Guillaume DOIZY

Auteur d’une dizaine d’ouvrages sur la caricature et le dessin de presse, organisateur d’expositions, fondateur du site de référence Caricaturesetcaricature.com.

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Le dessin de presse : de la répression aux pressions multiples

Le dessin de presse, qui peut être effervescent, s’inscrit dans une longue tradition, faite de caricatures et de censures. Le pouvoir n’aime pas la représentation critique, sauf à l’encontre de ses adversaires. Autrefois, la loi disposait de ciseaux pour couper la presse. Aujourd’hui, le droit à la satire existe. Mais il s’autolimite, du fait notamment de l’exacerbation des communautarismes.

En avril 2019, le New York Times décidait de ne plus publier de dessins éditoriaux dans son édition internationale. Quelques semaines plus tôt, le journal avait inséré dans sa page « opinions » un cartoon d’un caricaturiste portugais figurant le président américain Donald Trump coiffé d’une kippa et tenant en laisse le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, animalisé pour l’occasion en chien avec une étoile de David à son collier. Si le dessin n’a suscité aucune polémique au Portugal, lieu de sa première parution, sa republication par le New York Times a entraîné une vague d’indignation. Face aux pressions, le journal a décidé de s’abstenir dorénavant de recourir au travail des dessinateurs éditoriaux. Au-delà de la question de l’antisémitisme, débats et prises de position se sont alors focalisés sur les problématiques de censure, d’autocensure et de liberté d’expression. Pour nombre d’observateurs, l’abandon du dessin par ce journal signe un recul de la liberté d’expression. Est-il néanmoins pertinent d’invoquer la censure, la direction du journal ayant effectué un choix en conscience, sans qu’aucune loi liberticide ne l’impose ? Pour les périodes plus anciennes, la définition s’avère plus aisée. Si le dessin satirique provoque de tels débats, c’est d’abord et avant tout du fait de sa nature même, une nature particulièrement explosive.

Une grande histoire

Au XIXe siècle, à Rome, un graffiti antique a été mis au jour. Il représente un personnage crucifié à tête d’âne, en face duquel se tient un autre personnage avec cette inscription : « Alexamène adore Dieu » (figure 1). Certains Juifs dénonçaient à l’époque romaine l’idolâtrie des membres de la jeune secte chrétienne. On colportait aussi l’idée que les chrétiens adoraient la tête de l’âne. Ce graffiti et cette description attestent de l’existence très ancienne d’images polémiques servant à propager un message politique en recourant à la moquerie, à l’animalisation et à l’exagération, tous ingrédients propres à la caricature.

Face à la possibilité de telles représentations, jusqu’au XVIIIe siècle tous les pouvoirs ont cherché à contrôler la diffusion de l’écrit et des images, exerçant une censure rigoureuse à l’encontre des caricatures les visant, et favorisant au contraire la production de dessins satiriques contre leurs ennemis. En France, la censure royale, qui se double d’une censure religieuse, s’effondre avec la révolution de 1789.

C’est en 1830 que naît véritablement le dessin de presse. L’idée d’associer systématiquement articles pamphlétaires et caricatures revient à un dessinateur et patron de presse talentueux, Charles Philipon, découvreur entre autres de Daumier.

Dans la Silhouette d’abord (1829), puis, avec Balzac, dans l’hebdomadaire la Caricature (1830) avant de lancer le premier quotidien satirique illustré au monde, le Charivari (1832), Philippon combine textes et images. Or, depuis 1789, les élites associent caricature et désordre social, et le journal – plus encore que le livre –, est perçu comme particulièrement dangereux, propre à mettre les foules illettrées en mouvement. Si le roi Louis-Philippe, qui prend la suite de Charles X après les Trois Glorieuses, « offre » la liberté de la presse (Charte de 1830), rapidement le pouvoir s’affole de ce produit nouveau qu’est le journal satirique illustré. C’est que les dessinateurs n’épargnent pas le roi, car ils conçoivent leurs charges dessinées comme des armes aussi puissantes que les foules en colère elles-mêmes. Conséquence : saisies, procès, condamnations et amendes se succèdent. Lors d’un de ces procès où la justice reproche aux dessinateurs d’avoir représenté la figure du roi, Philipon imagine quatre fameuses « croquades » dans lesquelles il représente le visage royal qui prend progressivement l’apparence d'une poire. Avec ce dessin, Philippon tente de convaincre le juge que, si un journal satirique est condamné pour une caricature de Louis-Philippe, il faut en conséquence condamner toute représentation de poires, car Louis-Philippe est doté d’une tête piriforme ! (figure 2).


1. Graffiti romain reproduit notamment par Jules Champfleury dans son Histoire de la caricature antique, 1867.

2. « Croquade » de Philipon réalisée en audience le 14 novembre 1831 et reproduite par la suite pour payer les amendes. La justice reproche au journal d’avoir publié une caricature du roi Louis-Philippe représenté en maçon.


La justice refuse de suivre ce raisonnement impertinent et condamne donc Philipon. Les dessinateurs multiplient alors cette image de la poire pour charger le roi. On assiste même à une diffusion du motif dans l’espace public, sous la forme de graffitis. La pression de la censure est telle que Philipon et Daumier seront incarcérés pendant de longs mois. Dans cette période, la figure du dessinateur héroïsé émerge, comme celle de la censure. Car si les satiristes brocardent le pouvoir, fait nouveau, ils attaquent aussi toutes les entraves que connaissent les journaux. Ils multiplient les représentations évoquant la censure : allégories de la liberté entravée, presses écrasées sous le poids des amendes, procureur chargé de la presse muni de ciseaux ou d’autres instruments coercitifs (figure 3).


3. Dessin d’Auguste Bouquet (1810-1846) représentant le procureur Jean-Charles Persil,
paru dans la Caricature no 85, 14 juin 1832.


La censure préalable

En 1835, suite à un attentat manqué contre Louis- Philippe, diverses lois de censure imposent aux dessinateurs et aux journaux de soumettre leurs dessins à l’administration avant publication. C’est la censure préalable. Plus aucun dessin politique ne paraît en France jusqu’à la révolution de février 1848, qui revient, pour quelques années, sur cette censure préalable. On assiste néanmoins très vite à l’émergence d’une nouvelle forme de censure dans le cadre de la première élection présidentielle française (décembre 1848). Dans les semaines qui précèdent, des partisans de Louis-Napoléon Bonaparte se massent devant les librairies qui affichent sur leurs devantures des caricatures de leur champion. Des vitrines sont brisées, des libraires molestés.

Les autorités multiplient les pressions contre les journaux avec le retour du cautionnement (paiement d’une forte somme pour pouvoir fonder un journal, figure 4), et même l’emprisonnement d’un dessinateur pour une caricature hostile au futur Napoléon III. À partir de décembre 1851 la censure préalable opère son grand retour. Le second Empire aiguise encore un peu plus ses ciseaux en augmentant le « timbre » (taxe sur les journaux) et le cautionnement. Le pouvoir édicte également une nouvelle règle : l’obligation pour les dessinateurs d’obtenir l’autorisation écrite de toute personnalité dont ils souhaitent publier la caricature. Lamartine a ainsi refusé d’accorder son autorisation, au nom du respect de la création divine qu’est l’homme lui-même.

Les règles contraignantes accablent journaux et dessinateurs jusqu’au vote de la loi de juillet 1881 sur la liberté de la presse. Jusque-là, toutes les sensibilités politiques se sont emparées de la caricature et toutes sont victimes de la censure : journaux républicains, orléanistes, bonapartistes ou encore royalistes. Tous ou presque figurent la censure sous l’apparence d’une concierge munie de grands ciseaux à laquelle on attribue le sobriquet d’Anastasie (figure 5).


4. Dessin de Cham (1819-1879) paru dans le Charivari, 3 août 1850.

5. « Madame Anastasie », dessin d’André Gill (1840-1885) paru dans l’Eclipse du 19 juillet 1874. En plus des ciseaux, Gill caractérise l’obscurantisme de la censure par la présence de la chouette, animal lié à l’obscurité.

La liberté retrouvée, enfin !

Avec la loi de juillet 1881, le dessinateur n’a plus à soumettre son dessin à la censure avant publication, ni à obtenir l’autorisation écrite des individus dont il publie la caricature. Le cautionnement est supprimé. Des centaines de journaux illustrés voient le jour. La période qui s’étire jusqu’à 1914 constitue un véritable âge d’or pour la presse en général et la caricature en particulier. Plusieurs journaux quotidiens tirent jusqu’à un million d’exemplaires ! L’image satirique et l’illustration dessinée règnent dans l’édition, dans les journaux, sous forme d’albums, de feuilles volantes, et bientôt d’affiches et de cartes postales. On assiste à une banalisation de l’image et de la violence caricaturale.

La liberté comprend tout de même quelques limites : celles prévues par la loi, comme la diffamation ou l’apologie du crime. Des lois restreindront également l’expression politique suite aux attentats anarchistes des années 1890. La nudité fait l’objet de poursuites (outrages aux bonnes mœurs). L’armée jouit d’une certaine protection.

D’autres formes de censure existent. Le réseau Hachette (librairies dans les gares) se réserve par exemple le droit de refuser de vendre tel ou tel journal. De son côté, le pouvoir use de subterfuges. Quand une caricature en couverture de journal déplaît aux autorités, le préfet de Paris Lépine interdit le journal d’affichage, ce qui ne revient pas à une interdiction formelle mais réduit considérablement l’exposition du périodique, et donc en limite la diffusion. La fameuse Assiette au beurre a fait de nombreuses fois l’objet de ces interdictions, notamment pour un numéro publié en 1903 montrant le visage du roi anglais Georges V en lieu et place du postérieur dénudé de l’allégorie de l’Angleterre. Pour contrer l’interdiction d’affichage, l’éditeur a pris l’initiative de faire recouvrir le postérieur d’un jupon, mais uniquement pour les numéros « affichés ». Il faut savoir jouer avec la censure ! (figure 6).


6. « L’Impudique Albion », dessin de Jean Veber (1864-1928) paru dans l’Assiette au beurre
du 28 septembre 1901. À gauche, la version originale publiée, à droite, la version recouverte
à la main pour contrer la censure du préfet Lépine.


Une presse au garde-à-vous

La guerre de 1914 met fin cette ère de liberté. Les autorités restaurent la censure préalable pour l’ensemble de la presse. La censure veille au grain, moins pour caviarder les idées pacifistes que pour juguler la diffusion d’informations stratégiques ou ménager les susceptibilités d’un pays neutre ou d’un allié. Elle cherche néanmoins de plus en plus à endiguer les critiques qui montent contre les gouvernements en place.

Lorsque les autorités lèvent la censure en 1919, la presse jouit d’une image passablement négative. Alors que le monde prend conscience des horreurs de la guerre, journalistes et dessinateurs « bourreurs de crâne » sont accusés d’avoir facilité l’hécatombe en colportant des mensonges pour mieux galvaniser les soldats et souder les civils derrière la « patrie ».

Avec la Seconde Guerre mondiale, la censure préalable revient en force dès septembre 1939, entraînant une multiplication des « blancs » et favorisant la naissance d’une presse clandestine. Si la plupart des dessinateurs se réfugient dans le dessin d’humour ou s’abstiennent de travailler pendant cette période, un certain nombre d’entre eux collaborent. Le dessin de presse se fait alors propagandiste et les autorités se montrent sourcilleuses : le dessinateur français Jean-Bernard Aldebert, qui travaille pourtant pour Vichy, est arrêté puis déporté début 1944 pour avoir figuré un personnage brun, à longue mèche sur le front et petite moustache, la main coincée dans un sucrier.

Depuis la Libération, le dessin satirique jouit de nouveau d’une grande liberté, tout en se montrant plus distancié et moins militant. Ce qui n’empêche pas les tensions : après le retour de de Gaulle au pouvoir en 1958, saisies et condamnations se multiplient. L’humour « bête et méchant » qui émerge (Siné Massacre, Hara-Kiri) n’est pas du goût des autorités, et nombre de journaux (dont le Canard enchaîné bien sûr) sont saisis pendant la guerre d’Algérie. En 1970, l’Hebdo Hara-Kiri, avec sa couverture « Bal tragique à Colombey – 1 mort », est interdit (figure 7).


7. À gauche, l’Hebdo Hara-Kiri no 94, 16 novembre 1970.
À droite, le journal interdit reparaît la semaine suivante sous un nouveau nom.


Lors de sa campagne pour la présidentielle, Valéry Giscard d’Estaing avait assuré vouloir rompre avec les habitudes gaullistes. En 1976, il n’en fait pas moins interdire en référé la vente d’un jeu de cartes le caricaturant. Cette procédure aura permis au « Giscarte » d’acquérir une renommée internationale, des journalistes étrangers s’étant précipités pour couvrir l’événement.

Quand l’opinion s’en mêle : pressions plutôt que répression

Ces dernières décennies, la censure a changé de visage. Si les réseaux sociaux sont accusés d’exercer une censure morale (nudité) voire politique, les communautarismes qui ont émergé se sont notamment focalisés sur la caricature. C’est bien sûr le cas avec l’affaire des caricatures de Mahomet en 2005-2006. Un journal danois explique alors vouloir tester la liberté d’expression au sujet de la représentation de Mahomet. Les 12 dessins publiés en septembre 2005 par le Jyllands-Posten laissent d’abord le monde indifférent. Cinq mois plus tard, après le travail souterrain d’imams danois, une crise mondiale éclate (figure 8). Cette crise ouvre une nouvelle période avec le procès intenté et perdu par deux associations musulmanes contre Charlie Hebdo. Malgré cette victoire, au nom du droit à la satire et de l’absence de délit de blasphème dans le droit français, peur et autocensure gagnent du terrain, renforcées par la montée des revendications communautaristes qui voient dans la caricature un dénigrement systématique. Le dessinateur ne peut plus recourir aux métaphores sans prendre le risque d’être lu au premier degré, avec comme point extrême l’attentat de janvier 2015 contre Charlie Hebdo. Bunkerisé depuis lors, le journal satirique, historiquement fondé à porter la parole des faibles contre les puissants, est dorénavant protégé par les pouvoirs publics et les forces armées.

Depuis 2005-2006, des polémiques éclatent régulièrement suite à la publication de dessins de presse. Banalisée à la fin du XIXe siècle, la caricature est devenue un objet incandescent, la Toile mondiale servant de caisse de résonance à ces instrumentalisations malveillantes du discours sur la caricature. Car pour Charlie Hebdo, les nouveaux censeurs ne sont pas les réseaux sociaux eux-mêmes mais les internautes qui y officient et stigmatisent, par leurs commentaires acerbes voire haineux, les dessins satiriques et leurs auteurs.

Les sociétés contemporaines accueillent moins volontiers la satire. Alors qu’au XIXe siècle le genre était crédité de sa capacité à affaiblir les puissants et à dénoncer les « ridicules », il semble de nos jours inadapté, incapable de se soumettre au besoin de reconnaissance identitaire. Présent dans la grande presse, il n’est plus « l’arme des désarmés », comme l’écrivait Jules Vallès. Il aurait plutôt tendance à désarmer l’ensemble des lecteurs. Profondément ancré dans une culture nationale, il se trouve en décalage une fois mis en ligne sur la Toile, même s’il ne faut pas exagérer le potentiel de diffusion dématérialisée, les barrières linguistiques étant considérables sur le Web.

Si la censure administrative et politique contre la presse perdure dans nombre de pays totalitaires (des dessinateurs y sont menacés, arrêtés, incarcérés voire parfois tués), dans les démocraties, la barrière de l’argent, la pression généralisée et un désamour du public pour la satire visuelle contraignent les dessinateurs et réduisent la marge de manœuvre des rédactions. Une forme d’autocensure sociale semble en passe de triompher (figure 9).


8. Dessin de Riss paru dans Libération, 7 février 2007.

9. Dessin de Guillaume Doizy, 2020.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-6/le-dessin-de-presse-de-la-repression-aux-pressions-multiples.html?item_id=5739
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