Les contre-pouvoirs des travailleurs
Les contre-pouvoirs organisés collectivement par le droit du travail, pour les salariés, déclinent. Les grèves sont limitées. La représentation pâtit de la faiblesse du dialogue social. Extension du télétravail et nouvelles attentes des travailleurs recomposent, pour nombre de fonctions, les équilibres du pouvoir dans les entreprises. Les indépendants voient, de leur côté, s’accroître leurs potentiels contre-pouvoirs. Pour tous, le recours aux droits fondamentaux devient une ressource pour contester et influer.
La présentation de la table ronde intitulée « Les contre-pouvoirs ont-ils encore du pouvoir ? » de la Rencontre des entrepreneurs de France du 27 août 2024, organisée par le Medef, affirme que, « fragilisés dans une société de plus en plus fragmentée, les contre-pouvoirs sont à la peine dans la plupart des sociétés libérales ». Cette affirmation s’applique probablement aux organisations syndicales françaises de salariés 1.
Les contre-pouvoirs des personnes qui, selon la définition européenne des travailleurs, « accomplissent pendant un certain temps, en faveur d’une autre personne et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elles touchent une rémunération » ne se limitent toutefois pas à l’activité des syndicats.
Le travailleur salarié entre dans la sphère des intérêts de son employeur, qui dispose d’un pouvoir de gestion économique dont la source est le droit de propriété et la liberté d’entreprendre 2. Aussi, par le contrat de travail, l’employeur exerce sur le salarié un pouvoir privé (l’autorité) qui se traduit par des normes internes à l’entreprise s’imposant au salarié, et un pouvoir disciplinaire s’exerçant sur celui qui ne se plierait pas aux ordres ou directives ou encore qui n’accepterait pas les orientations, les méthodes, voire l’esprit de l’entreprise (sa « culture »).
Les contre-pouvoirs de ces travailleurs se manifestent au moyen du droit du travail, juridicisation par strates historiques, en réponse à des mouvements spontanés de protestation ou fruit d’une politique volontariste en faveur des salariés.
Ces contre-pouvoirs légaux reflètent une certaine organisation du travail dans laquelle des individus sont regroupés principalement dans un même lieu de travail, dans le respect d’un horaire collectif, avec un fonctionnement fondé sur une division du travail, une stricte définition des objectifs, des tâches et de l’autorité de chacun et dotée d’une structure hiérarchique de contrôle (I).
L’organisation du marché, du travail, et de celui des biens et des services a évolué, tout comme l’organisation des réponses aux demandes des marchés. Apparaissent dès lors ou semblent émerger des contre-pouvoirs jusqu’alors inédits, parfois inclassables (II).
I. Des outils classiques de contre-pouvoir du travailleur
L’objet des règles est d’encadrer et de structurer à la fois les pouvoirs des travailleurs tout comme l’autorité patronale, qui n’est pas remise en cause mais canalisée : l’exemple typique en est certainement la réglementation du pouvoir disciplinaire de l’employeur. Régulièrement évoquée, la participation à la décision dans l’entreprise, contre-pouvoir fondamental, reste embryonnaire (A). Nés de la pratique, puis encadrés par le droit des relations professionnelles, certains contre-pouvoirs collectifs ont prospéré mais n’en restent pas moins limités de facto ou de jure (B).
A. De faibles contre-pouvoirs dans la gestion de l’entrepriseNi la cogestion d’établissement – au niveau de chaque unité de production avec un droit de codécision pour la représentation élue du personnel – ni la cogestion d’entreprise, qui met à égalité les représentants des salariés et les représentants des actionnaires dans les instances économiques de l’entreprise – en donnant toutefois l’avantage aux représentants des actionnaires en cas de blocage –, n’ont jamais pu s’imposer en France.
L’admission des salariés dans les organes de direction n’est conçue que comme une participation à la prise des décisions sans influence véritable sur celles-ci. Il a ainsi été instauré, en 1983, une cogestion minoritaire, qui impose, dans le secteur public et nationalisé, des représentants élus des salariés aux conseils d’administration dans la proportion d’un tiers. De même, instaurée à titre facultatif en 1986, la fonction d’administrateur salarié relève plus du symbole que d’un partage de pouvoir décisionnel : réservée aujourd’hui aux entreprises de plus de 1 000 salariés, leur présence se limite à un ou deux.
À leur apogée à partir de 1982 – résultat d’une loi Auroux –, le législateur a depuis lors réduit les pouvoirs des représentants élus du personnel en supprimant notamment le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail et en restructurant les pouvoirs du comité social et économique (CSE). La multiplication des obligations d’information qui pèsent sur l’employeur au profit des représentants de salariés encadre le dialogue au sein du CSE mais n’accroît pas les pouvoirs des élus sur l’entreprise. Ils sont simplement consultés. L’avis négatif du CSE n’a, dans la majorité des cas, que peu d’impact : la phase la plus importante étant la consultation elle-même et les échanges qu’elle engendre. Les thèmes nécessitant un avis positif du CSE avant la décision de l’employeur, donc une cogestion, sont, dans le Code du travail, rares 3.
B. Des contre-pouvoirs déclinants ou vidés de leur substanceIl s’agit en premier plan du droit de grève – « cessation collective, concertée et totale du travail en vue de présenter à l’employeur des revendications professionnelles » –, entendu comme un droit individuel de chaque salarié assorti d’une immunité lorsqu’il est exercé, sauf « faute lourde ». Cette « rétention de travail », pouvoir de nuisance à l’activité économique, a changé de fonction : originellement orientée vers un avenir actif, la reprise du travail après satisfaction des revendications professionnelles, elle est devenue un moyen d’amélioration des conditions financières de la perte d’emploi dans des entreprises privées en restructuration ou dans des secteurs en difficulté. Elle n’impacte pas ou peu la décision économique du propriétaire des moyens de production. Paradoxalement, alors que le législateur a, au nom de la conciliation de ce droit fondamental avec la nécessité d’assurer certains services considérés comme essentiels, encadré son exercice, la grève ne semble rester un instrument de revendication professionnelle que dans les services publics ou du transport, dont l’efficacité diminue toutefois proportionnellement à l’acceptation des usagers de ces services.
Pareillement, l’outil de détermination d’un contenu commun des contrats de travail au niveau d’une branche professionnelle au moyen de la convention collective conclue entre organisations professionnelles est en déclin. Le législateur, en affirmant comme principe la primauté, sauf dans certains cas précisément circonscrits, de la convention ou de l’accord d’entreprise même moins favorable sur l’accord de branche, a consacré l’affaiblissement du pouvoir de négociation de branche entamé avec la loi Auroux sur la négociation collective en 1982 et parachevé par les ordonnances Macron de 2017. Il en résulte une perte de pouvoir d’influence des salariés sur les conditions de travail au niveau d’un même secteur professionnel.
Plus encore, à la multiplication, depuis 1982 encore, des normes légales ou réglementaires encadrant le déroulement de la négociation collective s’est ajoutée la multiplication des règles sur le contenu des accords collectifs. Couplés à la tendance des partenaires sociaux à se tourner vers l’État dans le champ social, l’autonomie des partenaires sociaux et, dès lors, les pouvoirs des négociateurs représentant les salariés se sont réduits. L’exemple presque caricatural en est l’accord collectif de mise en place de garanties collectives minimales de frais de santé, quasiment entièrement régi par un cahier des charges réglementaire ne laissant qu’un pouvoir résiduel de discussion aux négociateurs dans l’entreprise.
II. De nouveaux contre-pouvoirs des travailleurs ?
Le désir croissant de flexibilité, tout en réduisant le coût du travail et une partie du risque entrepreneurial, a été le moteur de l’essor récent de différentes formes de travail qualifié d’« atypique » : travail intérimaire, travail à temps partiel et emploi à durée déterminée, auxquels s’ajoute le travail via une plateforme numérique. Il y a multiplication des formes du salariat, mais également une individualisation de la rémunération : c’est la segmentation. La progressive désindustrialisation de l’économie française s’est accompagnée d’une accentuation de sa tertiarisation, remplaçant les emplois d’ouvriers qualifiés par des emplois très diversifiés dans le secteur tertiaire, notamment dans la logistique et ce qui est désigné par le « care ».
S’y ajoutent l’annualisation, l’instauration du juste-à-temps et de la rotation des tâches, l’accroissement de la polyvalence, l’apprentissage continu, l’enrichissement des tâches favorisant le travail en équipe, les démarches de « qualité totale », la polyvalence avec la rotation des tâches, le raccourcissement des lignes hiérarchiques intermédiaires favorisé par l’essor de ces changements organisationnels mais également des capacités de contrôle individualisé et permanent qui ont modifié les rapports de subordination.
Pareillement, la large diffusion du télétravail remet en cause le regroupement sur un même lieu de travail, élément central de fixation des contre-pouvoirs des salariés tels que structurés par le législateur.
Plus encore, l’élévation généralisée du niveau d’éducation génère l’évolution des attentes, parfois dans des sens opposés, des différentes générations vis-à-vis du travail.
A. Un rééquilibrage des pouvoirs dans certaines relations de travail ?La transformation des conditions de travail – qui, par exemple, songe à transposer certaines normes d’hygiène et de sécurité, telles celles sur la luminosité minimale du poste de travail, au travail à domicile ? – vers une individualisation conduit à de nouvelles formes de contre-pouvoirs.
Certains salariés ont, la numérisation du travail aidant à présent, le choix – au moins partiel – de leur lieu de travail, qui échappe dès lors au pouvoir d’organisation et de discipline de l’employeur. Ils sont ou deviennent « travailleurs nomades ». Le métier et les missions sont exercés dans d’autres lieux que les locaux d’une entreprise. Ils peuvent ainsi même devenir « télétravailleurs transfrontaliers » salariés ou professionnels indépendants.
Aux contre-pouvoirs collectifs déclinants des salariés s’ajoute ainsi un contre-pouvoir individuel du travailleur, réservé jusque-là aux catégories socioprofessionnelles les plus élevées.
Pareillement, invités ou incités à la mobilité, à l’adaptation et à la flexibilité, les salariés à la recherche d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle deviennent « zappeurs » dans le monde du travail. La valeur travail n’est plus nécessairement ou exclusivement le centre de l’existence, notamment des jeunes. Il en découle, pour certains salariés, un pouvoir de choisir l’entreprise dans laquelle ils souhaitent travailler en fonction de critères dont les entreprises doivent tenir compte : là où le marché du travail est tendu, le pouvoir de négociation des conditions de travail et de l’organisation du travail (par exemple en télétravail) est important.
Tout à l’opposé se situent les travaux peu qualifiés, réalisés localement, qui sont fournis sur place et en personne par l’intermédiaire d’une plateforme en ligne qui met en relation des clients et des travailleurs de la plateforme pour fournir des services tels que des livraisons, des transports ou une assistance personnelle. Cette organisation permet à de petites équipes de décideurs de piloter, grâce à une plateforme numérique, une force de travail indépendante, flexible et adaptable aux besoins en constante évolution de clients potentiels. Sous l’impulsion des pouvoirs publics, mus par la volonté d’écarter des requalifications judiciaires des contrats d’indépendants en contrats de travail, a été créé un dialogue social entre les organisations professionnelles de chauffeurs de VTC et celles des livreurs à domicile et les représentants de leurs employeurs, allant même jusqu’à organiser une administration ad hoc chargée de superviser des votes de représentativité (de facto peu courus) et la négociation de contrats collectifs sur le modèle des conventions collectives de travail. L’intervention étatique a ainsi créé de toutes pièces un pouvoir de négociation des conditions de travail pour ces catégories d’indépendants.
B. Révoltes, droits de l’homme, droit de voteAlors que les contre-pouvoirs dans la sphère du travail diminuent, les outils des travailleurs se banalisent. La cessation collective et concertée du travail – contre-pouvoir phare du salarié – est devenue l’outil de travailleurs indépendants et une réaction ou une tentative d’influencer des politiques publiques. Ne parle-t-on pas, par exemple, de « grève » des médecins libéraux pour qualifier ce qui n’est qu’un refus de vente d’un service (de soins), qui plus est pour faire pression non pas sur ceux à qui la vente est refusée (on serait alors en présence d’un boycott), mais sur l’autre partie à la négociation de contrats collectifs (les conventions médicales), dont l’objet est notamment mais pas uniquement tarifaire ?
Pareillement, des jacqueries souvent initiées puis développées au moyen de réseaux sociaux avec une mise à distance des structures spécialisées dans l’organisation et l’encadrement de processus contestataires mêlant revendications, réclamations ou protestations diverses se développent et se manifestent parfois avec violence, révélant plus qu’une colère au vu de l’agressivité déployée. L’injustice fiscale, réelle ou perçue comme telle, la cherté de la vie, la dépendance à la voiture ou un sentiment de déclassement ont, par exemple, déclenché le mouvement des Gilets jaunes, qui a ensuite fédéré d’autres revendications et qui s’est poursuivi même au-delà du moment de satisfaction des revendications initiales.
À ces difficultés ou à l’impossibilité de consommer, à l’incapacité d’entrevoir un avenir meilleur, qui constituent des tendances lourdes pour certaines catégories de travailleurs, s’ajoute un recours accru à l’institution judiciaire, où sont non seulement traités des droits des travailleurs mais aussi invoqués, de plus en plus, des droits fondamentaux (égalité des sexes, non-discrimination, atteinte à la vie privée, etc.).
Plus au fond encore, il reste au travailleur la qualité de citoyen doté du droit de vote, outil de pouvoir, outil potentiel contre le pouvoir.
- Voir la contribution de Dominique Andolfatto dans ce numéro.
- L’expression « l’employeur seul juge » synthétise l’approche de la jurisprudence formulée initialement par le célèbre arrêt Brinon du 31 mai 1956 et l’arrêt SAT de la Cour de cassation du 8 décembre 2000.
- En cas de refus par l’employeur d’un congé de formation économique, sociale, environnementale et syndicale ; pour la nomination d’un médecin du travail ; le choix entre la création d’un service autonome de santé et l’adhésion à un service interentreprises ; en cas de projet de mise en place d’horaires individualisés ; si l’employeur propose des mesures de reclassement interne avant l’expiration du délai de consultation dans le cadre d’un projet de licenciement économique d’au moins 10 salariés ; dans toutes les entreprises sans délégué syndical qui projettent de remplacer partiellement ou complètement les heures supplémentaires, majorations incluses, par un repos compensateur équivalent.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-3/les-contre-pouvoirs-des-travailleurs.html?item_id=7953
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article