Laetitia STRAUCH-BONART

Essayiste, éditorialiste au Point, auteur notamment de Les hommes sont-ils obsolètes ? (2018).

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Les dégâts du politiquement correct sur les campus anglo-saxons

Le politiquement correct se mue en politique des identités. Dans certaines universités, la concurrence entre victimes est devenue à la fois matière académique et règle de fonctionnement. Vos traits vous désignent nécessairement en tant qu’oppressé ou dominant. À charge pour la société de vous corriger ou de vous dédommager. L’univers anglo-saxon est à nos portes.

Connaissez-vous l’« appropriation culturelle » ? En être coupable, c’est adopter les traits d’une culture étrangère « dominée » contre son gré. Par exemple, dans certaines universités américaines, les costumes arborés pour Halloween ne doivent pas heurter la sensibilité de certains groupes ethniques. On évitera ainsi de s’habiller en geisha ou en Pocahontas. Une autre pratique vouée aux gémonies, sur les campus, est la « micro-agression », la dégradation d’un « groupe marginalisé » par des commentaires et comportements volontaires ou même involontaires. C’est le cas si l’on demande à un étudiant asiatique de l’aide en mathématiques. Une micro-agression peut être « environnementale » : vous êtes une femme ou issu d’une minorité ethnique, et les portraits des grands scientifiques qui tapissent votre salle de classe ne comprennent que des hommes blancs ? Vous voilà « micro-agressé » ! On peut même provoquer des micro-agressions en voulant combattre les discriminations : en avril 2017, les étudiants d’Oxford apprenaient de leur université que s’ils évitaient de regarder certains de leurs camarades dans les yeux, ils pourraient être accusés de racisme. Cependant, l’autorité dut faire machine arrière, accusée de discriminer les autistes, qui peuvent rencontrer des difficultés à établir un contact oculaire. Vous pensiez que l’université était un lieu pacifique ? Vous vous trompiez !

L’université perdue dans les identités victimaires

Le monde du savoir est en réalité le lieu de tous les dangers. Pour protéger leurs étudiants, les universités américaines et britanniques ont donc pris le taureau par les cornes : certaines font usage d’« avertissements de contenu choquant » (trigger warnings), pour alerter du caractère potentiellement insoutenable de certains cours ou ouvrages. Par exemple, l’université de Glasgow a informé ses étudiants en théologie que l’étude de la crucifixion pouvait les exposer à des images éprouvantes. Quand ces protections sont insuffisantes, il reste bien heureusement les safe spaces, ces « espaces sécurisés » où les jeunes gens apeurés peuvent se réfugier, ayant la garantie de n’y être exposés à aucune opinion divergente. Après l’élection de Donald Trump, ces safe spaces ont été bien utiles. Pour finir, si l’agression est insoutenable, les étudiants usent de l’« interdiction de tribune » (no platforming). Il s’agit de refuser – ou tenter de le faire – la venue de tel conférencier dans l’université, sous prétexte que ses opinions sont choquantes. En 2017, des étudiants de Middlebury College, dans le Vermont, ont molesté une universitaire qui avait invité le chercheur Charles Murray, un penseur libertarien, parce qu’ils le considéraient comme raciste. En 2015, on faillit aussi interdire la venue de la féministe australienne Germaine Greer à l’université de Cardiff – des étudiants tentèrent de l’empêcher par une pétition, mais la hiérarchie refusa de céder. Pourquoi ? Greer avait estimé à de nombreuses reprises que même quand les transgenres changeaient de sexe, ils n’en devenaient pas pour autant des femmes.

Ces quelques anecdotes, dont la France a bruit de façon intermittente, concernent essentiellement le monde anglophone, dont elles laissent entrevoir une évolution inquiétante, qui dépasse le simple politiquement correct auquel il nous avait habitués. C’est ce que d’aucuns dénomment désormais, pour la dénoncer, l’identity politics – la « politique des identités » (que nous noterons PDI). Devenue monnaie courante sur les campus, elle s’étend largement audelà, en politique et dans les entreprises. La PDI ne se contente pas de prospérer dans les universités, elle y trouve ses racines. Dans la droite ligne de la « nouvelle gauche » postmarxiste des années 1960, une ribambelle de disciplines universitaires a vu le jour dans les trois dernières décennies : ethnic studies, black studies, whiteness studies, postcolonial studies, gender studies, sexuality studies et même fat studies. Cet appareil théorique est judicieusement réutilisé, sur le terrain, par les militants dont l’action rétroagit sur la recherche. Les chercheurs engagés et les administrations zélées chantent à l’unisson, pour des motifs idéologiques mais aussi carriéristes et financiers.

De quoi s’agit-il concrètement ? De militer pour la reconnaissance et la défense de groupes considérés comme victimes, définis essentiellement par des caractéristiques existentielles – culturelles ou biologiques – telles que l’origine ethnique, le genre, l’orientation sexuelle ou encore le handicap. La PDI implique que la société soit structurée selon un « système » de pouvoir, les individus s’y positionnant en fonction d’une « identité » qui signifie automatiquement un certain degré de privilège ou de marginalisation, leur rang dans cette hiérarchie n’ayant pas d’autre explication que la domination de ceux qui en occupent le sommet. Le but ultime des militants de cette cause, on le devine, n’est pas de défendre les individus en tant que tels, pour les aider à surmonter l’adversité ou l’injustice réelle, mais de promouvoir l’avancement de certains groupes au détriment d’autres considérés comme privilégiés. On s’en prendra donc au white privilege (« privilège blanc »), à la toxic masculinity (« masculinité toxique »), à la cisnormativity (« cisnormativité »), à l’heteronormativity (« hétéronormativité ») ou encore à l’ableism (« capacitisme »), le mâle blanc hétérosexuel et bien portant, qui a le malheur de réunir toutes ces tares, étant considéré comme l’oppresseur ultime. Une pratique emblématique de la PDI illustre particulièrement bien cette hiérarchisation victimaire : le progressive stack (« liste progressive »), qui autorise les membres de groupes identitaires, lors de réunions publiques, à s’exprimer dans un ordre de marginalisation décroissante 1. Comme quoi, être une victime peut avoir du bon.

Discriminations, dominations et revendications tous azimuts

Ne nous y trompons pas : cette tendance n’est pas qu’une simple lubie d’un Oncle Sam en proie au doute ou d’un British en mal de passion. Subordonner l’individu à un groupe d’appartenance, défini en outre par sa seule qualité oppressive ou victimaire, revient à ébranler l’un des principes fondateurs de nos sociétés libérales, où l’individu est l’entité qui justifie l’existence de droits et de devoirs. Bien entendu, si certains groupes ont été maltraités par le passé ou le sont encore aujourd’hui, ils peuvent dans certains cas mériter un traitement préférentiel, d’autant plus compréhensible qu’il existe des différences, dans certains domaines, entre leur devenir et celui des « hommes blancs ». Mais c’est précisément ici que le bât blesse : la PDI, quand elle s’intéresse au sort de ces communautés, ne cherche en aucun cas à détailler les causes réelles et objectives de leurs difficultés, mais veut voir dans la moindre différence entre ces groupes et leurs « oppresseurs » le fait d’une discrimination structurelle orchestrée par les dominants. Le but d’une telle entreprise n’est pas de sauver les prétendues victimes, elle est d’écraser les supposés bourreaux.

La plupart des commentateurs tendent à expliquer l’ampleur de ces revendications groupales par la fragilité psychique supposée des jeunes générations, comparée à leurs aînés : ces snowflakes (flocons de neige), trop protégés par leurs parents, seraient de fieffés susceptibles, prêts à bondir à la moindre agression verbale. Cela sous-entend que l’obsession victimaire serait sincère. Or, le penser revient à manquer l’essentiel : quand la récrimination permet d’abaisser les supposés privilégiés, elle devient alors un excellent moyen de monter en grade. Dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, elle sert donc un objectif essentiel, prendre le pouvoir. Sachant cela, on peut alors catégoriser les guerriers de l’identité en trois groupes : les victimes autoproclamées, les déclassés et les opportunistes. Les premières appartiennent à une catégorie considérée comme discriminée et en font commerce. Les déclassés sont des privilégiés mécontents, le plus souvent des blancs qui, animés par le ressentiment, supportent difficilement d’avoir moins réussi que d’autres. Pour s’expliquer à eux-mêmes ce demi-échec et éliminer les plus méritants, ils pointent une injustice structurelle. Viennent enfin les opportunistes, qui appartiennent aux classes les plus dominantes de la hiérarchie victimaire, mais ont compris tout l’intérêt qu’il y avait à hurler avec les loups en dénonçant leur propre privilège, tout en continuant à en jouir. C’était le cas de Peggy McIntosh, à l’origine du terme « privilège blanc » à la fin des années 1980, qui était une riche héritière. Habilement, par une manœuvre de fausse contrition, elle attribuait sa propre réussite à sa couleur de peau, non à l’argent de sa famille. D’où ce constat dérangeant : la PDI rencontre son succès car elle est un excellent moyen pour court-circuiter ce qu’on appelle couramment la méritocratie.

Chasses aux sorcier.èr.es

Cette sombre évolution a des conséquences délétères concrètes sur le monde du savoir. Désormais, les chasses aux sorcières sont monnaie courante sur les campus anglo-saxons : les aventures de Jordan Peterson, Lindsay Shepherd, Bret Weinstein, Heather McDonald, Richard Ned Lebow, Alessandro Strumia, Noah Carl ou encore Camille Paglia sont là pour en témoigner.

Faute de place, on ne détaillera que le sort fait à Jordan Peterson : en mai 2016, le gouvernement du Canada proposait une loi visant à considérer comme discriminatoire le non-respect de « l’identité et de l’expression de genre ». Quelques mois plus tard, Peterson, professeur de psychologie clinicienne à Toronto, publiait une vidéo où il en critiquait sévèrement les implications. Cette loi pourrait servir, selon lui, à condamner quiconque se refuserait à employer les « pronoms de choix » de ceux qui estiment que leur genre est inclassable, comme les personnes transgenres désireuses de se voir désigner par les pronoms neutres « zhe » ou « zher ». Ajoutant qu’il ne comptait pas faire usage de ces pronoms à l’université même si la loi l’y obligeait, le professeur s’indigna d’un procédé digne selon lui des pires régimes totalitaires. Il précisait bien qu’il ne verrait aucun mal à utiliser un tel pronom à la demande d’un étudiant, mais qu’il refusait de le faire sous injonction légale. Manifestations contre le professeur sur le campus de Toronto, lettres d’avertissement de l’administration, intense débat public : l’affaire fit grand bruit. Elle prit un tour encore plus insensé lorsqu’en novembre 2017, la jeune Lindsay Shepherd, assistante de cours à l’université Wilfrid-Laurier, fut sanctionnée par ses supérieurs pour avoir montré à ses étudiants, comme point de départ d’une discussion, une vidéo où Peterson débattait avec un contradicteur du sujet des pronoms neutres. L’embrasement médiatique qui s’ensuivit fit connaître le psychologue au grand public, mais sa carrière internationale fut définitivement lancée en janvier 2018 lorsque le psychologue, au Royaume-Uni pour la promotion de son dernier livre, 12 Rules for Life : An Antidote to Chaos, fut interviewé sur Channel 4, de façon partisane, sur la polémique qui l’avait fait connaître au Canada. L’entretien, au cours duquel Peterson se défendit avec brio, fit un tabac et suscita les passions. Depuis, le professeur, considéré comme le champion de la lutte contre le nouveau « politiquement correct », fait le tour du monde pour s’exprimer devant des salles combles d’afficionados.

Autre conséquence non moins dévastatrice, la PDI est un obstacle évident à la liberté de la recherche. Sur le genre, par exemple, il est frappant de constater à quel point celle-ci est frileuse : les « études de genre » ont en effet pour particularité d’adopter une approche exclusivement culturelle des différences entre les sexes, ignorant totalement l’apport pourtant essentiel de la biologie en la matière. Alors que ce domaine aurait pu être des plus novateurs, mêlant sociologie et biologie, sa dimension idéologique fait obstacle à toute enquête objective et de bonne foi. On peut le constater lorsque des travaux de recherche considérés comme controversés sont diffusés auprès du grand public. En 2018, Lisa Littman, professeur assistant à l’université Brown, publiait une étude sur des jeunes gens dont les symptômes de « dysphorie de genre » – une inadéquation inconfortable ressentie par un individu entre son sexe de naissance et son genre ressenti –, étaient brusquement apparus à l’adolescence. Littman suggérait que ce changement pouvait provenir de la « contagion sociale et par les pairs » – autrement dit d’un effet de mode – et de problèmes psychiatriques sous-jacents. Publiée dans PLOS One, une revue scientifique de référence, cette étude fit scandale auprès de militants, à tel point que la publication obligea Littman à soumettre son travail à un nouveau comité de lecture, procédure exceptionnelle. Une nouvelle version de l’étude fut publiée un an plus tard, quasiment inchangée, mais avec des précisions limitant sa portée. Il n’est pas difficile de s’imaginer à quel point ce type de mésaventure peut terroriser les chercheurs, et les pousser au mieux à l’autocensure, au pire à l’adhésion au catéchisme identitaire. « La raison et le libre examen sont les seuls agents efficaces contre l’erreur », écrivait Thomas Jefferson. Il semblerait que les Américains aient tourné le dos à leur illustre père fondateur.

Les malheurs du monde intellectuel n’auraient pas beaucoup d’importance si la liberté de la recherche n’était consubstantielle à la liberté d’expression. Ce qui se passe à l’université ne reste jamais à l’université, car les idées et pratiques qui en émanent finissent toujours par imprégner la société tout entière. Pour preuve, la PDI, née sur les campus, inspire désormais les entreprises anglo-saxonnes2. Espérons que le monde des affaires résiste mieux que l’académie au poison du nouveau politiquement correct.

  1. Dans l’ordre : origine ethnique, genre, sexe, orientation sexuelle, capacité physique, classe sociale.
  2. Des entreprises comme Accenture, Facebook, Goldman Sachs, Coca-Cola ou encore Google sont désormais en première ligne pour démontrer leur engagement sans borne en faveur de ce qu’il est désormais coutume d’appeler l’« inclusion » – la promotion des minorités de toutes sortes. Par exemple, Accenture UK incite ses employés à devenir des « alliés », c’est-à-dire à « agir pour promouvoir une culture inclusive et tolérante quelle que soit son identité » et à s’engager « pour un lieu de travail inclusif » de la « santé mentale » , de « la communauté LGBT » et des « personnes handicapées ».
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-6/les-degats-du-politiquement-correct-sur-les-campus-anglo-saxons.html?item_id=5742
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