarras (aporein) 10. »

Atopôtatos est le superlatif d’atopos. Socrate est donc plus que simplement « sans lieu » : il l’est absolument, totalement. Autrement dit, il n’est jamais exactement là où l’on croit qu’il est, mais toujours ailleurs, créant ainsi des « apories ». C’est ce qui caractérise la dialectique, la méthode socratique, mais la dialectique a son équivalent sur le plan pratique avec l’inventivité. On est plus ou moins doué dans ce domaine. Mais c’est une disposition qui se cultive. Être atopos, c’est être non localisable, donc en mesure de faire des choses que les autres ne voient pas, ou ne voient qu’après coup : après qu’elles ont été faites, ni vu ni connu. On retrouve ici les réfractaires aux mesures anti-Covid. De petites choses, donc, se perdant ensuite dans l’anonymat des statistiques, mais qui, à la longue, finissent par avoir des conséquences.

Tout cela, évidemment, l’État le sait, et, évidemment aussi, lui pose problème. Il cherche des solutions. Pour une part, la solution réside dans l’extension du contrôle social (grâce aux NTIC). Néanmoins, même très performant, le contrôle social n’est jamais sans failles. Il y a toujours des failles dans le système, failles que des individus un tant soit peu inventifs repèrent vite. Il convient donc d’agir sur l’inventivité elle-même. C’est l’autre partie de la solution, à la vérité la plus importante. On est au-delà, ici, du contrôle social. Ce qui est visé, c’est l’individu lui-même. On ne le dira évidemment jamais comme ça, mais, idéalement parlant, aux yeux de l’État, c’est lui qu’il faudrait faire disparaître.

En effet, à partir du moment où il n’y a plus d’individu, par exemple parce qu’il s’est transformé en robot, en simple machine à produire et à consommer, il n’y a plus non plus d’inventivité. Une simple machine à produire et à consommer n’a jamais rien inventé. Quant à la « résolution obstinée », n’en parlons même pas.

On rappellera ici que l’individu ne vient pas de rien. Il est le point d’épanouissement d’une certaine éducation et, au-delà, d’une certaine civilisation : pour aller vite, de la paideia grecque, d’un côté, du christianisme de l’autre 11. Tout cela est aujourd’hui très menacé. Il n’est même plus sûr aujourd’hui que ce qu’on vient de dire parvienne à se transmettre. On ne peut plus en particulier compter sur l’école pour qu’elle le fasse. L’école est très clairement aujourd’hui dans la non-transmission. La sphère privée a pris dans une certaine mesure le relais, mais elle ne remplace évidemment pas l’école. La robotisation ne peut dès lors aller que s’accélérant. D’où cette constatation qui sera en même temps notre conclusion : à partir du moment où l’individu se transforme en robot, la question de savoir de quels pouvoirs il dispose encore cesse de se poser. Elle cesse de se poser pour l’ex-individu ainsi robotisé, d’une part, mais aussi, d’autre part, pour l’État lui-même, puisqu’il n’y a plus d’individus. Le problème est réglé.

  1. Voir Virginie de Araujo-Recchia, La France sacrifiée ? Réarmement et programmation militaire 2024-2030, préface de Slobodan Despot et contribution indépendante d’Ariane Bilheran, autoédition, 2024.
  2. C. S. Lewis, L’Abolition de l’homme, Romanel-sur-Lausanne, Éditions Raphaël, 2000, p. 75.
  3. Théo Boulakia et Nicolas Mariot, L’attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, Paris, Anamosa, 2023.
  4. Entre 2 % et 3 % seulement des braconniers se font, semble-t-il, attraper en France par les gardes-chasse (ibid., p. 238).
  5. James C. Scott, Weapons of the Weak. Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven, Yale University Press, 1985.
  6. Jacques Sémelin, « Introduction », in Jacques Sémelin, Claire Andrieu, Sarah Gensburger (dir.), La Résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage, ouvrage collectif, Paris, Presses de Sciences po, 2008, p. 26.
  7. Machiavel, Le Prince, chapitre XIX.
  8. John le Carré, Une vérité si délicate, Paris, Seuil, 2013, p. 58.
  9. Évoquant les auteurs d’attentats-suicides, Wolfgang Sofsky observe que « le renoncement à soi-même confère une force destructrice unique. […] On ne peut pas menacer de mort celui qui ne craint pas la mort » (L’ère de l’épouvante. Folie meurtrière, terreur, guerre, Paris, Gallimard, 2002, pp. 198-199).
  10. Platon, Théétète, 149 a. Traduction personnelle.
  11. « Les débuts de l’histoire grecque semblent inaugurer la croyance en la valeur de l’individu. Et il est difficile de ne pas assimiler cette conception originale à l’opinion – répandue surtout par le christianisme – qui veut que chaque âme représente une fin en soi d’un prix infini. » (Werner Jaeger, Paideia, Paris, Gallimard, 1964, p. 17).
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