Mathieu BOCK-CÔTÉ

Sociologue et essayiste, auteur notamment de l’Empire du politiquement correct (2019).

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La tentation autoritaire du régime diversitaire

Le débat sur le multiculturalisme, confisqué par une partie du spectre des idées, mine le Canada et, plus largement, l’Occident. Critiquer la promotion de la diversité, même dans ses formes extrêmes, c’est risquer maintenant les accusations les plus infamantes. La liberté d’expression est aujourd’hui censurée au nom d’une idéologie qui combat le débat d’idées, car elle estime incarner la vérité.

Si le Canada n’a pas le monopole du multiculturalisme, il s’en veut néanmoins le promoteur le plus convaincu, en se présentant comme le laboratoire et l’avant-garde de l’utopie diversitaire. Depuis son élection comme Premier ministre en 2015, Justin Trudeau s’en est fait le promoteur actif sur la scène internationale, en multipliant partout où il passait les sermons en faveur de « l’ouverture ». Qualifié par plusieurs de ses leaders de « pays postnational », ce qui serait une chance et une vertu, le Canada serait le pays de la diversité heureuse, et ferait la preuve de la cohabitation possible et harmonieuse de groupes identitaires aux origines diverses dans une même communauté politique. Justin Trudeau l’a même dit comme tel : le Canada se distinguerait en ne revendiquant aucun noyau culturel fondateur. Il n’aurait en propre que sa quête d’une diversité toujours plus affirmée. Le Canada ne prétend pas seulement avoir un modèle distinct de « gestion de la diversité », peut-être adapté à sa réalité, avec ses mérites et ses limites, il croit avoir le seul valable. Il représenterait, sous les traits de l’avenir radieux, la prochaine étape dans l’histoire de l’humanité, alors que l’État-nation, dans sa forme classique, appartiendrait au monde d’hier, et ne serait plus qu’une forme vide, un résidu institutionnel inadapté aux temps nouveaux. Tous les pays seraient appelés à le suivre sur cette voie garante de paix et de prospérité dans une société plurielle. Certains osent même parler pour cela de canadian dream. Multiculturalisme ou barbarie, telle pourrait être sa devise.

Multiculturalisme canadien et censure de la résistance québécoise

Nous ne ferons pas l’erreur d’y voir une politique nouvelle, associée exclusivement à la personnalité fantasque de Justin Trudeau. Au contraire ! Le multiculturalisme représente le noyau idéologique de l’ordre constitutionnel canadien, tel qu’il s’est refondé en 1982, et qui n’a cessé depuis de transformer en profondeur la société canadienne et la représentation qu’elle se fait d’elle-même, au point même de répudier radicalement sa définition antérieure. Le régime diversitaire, au Canada, se présente comme une entreprise de réingénierie sociale et identitaire intégrale, sous le signe de l’inversion du devoir d’intégration. Ce ne sont plus les nouveaux arrivants qui doivent prendre le pli de la société d’accueil mais cette dernière qui doit transformer ses institutions, ses mentalités et ses mœurs pour accommoder les exigences toujours plus nombreuses de la diversité. On parle, de ce point de vue, de l’idéologie des « accommodements raisonnables ». Les exemples sont nombreux et connus : de la mise en place d’uniformes différenciés selon les convictions religieuses dans les différents services policiers fédéraux jusqu’au droit de prêter son serment de citoyenneté en niqab, sans même avoir à se dévoiler un instant le visage. Tous les communautarismes, même les plus agressifs, parviennent à normaliser leurs revendications en les formulant dans le langage des droits fondamentaux. Ce dernier élément est parlant : la classe politique canadienne, ces dernières années, a voulu voir dans son ouverture au niqab une confirmation de la grande tolérance canadienne, en faisant même de cette tenue le symbole de la diversité canadienne. Celles qui le portent sont présentées comme d’admirables patriotes et de valeureuses féministes. Elles incarneraient la quête de diversité au cœur de l’idéologie canadienne ainsi que le combat des femmes dans leur droit de se vêtir comme elles l’entendent, librement, sans subir de quelconque manière une contrainte extérieure, indissociable d’un système normatif fondamentalement patriarcal.

Rares sont ceux, sur la scène politique fédérale, qui osent s’opposer à ce discours. Celui qui s’y risquera sera jugé uncanadian. La seule dissidence collective est celle du Québec, qui se définit comme une nation à part entière – on pourrait même y voir un Étatnation enclavé dans la fédération – et résiste à la canadianisation de ses références identitaires, ce qui l’amène à vouloir mettre en place son propre cadre politico-symbolique de gestion de la diversité. Mais la volonté du Québec de se délivrer des contraintes idéologiques et constitutionnelles propres au multiculturalisme, en mettant en avant un projet de laïcité conforme à sa propre réalité nationale, suscite une réaction particulièrement intransigeante de la part du régime canadien. La simple obligation faite aux employés de l’État en situation d’autorité de ne pas porter de signes religieux ostentatoires depuis 2019 dans la province francophone relevait ainsi, du point de vue canadien, d’un racisme systémique propre à un peuple encore enfermé dans une conception traditionnelle de l’identité collective. Ce projet fut assimilé aux lois ségrégationnistes autrefois appliquées dans les États du sud des États-Unis et les autorités fédérales luttent encore, en ce moment, pour abolir la loi québécoise ou du moins, pour en diminuer la portée.

Le régime diversitaire

Il importe de le dire : l’idéologie diversitaire n’est pas une exclusivité canadienne, et depuis le début des années 1990, la plupart des pays occidentaux ont dû s’y convertir. Son histoire est connue, et s’ancre dans la mutation du progressisme à partir des années 1960. On se la représente généralement en parlant du passage du socialisme à l’antiracisme, de l’ouvriérisme au culte des minorités. Elle correspond en fait à l’institutionnalisation de la poussée contre-culturelle des années 1960 et à sa captation de l’imaginaire démocratique, désormais dissocié du principe de la souveraineté populaire, pour le convertir à l’idéologie des droits. Au nom de la décolonisation intérieure du monde occidental, au nom de sa désoccidentalisation, autrement dit, il devenait nécessaire d’inverser sa structure normative, et de transférer la légitimité politique vers les marges identitaires les plus revendicatrices, décrétées porteuses de revendications émancipatrices incontestables. C’est le substrat démographique et culturel même de la communauté politique qui est remis en question. La sociologie diversitaire présente l’Étatnation comme un système discriminatoire institutionnalisé au profit d’une culture majoritaire, dont il faudrait contester et démanteler les privilèges pour que les minorités autrefois refoulées puissent s’émanciper et redéfinir en termes égalitaires leur participation au contrat social. On a ainsi vu s’exprimer de manière de plus en plus décomplexée une critique de l’homme blanc hétérosexuel de plus de 50 ans, devenu l’incarnation du monde d’hier qu’il serait nécessaire de mettre à terre, pour que renaisse une humanité nouvelle, lavée du péché originel occidental, assimilé à la construction d’une civilisation fondamentalement raciste, sexiste et homophobe. Le régime diversitaire engage nos sociétés dans une expérience toujours plus poussée pour en transformer les fondements au nom de la lutte contre les discriminations et de la mise en place d’une citoyenneté inclusive. Ce discours n’est plus l'exclusivité des facultés les plus déréglées des campus américains. Il s’est normalisé dans la vie publique, au point même qu’un racialisme nouveau relève désormais du langage médiatique ordinaire.

Étouffer la contradiction populiste

Mais une telle révolution – car il s’agit bien d’une révolution – suscite inévitablement une résistance, de moins en moins tolérée. Concrètement, ceux qui refusent la dissolution démographique et politique des nations occidentales et leur soumission à un nouvel ordre idéologique fondé sur leur démantèlement symbolique sont assimilés à la xénophobie, et même au racisme. C’est ce qu’on appelle communément le politiquement correct, qui représente un dispositif idéologique pathologisant toute expression politique ou intellectuelle d’un refus explicite ou implicite de la révolution diversitaire. On touche ici la question centrale des conditions de participation au débat public en régime diversitaire. Aucun régime, quel qu’il soit, ne tolère qu’on conteste trop ouvertement ses principes. Il trace un périmètre dont il n’est pas possible de sortir sans se condamner tôt ou tard au vilain rôle de paria ou d’infréquentable. Ceux qui s’opposent ouvertement aux fondements mêmes de leur société ont ainsi de bonnes chances de connaître la marginalité sociale, économique et politique. En d’autres termes, le débat public, dans une société solide, porte sur l’interprétation à donner au principe qui le fonde, et non sur sa légitimité.

Mais il arrive néanmoins que certains le défient. On pourrait le dire autrement : aucun régime n’échappe à la question de l’ennemi. La singularité du régime diversitaire, toutefois, qui représente ici une forme de progressisme fondamentaliste, consiste à transformer l’ennemi politique en ennemi de l’humanité. Nous sommes ici devant un régime « idéocratique », animé par une « cléricature militante », qui cherche à transformer les fondements mêmes des sociétés où il se déploie, ce qui suscite inévitablement une résistance populaire centrée sur ce qu’on appelle aujourd’hui la question de l’identité. Ce refus d’envisager un désaccord légitime prend la forme d’une psychiatrisation de la dissidence où les désaccords fondamentaux avec le régime diversitaire sont reconceptualisés en phobies. Ils relèveraient ainsi de troubles de la santé mentale. On ne discute pas avec l’adversaire : on le conspue, on le diabolise, on le juge malodorant, sulfureux, nauséabond. On cherche à l’expulser du débat public, où il n’apparaîtra qu’à la manière d’un épouvantail, et on cherche à tendre, dans la mesure du possible, un cordon sanitaire autour de lui, puisqu’il suffit de s’en approcher pour risquer la contamination politique. Les forces venues d’un passé fondamentalement coupable doivent être refoulées avec des méthodes qui relèvent de l’exorcisme politique.

Et l’on assiste à la multiplication des lois liberticides censées encadrer la liberté d’expression au nom de la lutte contre les « discours haineux ». Ces lois visent en fait plus qu’autre chose la criminalisation de la dissidence idéologique. La liberté d’expression des adversaires du régime diversitaire devrait être de plus en plus resserrée et surveillée. Le contrôle de plus en plus étendu des réseaux sociaux s’inscrit dans cette logique. Ils dégagent un espace où la dissidence peut s’exprimer de manière désinhibée, ce qui risque de provoquer un dérèglement de la vie politique. C’est ce qu’on pourrait appeler la tentation autoritaire du régime diversitaire.

La question du populisme qui se présente comme une opposition politique ne se définissant plus dans les paramètres généralement admis de la respectabilité médiatique devient alors incontournable. Les mouvements qui sont étiquetés populistes – certains acceptent l’étiquette et cherchent à se l’approprier positivement, d’autres la contestent et la jugent diffamante – sont présentés comme la traduction politique de la crispation idéologique des catégories sociales déclassées par la modernité diversitaire et s’accrochant de manière acharnée à leurs privilèges symboliques. Sans aucun doute, le régime diversitaire utilise cette étiquette pour disqualifier ceux à qui il l’accole. Le populisme est assimilé à l’extrême droite, et il suffit de peu pour le fasciser et l’hitlériser. La mémoire de l’antifascisme est instrumentalisée contre lui, au point même que des milices extrémistes, évoluant dans l’univers de l’ultragauche, se croient autorisées d’agir violemment contre lui, sans subir une réprobation médiatique ou juridique particulièrement marquée. Nous sommes en droit d’y voir, plus sobrement, une forme d’opposition cherchant non pas à se structurer sous la forme d’un pragmatisme gestionnaire dans les paramètres acceptés du régime diversitaire mais qui propose d’en revenir à une conception antérieure du principe démocratique, liant la souveraineté populaire et l’identité nationale. Il y a quelques décennies à peine, elle ne semblait pas contradictoire avec la démocratie libérale.

Nécessité du débat civilisé

Peut-on espérer alors une forme de revitalisation du débat civilisé dans des sociétés de plus en plus intimement morcelées ? Peut-on délibérer sereinement lorsque c’est le régime lui-même qui est en cause ? Certains analystes parlent de guerre culturelle, d’autres, d’un retour de la lutte des classes où le bloc populaire affronterait le bloc élitaire. Les formulations sont nombreuses. Tous conviennent néanmoins de la profonde fracture des sociétés occidentales contemporaines, qui ne parviennent plus vraiment à se reconnaître un socle commun, sans lequel la conversation civique devient une forme d’impossibilité. Aucune société n’est un bloc monolithique, cela va de soi, et il est normal qu’y cohabitent de manière complémentaire et conflictuelle des aspirations contradictoires. On trouve en toute société des aspirations au conservatisme et au progressisme, à la tradition et à l’innovation, à l’enracinement et au cosmopolitisme, à la liberté et à l’égalité, à l’autorité et à la dissidence. Le débat politique authentique ne consiste pas à faire en sorte qu’un pôle éradique l’autre, mais à hiérarchiser les aspirations, en sachant qu’il n’y aura jamais de communion définitive de l’ensemble du corps social sur les finalités dans lesquelles on l’invite à se reconnaître.

Il faudrait idéalement favoriser une pleine intégration à la vie publique des différents courants qui cherchent à s’y investir, en les invitant mutuellement à reconnaître la légitimité des aspirations de leurs adversaires. Il faudrait rappeler qu’une société peut et doit débattre des questions essentielles qui la traversent sans y voir une lutte entre bien et mal. Mais ces débats ne sont pas possibles sans une communauté de destin, où le désaccord s’inscrit dans les paramètres d’une vie politique partagée. C’est l’existence d’une conscience nationale forte qui permet à une communauté politique d’avoir des tensions créatrices, même fécondes, entre les différents courants qui la traversent. La radicalisation du progressisme, qui pense le combat politique sur le mode de l’éradication du mal, rend toutefois la chose de plus en plus difficilement imaginable, et presque inévitablement, provoque une réaction vive, qui s’accompagne d’un processus de polarisation de plus en plus marqué de la vie politique. On est en droit d’espérer une réhabilitation de la conversation démocratique. Avec tristesse, on est en droit de douter que la chose soit aujourd’hui possible.

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