Denis MAILLARD

Fondateur de Temps commun, un cabinet de conseil en relations sociales, auteur de Quand la religion s’invite dans l’entreprise (2017).

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Réagir au fait religieux dans l’entreprise

Le fait religieux se fait plus présent dans l’entreprise, perturbant parfois son bon fonctionnement, conduisant les encadrants à des difficultés et à l’autocensure. Il est possible de réagir, en suivant dix commandements qui appellent notamment à ne pas taire, à ne pas subir et à ne pas céder aux accommodements. L’entreprise n’est pas le lieu de la théologie.

Octobre 2010, dans cette petite entreprise de transport et de livraison de la banlieue rouennaise, un chauffeur manutentionnaire refuse, au nom de sa religion, de décharger, de porter et de livrer aux clients des caisses contenant de l’alcool. Ne pouvant lui proposer un autre emploi dans son établissement et pensant ramener le jeune homme à la raison, le patron conciliant demande à un imam de la commune de venir lui expliquer que son travail ne contrevient pas aux règles de l’islam. Le religieux s’exécute et l’affaire semble réglée. Il n’en est rien ! La semaine suivante, l’employé se présente avec un autre imam pour lequel la manutention d’alcool est bel et bien proscrite. Coupant court aux querelles théologiques sur les quais de chargement de ses camionnettes, le chef d’entreprise se voit contraint de licencier le manutentionnaire au motif qu’il refuse d’exécuter son contrat de travail qui, en l’espèce, n’a pas été modifié par son employeur.

Ce type de situations, encore relativement rare il y a une dizaine d’années, est devenu bien plus fréquent aujourd’hui. Au point que, selon une étude de l’Observatoire du fait religieux au travail 1, les manifestations identitaires conduisant à refuser d’exercer une activité en raison de motifs religieux concerneraient près de 20 % des cas d’expression du fait religieux au travail, derrière les demandes d’absence et d’aménagement du temps de travail (32 %), le port de signes religieux ostensibles (29 %) et presque à égalité avec l’exercice de la prière durant le temps de travail ou les temps de pause (20 %).

En 2019, plus de la moitié de l’ensemble de ces situations ont requis l’intervention de l’encadrement. De fait, la manifestation du fait religieux rend l’exercice managérial particulièrement délicat.

« Pensons-y toujours, n’en parlons jamais »

La question religieuse s’est invitée de manière massive et durable dans l’entreprise et cela dans tous les secteurs d’activité. Toutefois, les entreprises de main-d’œuvre qui emploient des travailleurs issus des classes populaires et de l’immigration arabomusulmane s’avèrent plus fréquemment confrontées à ces situations. La question se pose alors de savoir comment réagir, tant en matière de formation que de dialogue professionnel sur le terrain.

« Pensons-y toujours, n’en parlons jamais » : la phrase de Léon Gambetta sur le sort de l’Alsace et de la Lorraine, au lendemain de la défaite de 1870, pourrait s’adapter à merveille au sort réservé à l’expression du fait religieux dans le monde du travail.

En France, la croyance religieuse a été peu à peu cantonnée à la sphère privée. Les tensions ont quitté la politique pour investir la société civile. Depuis une trentaine d'années maintenant, celle-ci est la proie d’une effervescence religieuse que l’on songe aux démonstrations d’un catholicisme revivifié, dans le sillage de la Manif pour tous, ou à la floraison d’églises protestantes. Sans oublier, bien entendu l’islam qui, depuis l’affaire du voile de Creil en 1989, n’a plus quitté l’actualité.

S’il existe une laïcité « dans les textes » (la loi de 1905), il en existe une aussi « dans les têtes » selon l’expression d’Émile Poulat, le grand historien de la laïcité. Cette « laïcité dans les têtes » habite l’imaginaire français. Elle intime aux individus d’en rabattre sur leurs convictions au nom de ce que l’on appelle vulgairement le « vivre-ensemble ». C’est-àdire cette capacité de se supporter les uns les autres quand on n’a pas choisi les gens que l’on croise dans la rue, dans les transports en commun ou ceux avec qui l’on travaille. On peut appeler également « civilité » cette demande de retenue. Sur ce point, les études sont stables : l’immense majorité des Français estiment que la religion doit être cantonnée dans la sphère privée. Et au travail, plus de 80 % des salariés demandent que leurs collègues limitent l’affirmation visible de leur foi.

Trois sphères : publique, privée et civile

Le régime de laïcité dans lequel la France évolue induit trois sphères régies chacune par une règle et un principe d’organisation auxquels nous ajouterons un lieu de travail symbolique.

Commençons par la sphère publique, la mieux connue. Sa règle est la neutralité de l’État vis-à-vis des religions son principe, l’abstention. En vertu de quoi les fonctionnaires s’abstiennent d’exprimer leurs convictions religieuses au travail. À l’autre extrémité de la société, la sphère privée : sa règle est la liberté son principe, la sélection. En effet, chacun reçoit qui il veut dans sa demeure selon des motifs qui lui appartiennent sans qu’il n’ait à rendre de compte à personne qu’à sa seule conscience. Il existe un lieu de travail où s’exerce une telle sélection : les entreprises dites de « tendance ». Leur objet est de défendre une vision philosophique ou religieuse du monde, en vertu de laquelle elles peuvent choisir de ne pas travailler avec qui ne poursuivrait pas le même but qu’elles.

Entre sphère publique et sphère privée se tient la sphère civile. Ou, si l’on préfère, la société civile. Comme on l’a vu, son principe est la civilité qui commande une certaine modération de soi. Au-delà des mœurs, qui ne peuvent être codifiées, il existe aussi des limites juridiques. Dans l’entreprise, des critères viennent limiter la liberté du salarié dans la manifestation de ses convictions religieuses : le respect de l’organisation du travail, de l’intérêt commercial de l’entreprise ou celui de l’hygiène et de la sécurité, l’aptitude à mener à bien sa mission et la bonne organisation de cette mission. Si nécessaire, l’employeur devra tout de même montrer que la limitation de l’expression religieuse repose sur des raisons objectives et non sur des lubies philosophiques.

Autocensure

Sur le plan du droit, tout semble donc s’organiser à merveille. Dans les faits, rien ne va plus. Car au sein de cette sphère civile, le principe (la civilité) peut entrer en contradiction avec les règles d’organisation (la liberté de manifester sa foi). En effet, la société civile est aujourd’hui soumise à un double mouvement. D’un côté, la « sortie de la religion » ne se dément pas elle approfondit donc cette demande de modération en matière religieuse issue du compromis de 1905. Mais, d’un autre côté, les transformations de la société accentuent une demande d’expression de soi, autorisée dans cette sphère. L’entreprise est donc le lieu où s’exerce fortement cette contradiction.

Toute parole sur le fait religieux, notamment sur l’islam, est potentiellement explosive, ce qui pousse les managers à une forme d’autocensure, voire de déni. Une étude publiée en février 2018 par Harris Interactive pour le Crif et l’Institut supérieur du travail, consacrée au regard porté par 300 dirigeants d’entreprise sur l’expression religieuse, montrait que moins de 20 % des dirigeants avaient été confrontés à la manifestation du fait religieux dans leur entreprise. Ces données, particulièrement étonnantes, lorsqu’on les rapporte à celles indiquées au début de cet article, ne laissent pas d’interroger. Elles indiquent que les problèmes auxquels sont confrontés les managers de proximité ne remontent que très peu vers les chefs d’entreprise. À cela deux raisons : d’un côté, la majorité des cas n’étant pas problématiques, les encadrants les maîtrisent sans être obligés d’en parler autour d’eux d’un autre côté, on doit y voir également une coupure entre ce qui fait la réalité quotidienne des managers et celle de leurs dirigeants.

Non seulement il est difficile de discuter religion dans l’entreprise, mais surtout il semble que l’autocensure caractérise ces encadrants de terrain dès qu’il s’agit de faire remonter leurs difficultés face aux manifestations de la croyance. Ce qui les pousse, la plupart du temps, à minimiser les problèmes ou à se résigner.

Là encore, deux raisons expliquent cette pusillanimité. D’une part, l’absence, dans la plupart des entreprises, surtout les PME et TPE, d’une doctrine claire en matière religieuse, exprimée par le règlement intérieur d’autre part, la méconnaissance du fait religieux lui-même qui implique alors une difficulté à savoir comment en parler pour y faire face. Dans le premier cas, l’encadrant de proximité va minimiser les difficultés auxquelles il est confronté, dans le second, il va rechercher dans sa culture personnelle et son bon sens managérial des solutions qui viseront moins à régler le problème qu’à calmer la situation – comme l’exemple introductif du manutentionnaire l’a montré.

« Les 10 commandements »

Comment gérer au mieux l’expression du fait religieux au travail ? On peut examiner, à cet égard, « dix commandements » à respecter.

1. N’ayez pas peur !

Les convictions religieuses relèvent de l’intime et sont chargées d’émotions et de significations personnelles. On leur accorde donc souvent un statut à part. Et les managers ou les chefs d’entreprise ne savent pas comment les aborder. C’est une erreur : toute manifestation du fait religieux dans l’entreprise doit être considérée comme similaire à toutes les autres attitudes des salariés. La croyance, même si elle relève d’une liberté imprescriptible, ne doit pas donner lieu à des manifestations hors du droit commun et de nature à troubler le bon fonctionnement de l’entreprise, comme tous les autres agissements des salariés.

2. Pas de déni !

Les salariés doivent pouvoir s’expliquer sur une attitude ou une tenue vestimentaire liées à leurs pratiques religieuses et leur foi. Mais il faut d’abord leur en parler, pas les éviter ou discuter d’eux à leur insu. Cela permet de juger du degré de « rigidité identitaire » de la personne. Il ne s’agit pas de juger de cette croyance, mais de demander dans quel cadre elle s’inscrit : le port d’un voile au retour d’un congé maternité, le refus d’exécuter telle tâche ou de travailler sous les ordres d’une femme, l’acte de prier dans un local de l’entreprise – même si tous ces exemples ne relèvent pas de la même gravité – doivent pouvoir être abordés et justifiés autrement que par « ma foi m’y oblige ! ».

3. Installer des capteurs !

Face au fait religieux ou communautaire, il faut une remontée d’informations régulière. Il s’agit de capteurs, pas de mouchards ! Les managers de proximité sont en première ligne sur le sujet. Mais les représentants du personnel sont aussi informés de beaucoup de choses. Plus le chef d’entreprise sera clair sur ses intentions vis-à-vis du fait religieux, plus cette remontée d’informations sera facile et plus elle soulagera les encadrants de proximité.

4. Refuser le « premium du barbu » !

On doit l’expression « premium du barbu » à l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler 2. Il s’agit de s’organiser afin de ne pas voir s’installer des attitudes et rites qui vont se généraliser. Contre le prosélytisme, l’entreprise doit s’affirmer face à l’extension d’une culture ou d’une identité qui se diffuse au détriment de ses règles.

5. Pas de théologie !

Le manager doit chercher à faire entendre raison à ceux qui refusent, par exemple, d’être en contact avec le porc ou l’alcool comme dans notre exemple introductif. S’agissant de l’islam, chacun sait que la religion interdit d’en manger ou d’en boire, pas de s’en approcher ! Attention, il est délicat de prendre appui sur des raisons religieuses pour ramener à la raison les religieux. Pas de théologie dans l’entreprise, c’est un impératif.

6. Ne pas être trop savant !

La formation est essentielle, celle des managers notamment. Mais la formation ne doit ne pas amener à en savoir trop sur l’histoire des religions. On ne demande pas aux managers d’être calés en matière de rites. Cela évite aussi le risque de faire de la théologie.

7. Bannir les accommodements raisonnables !

Venu du Canada, ce qu’on appelle « accommodement raisonnable » consiste à accorder des dérogations aux croyants. Du moment que le travail avance, on s’arrange. Or, la plupart du temps, l’accommodement ne reste pas longtemps raisonnable. L’accommodement est souvent à la fois apaisement à court terme et source de problèmes à plus long terme.

8. Privilégiez le commun !

C’est le commun, c’est-à-dire la capacité de travailler tous ensemble qu’il faut rechercher. En matière religieuse, il ne faut donc rien accorder qui ne soit extensible à tous les salariés.

9. Favoriser la « dispute sur le travail » plutôt que sur la religion !

En cas de demande particulière liée à la religion, ne « disputez » pas sur la religion elle-même mais sur les conditions dans lesquelles se réalise le travail, la manière concrète de le réaliser qui peut être désorganisée par l’expression religieuse (par exemple une demande de pause spéciale pour prier ou d’aménagement d’horaires pour le ramadan).

10. Écrire un règlement intérieur !

Il est possible, depuis 2016, de faire figurer dans le règlement intérieur une neutralisation des manifestations religieuses. Cela suppose de repartir de la mission de l’entreprise et de ses valeurs, de l’image de neutralité qu’elle souhaite offrir à ses clients par exemple, afin de bâtir aussi cette limitation sur l’expression d’un monde commun du travail.

Ces « commandements », une fois énoncés, n’épuisent pas – bien au contraire – la variété des situations que les chefs d’entreprise et les encadrants ont à affronter quotidiennement. Ils indiquent une méthode à suivre qui doit être confrontée sans cesse à la réalité au cours de formations ou d’observations en situation.

  1. « Religion au travail : croire au dialogue. Baromètre du fait religieux en entreprise 2019 », Institut Montaigne, novembre 2019.
  2. Florence Bergeaud-Blackler, le Marché halal ou l’invention d’une tradition, Seuil, 2017.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-6/reagir-au-fait-religieux-dans-l-entreprise.html?item_id=5746
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