Francis KESSLER

Maître de conférences à l’École de droit de la Sorbonne (Paris-I), avocat, auteur notamment de Droit de la protection sociale (2020).

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La liberté d’expression dans l’entreprise

L’organisation de la liberté d’expression dans l’entreprise s’avère complexe à l’usage. Elle doit être conciliée avec la liberté d’entreprendre. La parole du salarié peut, dans certains cas, l’exposer au risque d’une sanction propre au droit du travail pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave. Aussi, le législateur a organisé différentes formes d’expression collective dans l’entreprise.

« La liberté d’expression ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise ! » dit le slogan. Cette liberté publique individuelle est consacrée dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui proclame que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et Convention européenne des droits de l’homme de 1950 font de même.

La liberté d’entreprendre est, elle aussi, constitutionnellement garantie 1.

Le rapprochement de l’une et de l’autre liberté résulte du contrat de travail faisant de l’entreprise un employeur et de la personne un salarié placé sous subordination juridique. Aussi, l’éventuelle sanction de la liberté d’expression n’est pas généralement recherchée dans l’arsenal classique des outils de défense des attributs de la personnalité, également à la disposition de l’entreprise, telles les actions pour une atteinte au droit, à l’honneur, à la réputation : l’éventuelle sanction affectera la relation de travail.

La délicate fonction de conciliation entre le droit individuel de l’homme qu’est la liberté d’expression et l’intérêt de l’entreprise revient aux tribunaux. Cela suppose qu’un litige soit porté en justice. Ce sera le cas lorsque l’employeur, utilisant son pouvoir de discipline, corolaire de ses pouvoirs d’organisation et de direction, aura sanctionné un salarié pour tel ou tel propos et que celui-ci n’accepte pas cette sanction.

S’ajoute à cette première appréhension de l’expression individuelle dans l’entreprise la reconnaissance légale de formes collectives de paroles et d’écrits, censées permettre à ceux qui sont, par définition même, dans un état de subordination juridique, de pouvoir défendre leurs intérêts. Cette seconde sphère est légalement balisée par des droits fondamentaux mais qui sont plus flous. Ainsi, le préambule à la Constitution française de 1946 a élevé au rang de « droits particulièrement nécessaires à notre temps » le droit de grève, la liberté syndicale et la participation « par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Ces moyens d’expression des salariés ont été organisés par le législateur, à de grands moments de l’histoire sociale contemporaine – 1936, 1945-1946, 1968- 1969, 1981-1982 – en un millefeuille d’institutions.

La liberté individuelle d’expression

L’expression des salariés est d’abord une liberté publique traitée comme telle. Le développement des réseaux sociaux, blogs, podcasts, sites personnels a relancé quelques débats là où les chemins semblaient sinon limpides du moins bien balisés.

D’abord dégagé par le Conseil d’État dans son arrêt Corona du 1er février 1980, repris par étapes par le législateur, l’actuel article L. 1121-1 du code du travail fixe l’étalon à partir duquel sont analysés les litiges. « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché », nous dit la loi.

La célèbre arrêt Clavaud de 1988, dans l’affaire d’un salarié licencié suite à une interview accordée au journal l’Humanité sur les conditions de production dans son entreprise, a précisé la sanction d’une atteinte à la liberté d’expression : nullité pure et simple de la mesure patronale prise à l’encontre du salarié. Cette dernière mesure figure aujourd’hui dans l’article L. 1132-4 du code du travail : un salarié illégalement évincé de l’entreprise peut ainsi saisir le juge des référés prud’homal, et obtenir – en urgence – une ordonnance de réintégration dans son poste.

Le droit à la libre expression du salarié est d’abord un droit de critique. Encore faut-il que la critique soit en lien avec l’activité professionnelle et les conditions de son exercice.

Bien entendu cette liberté n’est pas totale : un abus de la liberté d’expression peut aboutir à une sanction disciplinaire du salarié, à un blâme, un avertissement, voire une mise à pied et un licenciement.

Mais qu’est-ce qu’un abus ? Les juges ont dégagé trois éléments permettant d’apprécier, selon eux, le caractère injurieux, diffamatoire ou excessif des propos d’un salarié dans l’entreprise. Ils examinent, d’abord, le contexte dans lequel le salarié s’exprime. Puis, ils mesurent le cercle de diffusion de ses propos. Enfin, ils relativisent l’ensemble des propos tenus selon le but (privé ou professionnel) recherché par le salarié. Les solutions n’en restent pas moins casuelles. Un auteur a pu constater une plus grande acceptation des abus par les tribunaux de première et de deuxième instance, alors que la Cour de cassation est plus réticente à admettre l’abus 2.

L’injure est assez facilement identifiable dans la formulation même des propos, et la diffamation clairement définie par le droit pénal 3. Restent les propos « excessifs », qui concentrent l’essentiel de la difficulté. D’autant plus que la grille d’analyse des juges est en constante évolution, l’abus d’hier n’étant pas celui d’aujourd’hui.

Ainsi, la liberté d’expression, dans le cadre de la vie privée, peut devenir abus de liberté d’expression dans l’entreprise. Les décisions rendues depuis plusieurs années à propos de correspondances électroniques le montrent à qui veut le voir. Par exemple, il a été jugé que le courriel adressé par une assistante à une personne extérieure à l’entreprise à partir de la messagerie professionnelle du président-directeur général, contenant des remarques de nature à déconsidérer les personnes de l’entreprise, ne revêt pas un caractère privé. En revanche, il a été retenu que le courriel envoyé par le salarié, à partir de sa messagerie personnelle, en dehors du temps et du lieu de travail, à l’adresse électronique personnelle d’un collègue de travail, présente un caractère privé qui ne peut être sanctionné par l’employeur.

Ainsi, le paramétrage du compte Facebook du salarié devient un critère d’appréciation de l’abus de la liberté. Ont été considérés comme une cause réelle et sérieuse de licenciement les propos injurieux d’un salarié sur un mur Facebook en accès libre. De même, est justifié le licenciement pour dénigrement, en raison, notamment, du degré de confidentialité insuffisant des paramètres dudit compte qui a été considéré comme étant public et non privé. Dans un sens inverse, par un arrêt du 12 septembre 2018, la Cour de cassation a confirmé l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement pour faute grave notifié à une salariée qui avait dénigré son employeur sur son compte Facebook. Les propos n’avaient été diffusés qu’à un cercle restreint de 14 personnes : ils avaient un caractère privé.

Ces décisions de justice montrent la difficulté qu’il y a à préserver l’équilibre entre le respect de la liberté d’expression, la loyauté des salariés envers leur employeur et la protection de la réputation de l’entreprise.

Certains salariés peuvent, de plus, bénéficier de la protection accordée aux lanceurs d’alerte. Celui qui dénonce des actes illicites ou suspectés de l’être dans l’entreprise, tel des actes de harcèlement, bénéficie d’une protection. Les éventuelles sanctions dont il ferait l’objet sont nulles.

L’expression collective des salariés

La reconnaissance comme principe particulièrement nécessaire à notre temps du droit de grève par le préambule de la Constitution de 1946 structure aujourd’hui encore ce moyen d’expression des salariés. Il est, lui aussi, gouverné par le principe de la licéité de la grève. Rare exception : la grève politique est illicite car elle n’exprime pas une revendication à laquelle l’employeur peut répondre.

Le droit français connaît au niveau de l’entreprise trois autres moyens d’expression des salariés.

Tout d’abord, le délégué syndical d’un syndicat représentatif ou le représentant de la section syndicale d’un syndicat non représentatif. Leur mission est de formuler des propositions, des revendications ou des réclamations liés aux « intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu’individuels » des salariés. La liberté syndicale permet aux organisations syndicales de déterminer librement le contenu de leurs affiches, publications et tracts, sous la seule réserve de l’application des dispositions relatives à la presse. Pour autant, le droit à la libre expression syndicale est une valeur relative qui doit prendre en considération des intérêts antagonistes ou parallèles, ceux de l’entreprise comme ceux des salariés. Ainsi, pour le Conseil constitutionnel, d’une part, la diffusion de l’information syndicale sur l’outil informatique de l’entreprise doit être compatible avec le bon fonctionnement du réseau informatique de l’entreprise et ne pas entraver l’accomplissement du travail. D’autre part, les modalités de cette diffusion doivent préserver la liberté de choix des salariés d’accepter ou non un message tout en assurant le respect des libertés tant de l’employeur que des salariés.

Autre porte-parole des salariés dans l’entreprise, le conseil social et économique a « pour objet d’assurer une expression collective des salariés, permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l’évolution économique et financière de l’entreprise, à l’organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production ».

Cette dualité de canaux d’expression auprès de l’employeur des salariés ne connaît pas d’équivalent en Europe.

Enfin, tous les salariés, y compris l’encadrement de l’entreprise, « bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail » 4 sans que « les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l’exercice du droit d’expression ne puissent motiver une sanction ou un licenciement ». Cette innovation de la loi du 4 août 1982, considérée en son temps comme l’émergence du « collectif salarié au sein de l’entreprise » et comme une « réappropriation progressive du travail et de l’espace » 5, n’a pas eu le succès escompté. « L’ordonnance Macron » de septembre 2017 en a fait un sous-ensemble de la négociation portant sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail 6.

Finalement, peut-on parler de censure dans l’entreprise ? Les cas portés en justice, qui constituent le corpus d’analyse du juriste, traitent de violences verbales ou écrites individuelles qui peuvent déclencher la sanction de l’employeur au nom du pouvoir de discipline dont il dispose au moyen du contrat de travail. En ces cas, les tribunaux font prévaloir la liberté d’expression du salarié, sauf abus. La législation du travail a structuré une expression par des représentants qui fonctionne. Par contre, l’expression collective directe institutionnalisée par le code du travail n’a pas trouvé sa place, inadaptation de l’outil probablement plus qu’autocensure.

  1. La liberté constitutionnelle d’entreprendre procède de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »
  2. Grégoire Loiseau, « La liberté d’expression du salarié », Revue de droit du travail, no 6, 2014, p. 396.
  3. La diffamation est définie comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».
  4. Articles L. 2281-1 et suivants du code du travail.
  5. Jacques Le Goff, Du silence à la parole : droit du travail, société, État (1830-1985), Calligrammes, 1985.
  6. Article L. 2281-5 du code du travail, ordonnance 2017-1386 du 22 septembre 2017.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-6/la-liberte-d-expression-dans-l-entreprise.html?item_id=5745
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