Alain JUILLET

Président de l’Académie d’intelligence économique. Ancien haut responsable chargé de l’intelligence économique au secrétariat général de la Défense nationale.

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Tous concernés !

La guerre se déplace, globalement, des terrains militaires vers les confrontations économiques. Tandis que l’Occident semble moins prêt aux conflits guerriers traditionnels, certains grands pays, comme les États-Unis ou la Chine, se donnent les moyens de la puissance économique, pour l’affrontement et le renseignement. La guerre économique vise à protéger ou conquérir des marchés, à renforcer ou déstabiliser des régimes. Intensifié par la généralisation des risques de cybersécurité, le sujet doit préoccuper et intéresser toutes les entreprises. Une question de survie.

Depuis l’origine du monde chaque espèce a appris à lutter pour sa survie. Dans ce cadre, elle a découvert la nécessité de se défendre et l’intérêt de l’attaque pour assurer sa pérennité face aux multiples agresseurs. Toutes celles qui ne l’ont pas compris ont disparu, comme l’oiseau dodo de l’île Maurice, incapable de se défendre face aux porcs, rats et chiens amenés par les navigateurs.

Les êtres humains sont de loin les plus grands prédateurs, car leur combat pour la survie est passé de la protection de la tribu à la défense du territoire, puis à la prédation et l’exploitation des espèces végétales et animales et même de l’espèce humaine, cela pouvant aller jusqu’à l’anéantissement. Avec le temps, ce qui était une exigence pour la survie à court terme est devenu une politique. L’homme a su utiliser toutes les ressources de son intelligence pour organiser son action, apprendre à la justifier, et l’imposer comme la seule possibilité par la force ou la conviction. Comme l’a défini Clausewitz, la guerre est devenue la continuation de la politique par d’autres moyens. S’appuyant sur la foi, l’idéologie, les grands principes ou, plus prosaïquement, sur la loi du plus fort, les chefs, qu’ils soient élus ou héritiers, ont défendu leurs intérêts et ceux de leurs peuples envers et contre tous.

Même si l’histoire écrite par les vainqueurs les justifient, les massacres commis en 1099 par les croisés de Godefroy de Bouillon lors de la prise de Jérusalem, par Hernan Cortez en 1519 à Cholula chez les Aztèques ou par les aviateurs anglais du maréchal Harris sur Dresde en 1945 montrent qu’à toutes les époques tous les moyens sont bons pour gagner.

L’évolution de la guerre militaire

Dans l’histoire du monde, la puissance militaire a toujours été le moyen le plus efficace pour imposer sa loi. En-deçà de la guerre, la conscience de la force supérieure de l’adversaire a souvent permis d’imposer un ordre ou des règles avantageant le puissant. Rares sont les hommes qui sont prêts à risquer l’anéantissement en refusant de collaborer, comme on l’a vu dans notre pays il y a soixante-dix ans.

Selon le principe de l’épée et du bouclier, l’évolution a vu régulièrement se succéder les améliorations de l’un puis de l’autre comme armes de la victoire. Ils sont la clé de compréhension de la course à l’armement permanente que nous connaissons entre les principales puissances mondiales. Il faut, bien entendu, y ajouter les généraux stratèges qui, de César à Napoléon, ont su en tirer le meilleur parti pour faire la différence. Mais n’oublions pas le soldat qui, dans les guerres à équivalence d’armes et de capacités stratégiques, a servi de variable d’ajustement avec des niveaux de pertes considérables selon les époques, comme ceux atteints durant la Première Guerre mondiale.

L’arrivée de la bombe atomique et son emploi sur Hiroshima et Nagasaki ont bouleversé les règles par la puissance létale déployée, qui n’a cessé de se développer depuis. L’arrivée d’autres pays, déclarés ou pas comme possesseurs de la bombe, a bouleversé les équilibres, en application de la stratégie française de dissuasion défensive. La capacité de détruire gravement l’adversaire, même si on est soi-même détruit, change les règles du jeu. On en a la démonstration entre Israël qui la possède et l’Iran qui ne l’a pas encore.

De ce fait, il a fallu continuer à développer une puissance plus conventionnelle avec de nouvelles armes dans un espace à cinq dimensions, en y incluant le spatial et le cyber. Aujourd’hui la septième flotte américaine, qui contrôle l’ouest du Pacifique, a la puissance de feu de la totalité de la Deuxième Guerre mondiale. Face à cette course à l’armement, que les États-Unis dominent avec, en 2020, un budget de 732 milliards de dollars contre 261 pour la Chine, le problème est de savoir comment contourner cette hyperpuissance qui a la force de tout imposer.

De là est né le concept de « guerre hors limite », formulé par les colonels chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui en 1999. Selon ce concept, au lieu de chercher à être meilleur en frontal il faut exploiter les failles en sortant du cadre classique. On ne peut attaquer la septième flotte, mais elle devient inopérante si elle n’a plus de liaisons entre ses différents navires et avions. En application de cette théorie, les Russes ont inventé le missile sol-air S400 ou le système de brouillage Krasukha, tandis que les Chinois produisaient le missile hypersonique DF17. Notons qu’avec les découvertes sur la MHD (magnétohydrodynamique) de Jean-Pierre Petit en 1977, la France avait trente ans d’avance sur ces nouvelles technologies qu’elle n’a pas su utiliser. Comme avec Louis Pouzin pour l’Internet ou Emmanuelle Charpentier pour les ciseaux génétiques, nous avons le génie de laisser partir ailleurs le fruit de nos recherches.

Même si les démonstrations de force restent monnaie courante, les guerres frontales entre grandes puissances deviennent très incertaines. Cela favorise les conflits localisés pour imposer leur vision dans un pays ou une zone intéressante sur le plan stratégique. Comme on ne peut plus faire de guerre coloniale, on se construit des motifs plus ou moins crédibles pour faire la guerre directement ou via un intermédiaire. C’est ainsi que les grandes puissances règlent leurs comptes et mesurent leurs forces respectives dans l’appui à l’attaque ou à la défense d’un pays cible, par exemple en Ukraine, en Irak ou en Syrie. Dans ce cadre, la guerre de libération pour motif humanitaire n’est qu’un habillage médiatique et cynique, comme on l’a vu au Kosovo ou en Libye, avec des conséquences souvent pires que les motifs l’ayant justifiée.

Le problème majeur de ces guerres locales ou régionales est que, depuis soixante-dix ans, les pays occidentaux ne savent plus les gagner en dépit de leurs capacités militaires. De la Corée à l’Irak en passant par l’Indochine, la Syrie, l’Algérie ou l’Afghanistan, nous sommes chaque fois partis sans avoir réglé véritablement le problème. Avec l’expérience, il est apparu que nos pays n’étaient plus disposés à faire l’effort de guerre nécessaire, dans la durée, sous la pression médiatique des opposants et du refus de la mort qui caractérise les sociétés occidentales, qu’elle soit pour raisons militaires ou sanitaires.

La guerre économique globale

Face à ce constat qui s’impose progressivement à tous, il est apparu nécessaire de trouver un moyen de remplacement efficace pour mettre à genoux le pays qui refuse de se plier aux règles édictées par les grandes puissances.

La guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires, disait Clemenceau en 1887. Il le confirmera en 1917 en organisant la victoire. Dans l’histoire, on a régulièrement cerné des camps militaires, comme à Alésia ou Khe Sanh, assiégé des châteaux comme Château-Gaillard ou Orléans et des villes comme Troie ou Paris.

Chaque fois, l’objectif était de créer à l’intérieur des conditions de vie dramatiques pour briser l’esprit de résistance et forcer à céder. C’était le principe du général Philip Sheridan, auteur de la formule « un bon Indien est un Indien mort », qui encouragea les chasseurs de primes comme Buffalo Bill à tuer tous les bisons des plaines pour amener les Indiens, dont c’était la nourriture essentielle, à se replier dans les réserves insalubres qu’on leur destinait. C’était aussi celle du maréchal Koutousov dans sa tactique de la terre brûlée face à Napoléon pendant la campagne de Russie.

L’efficacité relative de ce type d’actions sur petite superficie a fait réfléchir les stratèges. Durant la Deuxième Guerre mondiale, quand on a constaté que la capacité de résistance de l’ennemi était encore très forte, il a été décidé de s’attaquer à l’outil de production industriel et de frapper directement les civils. Ce furent les bombardements des usines de la Ruhr qui diminuèrent sensiblement les capacités de l’armée allemande, tandis que dans la guerre du Pacifique les 85 000 morts civils des bombardements sur Tokyo firent plier l’esprit de sacrifice des Japonais. La guerre économique est donc passée du niveau local au niveau global, mais elle restait en complément de la puissance militaire.

Pour les Chinois, l’économie s’affirme comme le support prioritaire du développement interne et à l’international. Chez les Occidentaux, l’analyse des échecs militaires sur différents théâtres d’opérations durant la deuxième partie du siècle dernier a fait réfléchir. Les Américains ont pensé qu’il était temps de transformer l’économie en un véritable outil de puissance pour contrôler ses alliés et faire plier les opposants, en s’appuyant sur des textes légaux et des actions d’influence. Le modèle a été mis au point. Il fait ses preuves par étapes.

Quatre volets d’une confrontation qui s’intensifie

Sur le plan légal, on a commencé par interdire aux industriels étrangers, en particulier dans le domaine de la défense, de commercialiser des produits incluant des pièces américaines sans leur autorisation. C’est la règle Itar (International Traffic in Arms Regulations) qui a pénalisé toute l’industrie de l’armement, du spatial et de l’aéronautique européenne. Nous l’avons découvert à nos dépens pour le Rafale ou l’Airbus. On a ensuite, au mépris des règles internationales, mis en place en deux temps le concept de lois extraterritoriales, qui s’appliquent aux ressortissants et aux industriels de l’ensemble de la planète s’ils ne respectent pas les lois des États-Unis, passent par des sociétés américaines ou opèrent en dollars, qui est depuis Bretton Woods la monnaie de référence au niveau mondial. Dans un premier temps, il s’agissait de lutter contre la corruption et de pouvoir contrôler des entreprises étrangères concurrentes, comme on l’a vu avec la BNP Paribas. Dans un second, on a levé le voile pour appliquer ce principe à ceux qui ne veulent pas respecter les décisions politiques américaines, ce qui est évidemment très différent. Ce fut par exemple le cas de Total en Iran. L’affaire du gazoduc Nord Stream 2 en est une autre parfaite illustration. Disposant d’une production excédentaire par rapport à leurs besoins, les Américains veulent vendre du gaz de schiste aux Européens, dont la France a interdit la production chez elle. Pour empêcher les Russes de livrer du gaz moins cher par Nord Stream 2 à travers la Baltique et de se dispenser des droits de passage à l’Ukraine, les États-Unis ont voté et mis en œuvre des sanctions très lourdes visant les entreprises et les dirigeants qui osent leur tenir tête.

Le deuxième volet consiste en des actions d’influence ciblées pour déstabiliser l’adversaire, semer le doute sur ses capacités réelles et inciter fortement à choisir le produit qu’on veut imposer. Cela fait appel aux réseaux sociaux, aux médias et aux agents d’influence de tout ordre – politiques, médiatiques ou économiques. Un bel exemple en est l’affaire de la 5G avec Huawei, dont le véritable tort était d’avoir deux ans d’avance sur des concurrents américains et de pouvoir les remplacer. Or, cela aurait pénalisé les capacités américaines d’interception de la NSA, comme l’a montré Edward Snowden. Sachant que les Chinois risquaient de faire de même (développer l’espionnage à grande échelle), la vraie question était de savoir par qui nous préférions être écoutés, en oubliant qu’une solution européenne aurait réglé le problème. Un autre exemple en a été donné durant la crise sanitaire due à la Covid-19 par les actions d’influence des grands laboratoires mondiaux pour imposer leurs produits au détriment des autres dans un combat où le profit potentiel était évidemment prioritaire par rapport à l’intérêt général.

Un troisième volet, issu des deux premiers, est la mise en œuvre au niveau national de la politique de « changement de régime » lancée par George W. Bush mais développée surtout par Barack Obama. On crée des difficultés d’approvisionnement et des pénuries graves puis on encourage les révoltes et mouvements populaires pour changer le régime en place. Ce fut la clé du Printemps arabe, qui s’est révélé un échec, et de la politique iranienne de Donald Trump. Cette approche est dorénavant utilisée également au niveau de domaines considérés comme stratégiques, afin de mettre en difficulté des concurrents par des actions en amont ou en aval visant à provoquer des réactions des financiers et de la Bourse. L’interdiction de fourniture de puces électroniques aux entreprises chinoises vise à réduire la capacité de production et par contrecoup à déstabiliser les entreprises, qui ne peuvent plus respecter leur plan de développement. Notons que, dans ce domaine, les Chinois ayant le quasi-monopole sur les terres rares, ils ne se gênent pas pour menacer le reste du monde de hausses de prix ou d’arrêt des livraisons.

Le quatrième volet, consubstantiel aux trois autres, est l’utilisation des moyens apportés par le cyberespace. La capacité d’acquisition et de stockage des données grâce au big data, la rapidité d’algorithmes toujours plus performants, les apports de l’intelligence artificielle, le développement des réseaux techniques ou sociaux de tous ordres ont multiplié l’efficacité du renseignement. Or, celui-ci est indispensable pour mettre en œuvre toutes les facettes des opérations de guerre économique menées par les principaux pays et les entreprises essentiellement multinationales. Dans cette guerre digitale, le ciblage et le pillage des données utiles chez le concurrent sont monnaie courante, qu’ils soient opérés en direct ou avec une étape de rachat dans le Dark Web. La déstabilisation par l’image, visant le produit, le dirigeant ou l’entreprise, bénéficie de la couverture médiatique, consciente ou inconsciente, des ONG et des groupes de pression minoritaires. Le numérique, qui est devenu une nécessité pour le fonctionnement optimisé des entreprises, est donc aussi un élément essentiel des outils de la guerre moderne. Cette utilisation agressive implique de s’en protéger, d’où l’importance croissante de la cybersécurité.

Le problème nouveau vient du fait que le cyber-renseignement peut être réalisé par des entités étatiques de nombreux pays, mais aussi sous-traité à des groupes de hackers, à des organisations criminelles classiques, ou opéré directement par des sociétés possédant des experts et des moyens techniques propres. L’utilisation du cyber a considérablement baissé le coût d’acquisition des renseignements et des actions d’influence, ouvrant ainsi des champs d’opportunités à nombre d’opérateurs. Chacun de nous doit prendre conscience que le risque de subir des actions offensives s’est donc multiplié.

Tous concernés

La guerre économique évolue rapidement pour répondre aux besoins émergents dans tous les domaines stratégiques ou d’importance vitale. La compréhension de la géoéconomie et de la géopolitique est une obligation générale pour préparer l’avenir. La prise en compte de la différenciation par la culture est une nécessité pour sortir de la vision européenne d’un monde qui de son côté nous considère en déclin. Il faut comprendre que chaque grande branche de l’économie mondiale, régionale ou nationale a des besoins et des problèmes spécifiques qu’il faut connaître, pour les réduire ou les exploiter selon son positionnement.

Le réalisme s’impose comme un préalable à toute évolution face à des concurrents venus d’ailleurs qui utilisent tous les moyens pour construire des stratégies gagnantes. Toute activité et chacun des éléments humains ou techniques qui la composent sont des cibles potentielles Contrairement à la naïveté confondante de ceux qui croient encore que les marchés s’équilibrent par eux-mêmes dans le cadre de la mondialisation, nous sommes dans un monde où personne ne fait de cadeau. Dans le processus de guerre économique, il faut savoir se défendre et souvent attaquer pour survivre. Face à cette nécessité, nous sommes tous concernés.

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