Bruno RACOUCHOT

Directeur de Comes Communication et de la lettre Communication & Influence (www.comes-communication.com).

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Regarder les choses en face

Les entreprises françaises exercent dans un contexte de guerre économique multiforme. Leurs dirigeants doivent être plus avertis et mieux armés. Des services et des experts s’y emploient. La réaction doit cependant gagner en vigueur. Le combat exige de la lucidité, de la clarté et de la vaillance.

La désignation de l’ennemi est le fondement du politique. Cet aphorisme constitue l’un des piliers de l’œuvre du juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985), qui compte aussi parmi les plus grands spécialistes de l’histoire des relations internationales. Désigner l’ennemi, c’est clarifier l’échiquier des rapports de force, préliminaire indispensable à l’engagement d’une stratégie. Autrement dit, pour opérer cette désignation de l’ennemi, il faut savoir, nommer et dire. Savoir exige que le travail de la pensée se fasse logiquement et lucidement. Nommer implique d’énoncer clairement pourquoi l’ennemi s’impose justement comme ennemi. Dire, enfin, suppose que l’on ait le courage de la formulation dialectique, donc la force mentale nécessaire pour affirmer sans ambiguïtés la réalité de la situation que l’on doit affronter, définir le champ à explorer et désigner les partenaires – amis ou ennemis – auxquels on va être confronté. Cette règle vaut pour la philosophie politique. Elle demeure d’une perpétuelle actualité en matière géopolitique. Ce n’est pas un hasard si l’exégète de l’œuvre de Carl Schmitt en France, Julien Freund (1921-1993), consacra l’essentiel de ses travaux à une réhabilitation du concept de réalisme. Carl Schmitt comme Julien Freund méritent d’être relus – ou découverts – de toute urgence. Car désignation de l’ennemi et retour au réalisme constituent des concepts clés pour qui tente aujourd’hui de discerner les logiques qui animent la sphère de la guerre économique. Ces concepts, en effet, ne sont pas l’apanage des seuls politiques. C’est aussi et surtout ceux qui sont en première ligne de cette guerre économique, à savoir les chefs d’entreprise et leurs équipes rapprochées, qui doivent se les approprier, les assimiler et in fine, les mettre en œuvre.

La guerre économique : concept et réalité incontestable

Bien que le chercheur et journaliste Ali Laïdi ait prouvé dans son Histoire mondiale de la guerre économique (Perrin, 2016) que celle-ci existe depuis la nuit des temps, universitaires, intellectuels, économistes et autres « faiseurs d’opinion » ont longtemps nié en France la réalité même du concept de guerre économique. En conséquence, nous avons déjà un temps de retard. Néanmoins, nul ne peut désormais nier que cette guerre est polymorphe et, envahissant l’ensemble des champs du réel, qu’elle frappe de plein fouet la société dans son ensemble et le monde de l’entreprise en particulier. D’où l’intérêt qu’il y a à étudier de près le concept de guerre économique systémique développé récemment par Christian Harbulot, fondateur en 1997 de l’École de guerre économique. « La guerre économique systémique, écrit-il, est un mode de domination qui évite de recourir à l’usage de la puissance militaire pour imposer une suprématie durable » 1. Dorénavant, il n’y a plus de fracture entre une sphère militaire détentrice du hard power et l’univers économique où serait supposé régner le « doux commerce » cher à Montesquieu. Le penchant français pour un certain idéalisme tel qu’il fut prôné dès le XVIIIe siècle s’est mué au fil du temps en un irénisme incapacitant, ayant pour corollaire un refus de prise en compte du réel, qui constitue de nos jours un sérieux handicap. Cette fâcheuse propension à être déconnecté du réel s’est aggravée avec la montée en puissance des mécanismes de censure et d’autocensure 2. Ce puissant mainstream inhibe les pensées en interdisant la perception du réel en tant que tel. Un tel blocage mental par l’interdiction, tacite ou non, de dire ce que l’on voit, constitue une arme de soft power redoutable.

Des réactions nécessaires

Le refus de nommer les choses a des conséquences pratiques très directes sur notre politique et notre économie. Dans le second volume de Sentiers de la guerre économique, sous-titré Soft Powers (VA éditions, 2020), Nicolas Moinet, professeur des universités et vieux routier des affaires d’intelligence économique 3, décortique de multiples cas pratiques où des entreprises françaises de toute taille sont confrontées à une kyrielle de méthodes déloyales mais efficaces. Espionnage, opérations d’influence, techniques d’ingérence, manipulation des normes, fraudes… La liste pour énumérer tous les cas de figure serait trop longue. Au plus haut niveau de l’État, marchant sur les brisées des grands précurseurs de l’intelligence économique que furent Alain Juillet ou Rémy Pautrat, certains hauts fonctionnaires sont conscients de l’âpreté du combat à mener. Pour preuve, le préfet Pierre de Bousquet de Florian, ancien coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, a récemment préfacé le manuel Survivre à la guerre économique (VA éditions, 2020), d’Olivier de Maison Rouge, avocat spécialiste des questions de renseignement, particulièrement écouté pour tout ce qui touche aux opérations juridiques en matière de guerre économique. Des structures d’État, au premier rang desquelles la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), mènent un travail pédagogique de sensibilisation en direction du monde de l’économie. Il y a urgence. Car le pillage et la mise en coupe réglée des entreprises françaises, notre éviction progressive de nos zones d’expansion politique ou économique – notamment par les Chinois ou les Anglo-Saxons – ne datent pas d’hier et ne se limitent pas à des start-up prometteuses. Quand General Electric fait main basse sur Alstom alors que l’un de ses dirigeants, Frédéric Pierucci, est enfermé dans une prison américaine, on voit clairement comment violence physique, imposition unilatérale des normes et prédation financière peuvent faire bon ménage sans que le monde patronal français ne prenne la pleine mesure de ce qui advient 4. Cette apathie ou cette paralysie sont d’abord imputables à une incapacité mentale d’appréhender le réel pour ce qu’il est. Le blocage réside d’abord et avant tout dans les cerveaux, en un hiatus majeur entre réalité médiatique et réalité « immédiatique ».

Se débarrasser du prisme médiatique, limiter la pression immédiate

Chez les dirigeants, qu’ils soient politiques ou économiques, le monde est souvent perçu d’abord comme une représentation médiatique. Le réel qui est mis à leur disposition (médias, rapports, analyses, etc.) est d’abord filtré, puis mis en forme et analysé par ceux qui « font l’opinion ». Ces derniers impriment aux événements qu’ils observent leur propre grille de lecture, qu’ils ont acquise dans les écoles où, sans en avoir nécessairement conscience, ils ont été formatés. Les faits observés sont dès lors mis en forme grâce au système de décryptage, le plus souvent réputé « scientifique » et admis comme seul valable, par ceux qui adhèrent – consciemment ou non – à la pensée mainstream. De même, les outils d’observation qui vont conforter ces analyses ne naissent pas ex-nihilo. Ils sont calibrés en fonction de paramètres très précis. Ainsi, les algorithmes sont ciselés selon des critères qu’impose ce même mainstream. En outre, le dirigeant politique ou économique s’entoure d’équipes elles aussi issues des mêmes moules, partageant les mêmes paramètres d’observation et surtout la même manière de percevoir le monde et de le jauger – voire de le juger. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de distorsions majeures entre le réel rapporté (médiatique) et ce qu’il est en réalité. Ce qui engendre des conséquences terribles dans le traitement des crises ou le déploiement des stratégies. Parmi les dirigeants, il y a ceux qui, dépourvus de tout esprit critique, suivent les leçons apprises sans barguigner. Viennent ensuite ceux qui doutent, mais craignent d’apparaître comme anachroniques et préfèrent adopter la politique de l’autruche. Enfin, il y a ceux qui sont parfaitement conscients de cette aporie mais semblent désarmés pour faire face. D’autant que communicants et conseillers sont là pour les freiner et les faire rentrer dans le rang. D’où l’angoisse des politiques et chefs d’entreprise à décider dans l’incertitude, comme l’a si bien analysé le général Vincent Desportes. Enfin, il faut intégrer ici le facteur temps. La pression qui s’exerce sur celui qui décide est d’autant plus forte qu’il est soumis au diktat de la réactivité, de l’immédiateté. Ce facteur, qui a pris une ampleur inégalée avec l’irruption d’Internet, a été concomitant avec la montée en puissance angoissante du vide stratégique – pour reprendre le titre d’un ouvrage de Philippe Baumard (CNRS éditions, 2012). Cette distorsion sans cesse croissante entre réel médiatique et réel « immédiatique » a ainsi des conséquences très concrètes pour le dirigeant d’entreprise et ses équipes. En voici un exemple tiré de ma modeste expérience.

Une expérience personnelle

Dirigeant depuis plus de deux décennies un cabinet spécialisé dans la mise en œuvre de stratégies de communication d’influence, qui opère sur plusieurs zones à l’international, je vis la moitié du temps au Brésil, pays que je fréquente depuis quarante ans. La France est le premier employeur privé étranger dans ce pays, avec plus de 500 000 salariés. Les plus grandes entreprises françaises y sont actives, parfois depuis longtemps. Géant entrepreneurial, force est de constater que nous y sommes un nain politico-stratégique. Nos majors sont attaqués de toutes parts par des ONG et leurs états-majors sont tétanisés, incapables de comprendre et donc de répliquer. Il ne fallait pourtant pas être grand clerc à l’été 2018 pour prévoir que Jair Bolsonaro, surfant sur les affaires de criminalité et de corruption, allait remporter la mise et devenir président du Brésil. Mais nos observateurs et dirigeants n’ont rien vu venir, se situant dans une posture morale, déconnectée du pays profond, donc par essence irréaliste. Vivant dans le sud du pays, j’observais dans le même temps à la manœuvre l’Espagne socialiste, l’Allemagne de Merkel et l’Italie de Conte. Ces pays, tous politiquement alors aux antipodes d’un Bolsonaro, développaient cependant un total pragmatisme, tandis que les officiels français se posaient en donneurs de leçons… Les PME et ETI du Rio Grande do Sul, l’État le plus au sud du Brésil, sont pour nombre d’entre elles de souche allemande ou italienne et entretiennent des liens constants avec leur pays d’origine. Quel formidable réseau économique ! À l’opposé, les actuelles querelles idéologiques entre dirigeants français et brésiliens font que nous sommes en position de faiblesse alors que de très belles opportunités se dessinent, par exemple en matière d’infrastructures. Pourquoi ce climat morose alors que la France a, jusqu’à ces dernières années, bénéficié d’une cote d’amour impressionnante au Brésil ? De fait, notre incapacité à regarder les choses en face, qu’elles nous plaisent ou non, nous empêche de nommer et de dire, donc de réagir. Une telle posture génère à l’évidence des conséquences terribles pour notre devenir géopolitique et économique. Tragique constat !

Une alchimie de la puissance et de l’influence

Alors, que faire ? S’extraire de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons exige deux qualités : la lucidité et le courage. Une fois que l’on a posé sur le réel un œil débarrassé des scories idéologiques et partisanes, une fois que l’on est parvenu à se dégager de la gangue du politiquement correct, il faut nommer les choses et dire. Aucune communication ne peut se déployer si elle n’est pas d’abord cadrée par une stratégie digne de ce nom. Donc en premier, se poser la question : quel est l’effet final recherché ? Si ce sont seulement les résultats financiers à l’horizon de trois mois, inutile d’aller plus loin. En revanche, penser sur le long terme exige une astucieuse alchimie entre stratégie et information-communication, entre puissance et influence. Regardons comment fonctionnent dans la plupart des pays les systèmes d’intelligence économique – qui d’ailleurs ne disent pas leur nom tant ils sont consubstantiels à leur manière d’être. Les États-Unis, par exemple, développent d’innombrables passerelles entre quatre mondes : politique, universitaire, économique et militaire. Les réseaux se multiplient et s’entrecroisent, tout comme l’accès aux bases de données. La justice, à géométrie variable, a pour boussole l’intérêt national, condamnant les entreprises étrangères et favorisant les locales. Les agences fédérales de renseignement collectent les données et abreuvent leurs partenaires publics et privés. Et nous, que faisons-nous face à ces rouleaux compresseurs ? Où en sommes-nous ? À travailler en silo… Or, comme le dit Nicolas Moinet, face à des dynamiques de réseaux, on ne peut pas rester dans des logiques de bureaux ! Ne nous leurrons pas, nous sommes arrivés à ce tipping point, ce point de rupture qu’évoque le journaliste Malcolm Gladwell. Pour que les choses bougent, dit-il en substance, il faut trois éléments : un contexte, une ligne directrice et des « oiseaux rares ». Le contexte est celui de la guerre économique dans laquelle nous nous trouvons immergés, que nous le voulions ou non. La ligne directrice peut ici être la prise de conscience que la guerre économique nous concerne tous et qu’il est grand temps de pratiquer un authentique patriotisme économique. Enfin, à nous d’être les « oiseaux rares » qui fassent se rencontrer et échanger experts et décideurs conscients de la gravité de la situation.


  1. Voir l’article de Christian Harbulot dans cette livraison de Constructif ainsi que les deux premiers numéros des Cahiers de la guerre économique, parus en 2020.
  2. Voir le dossier « Censure et autocensure », Constructif, no 56, 2020.
  3. Voir, notamment, son article « La transparence : opportunité ou danger dans la guerre économique ? », Constructif, no 51, 2018.
  4. Sur cette affaire, voir l’ouvrage de Frédéric Pierucci, Le piège américain, JC Lattès, 2019.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-3/regarder-les-choses-en-face.html?item_id=5772
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