Emmanuel PIERRAT

Avocat, conservateur du musée du Barreau de Paris, auteur notamment de Nouvelles morales, nouvelles censures (2018).

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La privatisation de la censure

Ce n’est plus l’État qui censure. Les restrictions de la liberté d’expression sont réclamées et activées par divers groupuscules et ligues de vertu. Le risque d’attaques et de condamnations met des réputations et des sommes substantielles en jeu. Produire des idées, de l’art et, en particulier, des livres nécessite de plus en plus souvent un avocat.

La forme la plus virulente de la censure moderne n’est plus étatique : la répression de la liberté d’expression s’est, comme le reste de la société, largement privatisée. Les ciseaux d’Anastasie sont désormais manipulés à coups d’initiatives privées.

La censure vient du privé

Les ligues de vertu pullulent, de tous bords, sous forme d’associations. Certaines ont des buts vénérables (« défendre la liberté d’expression ») et ne s’en retrouvent pas moins à fustiger les journalistes, les artistes et les écrivains en correctionnelle aux motifs qu’ils flirteraient avec la haine raciale, le sexisme ou l’homophobie. Elle demandent en outre souvent plus de dommages-intérêts que d’interdictions, car elles savent que frapper au porte-monnaie reste l’attaque la plus efficace contre la liberté d’expression.

Dès 2002, des associations antiracistes se sont donc inscrites aux côtés de la Ligue islamique mondiale pour demander la condamnation de Michel Houellebecq, et ce alors que l’État a choisi de ne pas demander de condamnation mais a abondé dans le sens de la défense de la liberté d’expression.

D’autres organisations (Promouvoir, l’Agrif, l’Enfant bleu, etc.) sont souvent des cache-sexe, dans tous les sens du terme, des officines officielles de l’extrême droite ou de l’intégrisme catholique (toujours vigilant lui aussi, malgré et en raison d’un clergé défaillant). Ce sont, en vrac, un roman d’Agota Kristof, la bande dessinée Les Passagers du vent, l’exposition d’art contemporain « Présumés innocents » et tant d’autres qui ont été ainsi traînés en justice ou inquiétés par la police, en ce début de millénaire, à la seule instigation de groupuscules.

Les particuliers également (stars ou simples quidams) veulent défendre leur intimité, malmenée par les biographies non autorisées ou dans les autofictions. Et les entreprises comme les capitaines d’industrie s’en mêlent, surtout quand la Bourse surveille leur image, véhiculée fugitivement par la presse mais pérennisée par le livre, même celui que les libraires retournent, par cartons d’invendus, après seulement quelques semaines.

L’ambiance est à la dénonciation, de tous les pervers, des assassins, des déviants, de leurs livres et de leurs forcément juteux bénéfices.

L’argent donne une connotation encore plus privée, voire « capitaliste », à cette mêlée. Car, nonobstant le peu de cas où l’emprisonnement est ordonné, la palette des sanctions à la disposition des juges contemporains est encore assez dissuasive, puisqu’elle va de l’interdiction pure et simple à la suppression de paragraphes, de l’amende aux dommages- intérêts. Or, la privatisation de la censure est complète puisque les sanctions demandées sont, pour la plupart, économiques. L’interdiction en tant que telle est peu sollicitée. Pareille demande est de nos jours de mauvaise politique (tout est affaire de communication dans un monde entièrement privatisé), ne rapporte pas plus de publicité que l’annonce du procès (mieux vaut un bon communiqué à l’AFP qu’une obscure victoire au tribunal) et s’avère moins rentable que l’obtention de dommages-intérêts. « Au mieux », les poursuivants demanderont presque à demi-mot le retrait d’un simple passage, ce qui, en pratique, revient pour l’éditeur à recommencer entièrement la fabrication du livre ou du journal poursuivi, et donc à ne pas le ressortir de l’oubli et du gouffre financier dans lequel le seul rappel des exemplaires invendables l’aura englouti.

Offenses et préjudices

Le regretté Ruwen Ogien, chercheur et auteur notamment de Penser la pornographie et de la Liberté d’offenser : le sexe, l’art et la morale, publiait le 4 février 2015 une tribune dans le Monde intitulée « Aux juges d’établir la distinction entre les offenses et les préjudices ». Il s’interrogeait : « Quelle est la valeur morale des lois qui protègent la liberté d’expression en France si elles sont construites selon un principe qui exprime à lui seul toute l’injustice : “Deux poids, deux mesures” ? […] Les philosophes se posent ces questions depuis longtemps. La meilleure réponse qu’ils ont donnée, à mon avis, consiste à distinguer aussi clairement que possible les offenses et les préjudices. Les offenses sont des paroles, des images, des actes qui choquent ou scandalisent des individus particuliers sans toutefois leur causer de dommages concrets (des atteintes aux biens, aux personnes, à leur réputation ou selon certaines interprétations récentes à leur “dignité”). Ce qu’on appelle “préjudice” par contraste avec les offenses, ce sont précisément des paroles ou des actes qui causent des dommages concrets à des individus particuliers. »

Et le penseur d’ajouter : « Une grande partie des œuvres d’art novatrices ont profondément choqué sans nuire à qui que soit en particulier – à part à leurs auteurs. Le célèbre Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet pourrait servir d’exemple. Les scientifiques qui défendent les idées de Darwin relatives à la longue évolution des espèces choquent certainement les créationnistes pour qui la division des espèces est l’œuvre instantanée d’un être tout-puissant. Cependant, il serait absurde de prétendre que ces scientifiques cherchent à faire du mal aux créationnistes, à leur causer des torts concrets. Il se peut qu’ils offensent les créationnistes mais on ne peut pas dire qu’ils leur font subir des préjudices. »

Et de conclure, après avoir considéré que les caricatures sont offensantes mais non préjudiciables : « Il me semble que dans l’affaire Dieudonné toute la question est de savoir s’il s’agit d’un cas litigieux ou d’un cas clair. Ses propos peuvent-ils être compris comme des offenses qu’il ne faut pas réprimer et/ou des préjudices qu’il convient de sanctionner ? Dans la mesure où ses propos peuvent alimenter un antisémitisme redevenu violent en actes, il semble bien que l’affaire Dieudonné n’est pas un cas litigieux entre offense et préjudice, mais un cas assez évident de préjudice. Toutefois, c’est aux juges qu’il appartiendra de déterminer si le cas relève clairement du préjudice, ou s’il s’agit seulement d’un cas litigieux entre offense et préjudice. »

Pour l’heure, pas de semaine voire de jour sans procès intenté à la presse, à l’art, au savoir ou à un discours syndical et politique. Pas de saison sans violence physique, menace, attentat déjoué ou « réussi » à l’encontre des mêmes. Notre liberté d’expression paye le prix cher dans une Europe supposée la lui garantir.

Expansion de l’autocensure

Le phénomène d’autocensure (exercé par l’éditeur, le journaliste, le dessinateur, le citoyen sur son blog, un service juridique ou un avocat) en est d’autant plus fort. On ne peut toujours pas dire, écrire, dessiner sans trier ou masquer, sous peine d’être condamné. La forme suprême de la censure, c’est donc l’avènement de l’autocensure.

L’avocat que je suis depuis presque trente ans a commencé ainsi sa carrière d’homme de lettres en réécrivant les livres et les articles des autres. Censeur professionnel, je dois examiner la viabilité de l’œuvre au regard des quelques centaines de textes qui restreignent la liberté d’expression. Cette science est devenue en quelques années si complexe, si dense, et parfois si rationnelle dans son irrationalité, qu’il faut souvent des spécialistes pour « préjuger » des œuvres et des articles papier ou en ligne.

Il s’agit d’abord d’éviter l’interdiction. Les éditeurs gardent en mémoire les gigantesques loupés qu’ont été L’Affaire Yann Piat ou Le Grand Secret, promis best-sellers et arrêtés par des juges quelques jours à peine après leur mise en vente, voire, pire, leur accession aux têtes de gondole des hypermarchés. Tous les producteurs gardent à l’esprit Baise-moi, que le Conseil d’État, en le faisant retirer de toutes les salles convenables, tua commercialement. L’interdiction, par essence, ne fait pas vendre.

D’ailleurs, le simple scandale, la censure, le procès sont aujourd’hui de piètres arguments marketing. Ils peuvent éveiller une vague curiosité, au mieux une indignation, mais ils ne vaudront jamais une vraie campagne promotionnelle dans les linéaires, en 4 × 3 dans le métro, en Abribus, etc. Combien de poursuites, combien de condamnations pour si peu de colonnes de journaux ? Empiriquement, les spécialistes diront, à la buvette du Palais, au moins quelques centaines, sans doute quelques milliers… À l’année !

Un Charlie Hebdo au prix d’une douzaine de morts, Houellebecq menacé et poursuivi, une Despentes interdite de film pour quelques cargaisons d’auteurs condamnés presque silencieusement au palais de justice et, désormais, de dizaines d’artistes qui choisissent de décrocher les tableaux à la moindre alerte.

Il faut éviter donc, en premier lieu, l’interdiction, mais aussi sa version masquée : être condamné à tronquer un passage, à supprimer une séquence, à recouvrir une partie de l’affiche. Ces mesures ne sont « presque rien » aux yeux des juges. Mais, en pratique, pour un paragraphe interdit, il faut faire revenir tous les exemplaires des librairies. C’est le livre entier qu’il faut réimprimer, car il est impossible d’enlever ce « maudit » passage sans refabriquer un cahier de 16 pages, découdre l’ouvrage, le reconstituer, etc. En clair, devant l’auteur, qui culpabilise des tracas provoqués, l’éditeur déclare, furieux et soulagé : « On remballe, on ne le réimprimera pas, ça coûte trop cher. »

Sans compter les dommages-intérêts, les honoraires de l’avocat, le stress, le temps, l’énergie, la sensation de gâchis. Une condamnation « légère » coûte, pour parler chiffres et seulement chiffres, plus que la facture originelle de l’imprimeur ou du laboratoire.

Il faut donc déjouer l’interdiction, mais aussi l’action en justice, quelle qu’en soit l’issue. L’avocat va lire le texte ou disséquer le scénario et y noter, au fil de la lecture, tout ce qui fait procès, même en pure théorie.

Certains le prennent bien, comprennent que telle ou telle phrase n’est pas si essentielle à leur roman, telle ou telle scène indispensable au film. Mais qui sont ces gens réunis avec un créateur pour juger de ce qui doit et peut être tourné ou édité ?

L’avocat qui réécrit

Parfois, l’écrivain ou le grand reporter abandonnent, de guerre lasse. Ou bien ils n’ont pas le temps, pas le courage, pas le cœur de se corriger « Je te laisse faire, soupire l’écrivain. Je te fais confiance, mais ne charcute pas trop. »

Alors l’avocat opère, rabote, cisaille, réécrit un peu, sans doute trop… La Normandie devient Wonderland ou les Syrtes, Lyon se déplace en Italie, la Côte d’Azur devient d’Opale, etc. Le héros a 13 ans et une aventure amoureuse ? Pédophilie et son apologie ! Sous la plume du barreau, il en aura 15, puisque c’est l’âge de la majorité sexuelle.

L’avocat change une injure en diffamation. Car le délit d’injure est imparable, c’est-à-dire que la défense est difficile à plaider. La diffamation peut en revanche être combattue par la démonstration de la vérité des faits qui sont allégués. « X est une ordure » dans le manuscrit original devient donc sous la souris « X torture les prisonniers politiques ». C’est plus châtié, mais surtout moins problématique en droit.

Il faut retirer l’image de cette feuille de cannabis en couverture : il s’agit en réalité d’une « provocation à l’usage des stupéfiants ».

L’avocat reçoit cette fois un projet de documentaire avec Mademoiselle X, qui a vécu trente ans dans les pattes et aux crochets de tel génie du XXe siècle. Elle a un ton, une éloquence, des anecdotes, des détails (plus ou moins croustillants), mais aussi une vraie réflexion, un éclairage nouveau sur cette personnalité, sa manière de créer. Hélas, l’artiste est vivant (malade certes, mais bel et bien vivant). « Impossible, assène l’avocat. – Vraiment, il n’y a pas moyen ? – Oh, si, la jurisprudence a évolué. Quand il sera mort, vous pourrez publier ce texte sans le même risque judiciaire. » Et voilà le producteur, son projet sous le bras, ourdissant secrètement le déclin du génie qu’il admire et dont il veut montrer la face cachée…

L’avocat relit des épreuves. Car l’éditeur a un doute. L’auteur a bien compris les consignes juridiques, mais, comme il est retors, il ne les a pas toutes suivies. Effectivement, l’écrivain a osé rétablir une vacherie contre son ex, au troisième chapitre. Il en a même profité pour glisser une petite diffamation contre le nouveau mec de cette ex. L’avocat macule le paragraphe à l’aide de son marqueur et inscrit dans la marge « référé : 100 000 euros ». Cette fois, le message sera plus clair.

Il y a encore quelques années, c’était les documents, les biographies non autorisées, les enquêtes chocs. Dorénavant, autofiction, totalité des mémoires, journaux intimes, autobiographies, correspondances inédites, dessins de presse, un bon lot de romans farcis de mœurs, de marques, de remarques sont également « édités » par des avocats. La fiction a voulu jouer avec le réel ? La voilà réellement chez l’avocat… Il joue un rôle presque aussi important que l’éditeur. La case juridique est désormais obligatoire pour nombre de livres, de films, d’expositions, d’illustrations.

Il y a l’auteur, il y a son éditeur, son galeriste ou producteur, il y a la fabrication, la commercialisation, et désormais il y a l’examen juridique. Qui ne met pas à l’abri d’un fou porteur d’une kalachnikov, mais que le procès a autant excité que les fatwas et les vidéos de Daech.

La violence physique pousse à l’autocensure. Tout comme tant d’autres mécanismes, par exemple les intérêts économiques. À une époque où le financement des projets artistiques émane de plus en plus de partenaires privés, la question se pose de la liberté d’expression (et de création) vis-à-vis de ces partenaires.

Le groupe Hachette, un des plus puissants éditeurs mondiaux, a déclaré renoncer à la publication des mémoires de Woody Allen. Aucune intervention de l’État dans cette autocensure d’un poids lourd du secteur du livre qui renonce sous la menace des nouvelles ligues féministes et des tweets incendiaires.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-6/la-privatisation-de-la-censure.html?item_id=5744
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