Monique DAGNAUD

Sociologue, ancien membre du CSA, auteur notamment du Modèle californien (2016).

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Réguler Internet ? Même pas en rêve

La philosophie et la pratique d’Internet incarnent la liberté d’expression et une certaine défiance à l’égard de l’État. Surveillance des propos et vigilance, en particulier sur les réseaux sociaux, sont déléguées à des services spécialisés, à l’efficacité nécessairement limitée. Pour contrer les excès, il vaut mieux s’en remettre à la modération par les internautes eux-mêmes.

Le jugement des adolescents d’origine populaire au sujet d’Internet est particulièrement approbateur. « Internet, c’est positif, sinon on ne l’aurait pas créé ! » Cette déclaration d’amour résume la tonalité d’une enquête de terrain 1. Plus généralement, les trois quarts des 18-24 ans pensent de la sorte, selon une enquête menée par le Crédoc en 2019. Dans les débats politiques, pourtant, les réseaux sociaux renvoient une image infiniment moins enthousiasmante. Depuis 2016 et l’élection surprise de Donald Trump, la panique morale autour des fake news l’emporte sur tout autre sujet concernant la recomposition de l’espace public postnumérique. Dans les années précédentes, s’étaient égrainées déjà les indignations sur le pillage des contenus de la presse écrite et de la télévision par les sites agrégateurs, sur le cyberharcèlement, les sex tapes et le revenge porn, sur la cybersurveillance et les big data. Bref, pour un média qui promettait un stade radieux de la démocratie, c’est un réveil douloureux. Pour les zélateurs de la première heure, le réseau des réseaux fait figure d’utopie déchue – titre de l’ouvrage de Félix Tréguer, chercheur et hussard de la Quadrature du Net 2. Il faut dire que certains d’entre eux pensaient aussi qu’Internet entraînerait, par sa puissance émancipatrice, la chute du capitalisme.

Internet : l’utopie d’une société qui s’autorégule

La révolution numérique est profondément enracinée dans un imaginaire anti-État. Elle l’est par son ancrage géographique, en Californie, terre d’élection de la philosophie libertarienne qui a émergé au fil de l’histoire des États-Unis et a connu un regain dans les années 1970. Cette pensée « suit tout d’abord un processus de généralisation permettant aux libertariens de projeter la logique du marché sur tous les aspects du vivre-ensemble, et pas seulement sur la sphère économique. Cette mutation obéit ensuite à un processus de subversion muant la défense des libertés en une lutte incessante contre l’État », écrit le politologue Sébastien Caré 3. Elle est antiétatique par l’état d’esprit de ses fondateurs, les ingénieurs informaticiens et les hackers qui en développèrent les protocoles techniques. Habités par un rêve libertaire, parfois anarchiste, ils se sont faits les chantres d’une société émancipée par la liberté de communication, grâce à l’architecture d’un réseau qui donne le pouvoir à la périphérie du système, au client ou au serveur. En prolongement, ils se proclamèrent ennemis du gouvernement américain et n’ont cessé de dénoncer les secrets du Pentagone et ses techniques de surveillance. Julian Assange et la publication à partir de 2010 par WikiLeaks de documents américains classés secret-défense, et plus globalement l’encensement des lanceurs d’alerte, expriment leur conception politique. Elle est antiétatique aussi par l’ancrage du Net dans une économie politique libérale de l’information et des connaissances. La libération des flux d’information où s’échangent les rôles de créateurs et de récepteurs de contenus repose sur le même postulat que la loi du marché d’Adam Smith : de l’action désordonnée d’une multitude d’individus naîtra un ordre supérieur.

Dans cette perspective enchanteresse, Internet serait contrôlé par les internautes eux-mêmes, sécrétant en leur sein les antidotes aux excès et aux dérives de la parole, s’autorégulant dans le jeu dynamique du pluralisme des opinions. Une sorte de théorie des checks and balances pour le XXIe siècle. La clé de voûte juridique favorable à cette vision procède du principe de neutralité du Net : le réseau est un bien commun de l’humanité, aucune hiérarchie entre individus ou groupes d’individus ne doit en entraver l’accès. Ni censure publique ni censure technique.

Or, tous les travers des anciens médias et des modalités de circulation de l’information sont revenus en flèche avec l’infiltration massive de la culture marchande et la prise de pouvoir des entités économiques : tendances monopolistiques (résultant de la puissance des effets de réseau), inégalités d’accès et de visibilité par les techniques de captation de l’attention et de référencement, invasion de la culture frivole du divertissement. Au lieu d’un édifice technique qui s’autorégule harmonieusement, le réseau s’est révélé comme une nouvelle organisation des pouvoirs à travers des algorithmes. Parallèlement, particularité de ce média qui permet aux individus ordinaires de faire entendre leur voix, on observe la libération dans son espace des subjectivités de tous ordres avec leurs infinies nuances : sous forme d’échanges d’idées et d’opinions, tout autant que de déferlement des pulsions. Une des tendances notables impulsée par le Net est l’idée de se faire justice soi-même par le venin de la parole, une confirmation du rejet du rôle des États et des institutions.

L’autorégulation

Les études montrent qu’au sein du chaudron numérique, l’inclination à l’autorégulation domine et qu’en matière de vigilance ou de critique, les internautes ne se révèlent pas très différents des autres publics. « Face à une information étonnante reçue sur un réseau social, que faites-vous ? » interrogeait le Crédoc en 2019. Entre 36 et 38 % des jeunes adultes (18-39 ans) vérifient l’information en la croisant avec d’autres sources, alors qu’environ 45 % d’entre eux la laissent passer sans rien faire, et une petite poignée, autour de 15 %, la recyclent, en la partageant. Contrairement à une idée reçue, la confiance accordée aux médias traditionnels occasionne plus de partages (souvent avec des proches) que les réseaux sociaux, suspects de véhiculer n’importe quoi et d’être traversés par des passions – parfois tristes. Sans surprise, le souci de vérification s’accroît avec le niveau de diplôme. Le partage immédiat impulsif est plutôt le fait de jeunes des milieux populaires, en moyenne plus investis dans l’effervescence ludique des interactions, plus enclins que les autres adolescents à afficher des informations personnelles et à partager des photos ou à rencontrer dans le monde physique une personne connue via Internet.

Pionnières du fétichisme du digital et toujours en tête de la consommation d’Internet, les couches intellectualisées sont aussi volontiers critiques, et les plus mobilisées contre ses « dangers ». Sont-elles devenues obnubilées par la maîtrise des écrans ? Quelques données l’attestent à bas bruit. En 2018, et pour la première fois, leur engagement dans les réseaux sociaux s’affaiblit, en particulier pour les plus diplômés. Elles passent moins de temps sur Internet que les autres catégories sociales le soir avant d’aller se coucher. Elles sont particulièrement méfiantes vis-à-vis de l’utilisation des données personnelles des internautes par les géants de la tech à des fins marchandes. Enfin, elles sont plus enclines que toutes les autres à utiliser des pare-feu techniques pour bloquer la publicité. Bref, brûlant en quelque sorte ce qu’elles ont adoré, s’esquisse chez elles (sur la pointe des doigts) une prophylaxie à l’égard des écrans.

Le rapport aux nouveaux outils d’information et de communication est plus ambigu chez les couches populaires, où prime une appréciation positive, car ces outils sont perçus comme un moyen d’acquérir ou d’élargir des connaissances. Chez les familles modestes, Internet fonctionne d’abord comme une ressource, en particulier pour l’univers du travail : améliorer ses savoir-faire ou même acquérir de nouvelles qualifications professionnelles ou personnelles, résoudre des questions liées aux devoirs scolaires, et, plus largement, apprendre à apprendre. Parallèlement, Facebook se pose chez elles comme un vecteur de conversations au sein des groupes familiaux et/ou amicaux. Ainsi, si dans les milieux populaires les inquiétudes sur l’addiction, le formatage intellectuel par les algorithmes ou le piratage des données sont loin d’être absentes, l’idée de diète des écrans n’émerge pas. Et ce, d’autant moins que le temps de navigation numérique est inférieur chez eux que chez les cadres et les professions intellectuelles.

Les États délèguent aux opérateurs privés la régulation des contenus

Aujourd’hui les big tech (géants du Web) voient leur emprise sur les sociétés dénoncée de tous côtés. Face à leur puissance, les États ou les autorités de régulation tentent des offensives régulatrices. Mais l’attaque sur les revenus est plus aisée que sur les contenus, sur lesquels règne la toute-puissance du principe de liberté d’expression. Toute intrusion étatique est décriée au nom d’un retour de la censure.

Économiquement, on observe la revitalisation des lois antitrust face à la position dominante des Gafa sur le marché publicitaire du Net : Google et Facebook avec leurs filiales accaparent à eux seuls 75 % du marché américain. Dans la foulée, les autorités américaines se sont emparées de l’enjeu de la protection de la vie personnelle et de l’utilisation des données. En juillet 2019, la Federal Trade Commission (FTC) a infligé à Facebook une amende de 5 milliards de dollars pour avoir trompé ses usagers quant à l’utilisation de leurs données personnelles. En avril 2014, Mark Zuckerberg s’était engagé à ce que les données des « amis » ne soient pas recueillies, ce qui manifestement ne fut pas le cas. La FTC lui a demandé, en plus, de créer en interne un comité indépendant sur la protection de la vie privée. Plusieurs institutions américaines (le département de la Justice et une cinquantaine de procureurs d’États américains) ont lancé des enquêtes contre Google et Facebook pour abus de position dominante. Les autorités européennes mènent aussi la bataille. La direction de la concurrence de la Commission européenne a infligé trois amendes importantes à Google entre 2016 et 2018 sur le motif d’abus de position dominante, et ce pour un montant de plus de 8 milliards d’euros. En 2018, la Commission européenne a établi un règlement sur la protection des données personnelles (RGPD).

Sur la régulation des contenus, les États, après rappel des grands principes qui régissent l’information dans le cadre démocratique, s’en remettent aux acteurs du numérique pour modérer les contenus et les échanges en leur sein. Les big tech passent par différentes méthodes – hotlines, régulation algorithmique, emploi d’une armée de modérateurs. Ce dispositif de surveillance et d’alerte sur les contenus est, à son tour, délégué à des entreprises de sous-traitance. Or, il existe une vraie difficulté à réguler les contenus des réseaux sociaux qui charrient, sans distinction, des informations issues des grands médias, des opinions, des conversations, des interjections, bref tout et n’importe quoi. Dans ce fatras, qualifier juridiquement une infraction (propos attentatoire à la dignité humaine, propos d’appel à la haine raciale et autres infractions comme le sexisme ou l’homophobie) est un chemin semé d’embûches sur lequel essaient d’avancer en balbutiant d’abord les modérateurs, puis les juges quand ils sont saisis.

Plusieurs dispositions nationales veulent prévenir les discours de haine sur Internet (loi NetzDG en Allemagne, loi Avia en France…). En 2018, en France, les discussions sur les fake news ont donné lieu au renforcement du CSA dans l’organisation du débat public avant les élections. Celui-ci se voit confier la tâche d’adresser aux opérateurs de plateformes (plus de 5 millions de visiteurs uniques par mois) des « recommandations » visant à améliorer la lutte contre la diffusion de fausses informations, tout en endossant le rôle du contrôleur des mesures mises en œuvre.

Si le pare-feu d’acier pour limiter la volonté des États de réguler la conversation généralisée du Net est le principe de la liberté d’expression, une rangée d’autres obstacles se dressent aussi : juridiques (difficulté de la qualification d’une infraction), pratiques (comment retrouver l’auteur d’une infraction en faisant appel à un fournisseur d’accès situé au bout du monde, ou simplement aux États-Unis, pays où la liberté d’expression est garantie par le premier amendement de la Constitution ?), organisationnels (le modérateur est un travailleur du Net éloigné de l’entreprise-mère et perdu dans une chaîne de décision).

Peut-on vraiment exercer une surveillance et un contrôle sur les remous de la mer ? Le discours d’autorité politique sur la régulation d’Internet, aux confins des éternels débats sur la censure, est partout. Mais on peut être sceptique sur son impact dans les sociétés démocratiques. De fait, le principal agent de cette modération des échanges humains sur le numérique, ce sont les internautes eux-mêmes. Ce qui réalise, à un certain degré, le projet de la communication décentralisée à l’origine d’Internet. Que le réseau des réseaux soit devenu un projet pro-entreprise, big or not, est une autre histoire.

  1. « Les TIC et les jeunes », étude réalisée en 2014 auprès des Apprentis d’Auteuil.
  2. Félix Tréguer, l'Utopie déchue. Une contre-histoire d’Internet, XVe-XXIe siècle, Fayard, 2019.
  3. Sébastien Caré, la Pensée libertarienne. Genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale, PUF, 2009.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-6/reguler-internet-meme-pas-en-reve.html?item_id=5748
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