Le déclin du « quatrième pouvoir »
Le quatrième pouvoir, dont on exagérait peut-être la portée, n’est plus. La presse et la télévision sont puissamment concurrencées et remplacées par les sites Internet, les réseaux sociaux, les plateformes, les podcasts et autres influenceurs. Algorithmes et géants du numérique recomposent les sources de l’information et de l’influence. Acteurs politiques et puissances géopolitiques s’en emparent.
Un des aspects les plus significatifs de l’élection présidentielle américaine de 2024 a été l’ampleur des moyens déployés par l’équipe de Trump dans les nouveaux réseaux de communication. Certains observateurs ont même qualifié la campagne électorale d’opération podcast. C’est ainsi que, pendant les six semaines précédant le scrutin, le candidat du Parti républicain s’est surtout exprimé par des podcasts, négligeant totalement la presse écrite et audiovisuelle, qui jouait autrefois un rôle majeur dans les campagnes électorales. Un long entretien du candidat républicain avec Joe Rogan, le très populaire opérateur de podcasts, a été écouté par des dizaines de millions d’auditeurs. On estime d’ailleurs que 98 millions d’Américains, surtout des jeunes, écoutent des podcasts chaque semaine.
En Europe, et notamment en France, on constate une évolution des usages tout à fait comparable. Des facteurs économiques d’abord, culturels ensuite ont provoqué une crise durable des médias traditionnels, qu’on qualifiait au siècle dernier de « quatrième pouvoir » en raison de leur rôle dans le débat politique et économique. Ils peinent aujourd’hui à survivre face à une multitude de supports numériques diffusant, à chaque instant, des centaines de milliers de messages, dont bien peu émanent de professionnels de l’information. Il n’est pas surprenant que les politiques aient fini par tirer les conséquences de cette évolution qui transforme les équilibres entre les divers moyens d’atteindre et de convaincre les électeurs.
La presse face à la révolution numérique
À la fin du XXe siècle, l’arrivée d’Internet semblait pourtant offrir des perspectives de développement et donc de puissance inespérée pour la presse. Grâce à l’ubiquité du Web, celle-ci pourrait étendre considérablement son audience et donc son influence. À partir de 1995, tous les grands quotidiens d’Europe et des États-Unis ont donc offert à la population croissante des internautes des versions numériques de leurs contenus, financées par la publicité.
Cette euphorie a été brève. Il est d’abord devenu manifeste que la publicité, ressource essentielle des journaux, pouvait se déplacer sur d’autres supports numériques purement commerciaux. Ce fut d’abord le cas des annonces classées, qui constituaient une part importante des recettes des quotidiens américains et de nombreux titres français, comme Le Figaro ou Ouest-France, et qui furent récupérées par des sites spécialisés. Ce fut ensuite la publicité de marque, absorbée par les nouvelles plateformes numériques.
Au début du XXIe siècle, en effet, on vit apparaître des sites commerciaux sachant capter l’attention du public et devenant immensément populaires. C’est ainsi que Facebook et Google, avec sa filiale YouTube, ont conquis en quelques années plusieurs centaines de millions d’internautes. Grâce à une politique sophistiquée d’algorithmes, ils se sont donné les moyens d’évaluer avec précision les goûts et les désirs des consommateurs, ce qui leur a permis de proposer aux annonceurs des publicités beaucoup plus efficaces que ce qu’offraient les médias traditionnels. Désormais, Google, Meta – propriétaire de Facebook et d’Instagram – ainsi qu’Amazon récoltent 50 % du marché publicitaire aux États-Unis et en Europe. Il n’est pas étonnant que ces trois groupes affichent des bénéfices annuels de plusieurs dizaines de milliards de dollars.
Ainsi appauvrie, la presse a dû affronter un bouleversement irréversible des pratiques culturelles. En quelques décennies, Internet est devenu un instrument majeur d’information. On estime que les deux tiers des Français se connectent aux réseaux sociaux, grâce notamment aux smartphones, détenus par plus de 90 % de nos concitoyens. Si les plus de 65 ans restent fidèles aux médias traditionnels – seuls 29 % font appel aux réseaux sociaux pour s’informer –, il n’en va pas de même pour les moins de 35 ans, qui sont 56 % à les utiliser. Si on observe l’évolution des usages sur les dix dernières années, on constate qu’en prenant de l’âge, les plus jeunes ne modifient pas leurs modes de consommation. L’avenir des médias anciens, presse écrite et chaînes de télévision, paraît donc bien compromis.
Le paysage de l’information, des influences et des pouvoirs en 2025
Le trait le plus frappant est l’extrême fragmentation du monde de l’information en fonction des âges et des supports, une situation qui contraste de manière très significative avec celle du siècle dernier, marquée par la domination exclusive de la presse écrite et de quelques grandes chaînes de télévision.
Cette fragmentation se présente à des degrés différents en fonction des générations. Non seulement les moins de 35 ans délaissent les journaux et la télévision linéaire (traditionnelle), mais ils accordent une confiance croissante aux réseaux sociaux, à hauteur de 42 %, contre 8 % pour les plus âgés.
Par ailleurs, et c’est le phénomène le plus marquant de la dernière décennie, la notion même de réseau social a subi une profonde transformation. Il y a encore dix ans, quelques plateformes – Facebook, Twitter, YouTube – dominaient de manière presque exclusive le marché de l’information numérique, en concurrence seulement avec les applications des journaux et des chaînes de télévision.
Aujourd’hui, le paysage est beaucoup plus complexe, ce qui rend malaisée la mesure des influences respectives d’une multitude d’acteurs.
Tout d’abord, les applications des médias ne sont pas parvenues à s’imposer. On estime qu’à peine 20 % des internautes les consultent, et leur audience a tendance à décliner, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. De même, le niveau des abonnements payants à des médias sur Internet reste faible. En France, à peine 11 % des usagers y ont recours. La préférence pour la gratuité domine donc chez les consommateurs, ce qui pénalise encore plus les journaux cherchant à se financer sur le Web.
Parallèlement, les plateformes se sont multipliées. Les autorités de Bruxelles évaluent à une quarantaine le nombre de plateformes bénéficiant d’une audience de plus de 45 millions d’internautes au sein de l’Union européenne. Or, ces nouveaux supports sont soit l’émanation de réseaux complotistes, comme ce fut le cas de QAnon, soit des plateformes, comme Discord ou Reddit, qui mêlent, sans véritable contrôle, sites de jeux, nouvelles, boucles d’usagers échangeant leurs émotions et leurs passions. La caractéristique de ces nouveaux objets numériques est qu’ils visent avant tout à capter une part du marché publicitaire. Ils sont donc peu regardants sur les contenus qu’ils diffusent et les opérations de manipulation émanant de pays étrangers ou de complotistes nationaux.
Il n’en va pas de même pour les géants du numérique, tels que Meta et Google, qui ont le souci de sauvegarder une certaine respectabilité pour défendre leur image internationale. Un cas à part est celui de TikTok, la plateforme filiale du groupe chinois ByteDance née il y a dix ans et qui a maintenant plus d’un milliard d’abonnés. Ce succès étonnant, fondé sur l’utilisation intensive de la vidéo en direction des jeunes, la place au même niveau de notoriété que Facebook ou Instagram. En revanche, les dirigeants de TikTok se soucient peu de la fiabilité de son contenu alors que, dans le monde, 16 % des 18-25 ans déclarent s’informer sur TikTok.
Un autre mode de communication a acquis une grande importance, ce sont les messageries WhatsApp et Telegram. Leur caractéristique est qu’elles ne sont pratiquement pas surveillées et qu’il est possible, en particulier sur Telegram, de constituer des boucles de dizaines de milliers d’internautes qui échangent en permanence des opinions et des informations souvent biaisées et jamais vérifiées. Fondé par un citoyen de Saint-Pétersbourg et très populaire en Russie, Telegram est devenu une des principales sources d’information sur le conflit russo-ukrainien. On estime que, dans l’ensemble des pays d’Europe et d’Amérique du Nord, 14 % des moins de 25 ans utilisent Telegram comme seul moyen d’information.
Enfin, et plus récemment, les podcasts occupent une place croissante au sein du marché de l’information, et, là encore, le meilleur côtoie le pire, compte tenu de l’extrême diversité de l’offre.
Au sein de ce système devenu totalement anarchique et ouvert à toutes les initiatives, on a vu une nouvelle catégorie d’intervenants prendre de plus en plus d’importance, ce sont les influenceurs. Ces individus animent les réseaux numériques pour promouvoir des produits ou des services les plus divers, mais un certain nombre d’entre eux, qui ne sont absolument pas des journalistes professionnels, se sont engagés dans l’information. En France, le cas le plus célèbre est HugoDécrypte. Il dispose de 3,14 millions d’abonnés sur YouTube et de 6,7 millions sur TikTok, une audience que les médias traditionnels lui envieraient. Aux États-Unis, le podcaster Joe Rogan est suivi par 19,1 millions de personnes sur YouTube. Il est clair que, dans tous ces cas, aucune des règles d’un journalisme responsable n’est respectée.
Rejet des médias traditionnels et exigences nouvelles
La force des médias traditionnels, au siècle dernier, tenait à ce que non seulement ils bénéficiaient d’un monopole de fait sur la diffusion de l’information, mais qu’ils avaient une forte crédibilité qui leur permettait d’influencer leurs lecteurs et téléspectateurs et donc de peser sur les choix électoraux, ce qui leur valait d’être qualifiés de « quatrième pouvoir ».
Aujourd’hui, il n’existe plus aucune règle de conduite, et l’usager est confronté à une situation nouvelle marquée par l’absence de repères. Il en résulte à la fois des manifestations de rejet et la formulation d’exigences nouvelles.
Le rejet de l’information est un phénomène mondial qu’illustre chaque année le rapport Reuters sur l’état de l’information numérique dans 45 pays, qui fait référence en la matière 1.
C’est ainsi qu’entre 2015 et 2024, la proportion de personnes très intéressées par l’information est passée de 70 % à 32 % au Royaume-Uni, de 74 % à 55 % en Allemagne et de 59 % à 36 % en France. Cette évolution a plusieurs causes. Il s’agit d’abord, de l’aveu de nombreuses personnes interrogées sur ce point, de la conséquence d’une forte angoisse face à une actualité de plus en plus inquiétante. Le conflit russo-ukrainien est fréquemment cité.
Il s’agit aussi d’une forme de rejet résultant de la multiplication des messages et des alertes émanant d’une multitude de réseaux sociaux et de messageries. Celles-ci jaillissent en permanence sur le smartphone et donnent à l’usager un sentiment de harcèlement, en fort contraste avec la lointaine époque où l’information était limitée au quotidien du matin et au journal télévisé de la soirée. Toutefois, cette lassitude évolue en fonction des âges : 60 % des moins de 35 ans l’éprouvent contre 38 % pour les plus de 65 ans.
Le rapport Reuters a poursuivi son enquête en demandant aux internautes ce qu’ils souhaitent pour améliorer l’offre d’information. Les réponses, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, convergent sur la nécessité de donner la priorité aux articles expliquant la situation de la société et du monde et restituant le contexte des nouvelles, qui sont assénées trop brutalement pour être vraiment utiles. De même, et surtout chez les jeunes, il y a une demande de traitement de sujets d’actualité positifs qui nourrissent l’espoir d’un monde meilleur.
La question qui se pose aujourd’hui, face à ce nouveau paysage, est de savoir où se trouve le pouvoir d’influence, celui qui était exercé autrefois par les médias traditionnels.
Ce rôle est incontestablement repris par les médias sociaux, plateformes numériques, messageries et podcasts. Il suffit pour s’en convaincre d’observer le comportement des politiques et de certains acteurs internationaux. Depuis une dizaine d’années, particulièrement aux États-Unis, les campagnes électorales se mènent dans une large mesure sur YouTube, Instagram ou TikTok et aussi par les boucles de Telegram. Au cours de la présidentielle américaine de 2024, Elon Musk, fidèle soutien de Donald Trump et propriétaire de X, ex-Twitter, en a largement profité en saturant sa plateforme de messages en faveur du candidat et hostiles à ses adversaires. En revanche, les débats télévisés entre candidats, qui constituaient autrefois l’étape majeure d’une campagne présidentielle, ont beaucoup perdu de leur importance. Il n’y en a eu qu’un seul en 2024.
Sur le plan international, des pays comme la Russie, la Chine ou l’Iran ont compris l’intérêt d’influencer les citoyens des pays occidentaux en faisant circuler de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux. Leur but est de créer un climat de méfiance à l’encontre des pouvoirs démocratiquement élus en produisant des milliers d’articles alarmistes, piratant parfois les sites de journaux de référence comme Le Monde ou le New York Times afin d’accroître leur crédibilité. La guerre en Ukraine a été un autre prétexte pour des interventions russes. En 2022, les agents du Kremlin ont créé en France sur Telegram 1 856 chaînes diffusant 8 millions de messages.
Il reste à voir quelles sont les conséquences de cette prolifération numérique. La transformation extrêmement rapide du mode d’information du public a entraîné un certain désarroi qui a affecté la confiance des usagers. L’enquête de Reuters montre que la confiance dans les médias reste limitée. Pour l’ensemble des pays concernés, elle se situe à 37 % pour les moins de 35 ans et à 42 % pour les plus âgés. La demande du public porte sur des objectifs précis : la transparence sur les sources des nouvelles, la qualité du travail journalistique, l’absence de préjugés à l’encontre des diverses catégories de la population. Pourtant, cette réaction, saine en apparence, ne débouche pas sur une évolution de la consommation des nouvelles. Les réseaux sociaux les moins fiables continuent à prospérer et les moins de 35 ans continuent à favoriser les influenceurs au détriment des journalistes professionnels.
Ce constat ne doit pas déboucher sur l’abandon d’une information de qualité. Le quatrième pouvoir des médias, dont on a d’ailleurs beaucoup exagéré l’importance, n’existe plus. En revanche, il existe une demande, même minoritaire, pour des nouvelles vérifiées et hiérarchisées sur les supports numériques. La satisfaire constitue un enjeu majeur pour les journalistes mais aussi pour les éducateurs, les politiques et les juges.
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