La puissance par le commerce et par la force maritime
Selon Richelieu, l’intérêt commun doit guider le gouvernement des âmes et des hommes. Dans son fameux Testament politique (1688), paru posthumément, le cardinal-ministre exalte le pouvoir. Il souligne aussi l’importance du commerce comme socle de la puissance, pour la France, d’abord sur les mers. En des termes parfois anciens, mais aux accents résolument modernes.
C’est un dire commun mais véritable qu’ainsi que les États augmentent souvent leur étendue par la guerre, ils s’enrichissent ordinairement dans la paix par le commerce.
L’opulence des Hollandais qui, à proprement parler, ne sont qu’une poignée de gens, réduits à un coin de la terre où il n’y a que des eaux et des prairies, est un exemple et une preuve de l’utilité du commerce qui ne reçoit point de contestation.
Bien que cette nation ne retire de son pays que du beurre et du fromage, elle fournit presque à toutes les nations de l’Europe la plus grande partie de ce qui leur est nécessaire. La navigation l’a rendue si célèbre et si puissante par toutes les parties du monde qu’après s’être rendue maîtresse du commerce aux Indes orientales au préjudice des Portugais, qui y étaient depuis longtemps établis, elle ne donne pas peu d’affaires aux Espagnols dans les Indes occidentales, où elle occupe la plus grande partie du Brésil.
Comme en Angleterre, le plus grand nombre de ceux qui sont le moins accommodés se maintiennent par les pêches ordinaires, les plus puissants font un grand trafic en toutes les parties de la terre par la manufacture de leurs draps et par le débit du plomb, de l’étain et du charbon que produit leur pays. Il n’y a que le seul Royaume de Chine, dont l’entrée n’est permise à personne, auquel cette nation n’a point de lieu établi pour son trafic.
La ville de Gênes, qui n’a que des rochers en partage, fait si bien valoir son négoce qu’on peut, sans contredit, la dire la plus riche d’Italie ; et l’Espagne aurait de la peine à conserver une partie de sa domination sans le secours qu’elle reçoit des Indes.
La seule France, pour être trop abondante en elle-même, a jusqu’à présent négligé le commerce, bien qu’elle puisse le faire aussi commodément que ses voisins, et se priver par ce moyen de l’assistance qu’ils ne lui donnent, en cette occasion, qu’à ses propres dépens.
La pêche de la mer océane est le plus facile et le plus utile commerce qui puisse être fait en ce Royaume. Il est d’autant plus nécessaire qu’il n’y a point d’État au monde si peuplé que la France, que le nombre de ceux qui s’y trouvent dévoyés du chemin du salut est fort petit à proportion des catholiques qui, vivant sous les lois de l’Église romaine, s’abstiennent un tiers de l’année de l’usage des viandes. On ne s’y sert point de dispenses pratiquées en Espagne pour manger en tout temps de la viande sous un titre spécieux.
Ce commerce est d’autant plus aisé que nous avons un grand nombre de matelots qui, jusques à présent, sont allés chercher emploi chez nos ennemis pour n’en trouver pas en leur pays. Et nous ne tirerions pas seulement le fruit des morues et des harengs, mais, ayant de quoi occuper nos mariniers, au lieu d’être contraints de fortifier nos ennemis en nous affaiblissant, nous pourrons porter en Espagne et autres pays étrangers ce qu’ils ne nous ont apporté jusqu’à présent que par le moyen des matelots français qui les servent.
La France est si fertile en blés, si abondante en vins et si remplie de lins et de chanvres pour faire les toiles et cordages nécessaires à la navigation, que l’Espagne, l’Angleterre et tous nos voisins ont besoin d’y avoir recours. Pourvu que nous sachions bien nous servir des avantages que la nature nous a procurés, nous tirerons l’argent de ceux qui voudront avoir nos marchandises qui leur sont si nécessaires, et nous ne nous chargerons point de beaucoup de leurs denrées, qui nous sont si peu utiles. Les draps d’Espagne, d’Angleterre et de Hollande ne sont nécessaires que pour le luxe. Nous pouvons en faire d’aussi beaux qu’eux. Nous pouvons les avoir plus commodément par le moyen de nos grains et de nos toiles, si nous voulons les prendre en échange pour faire double gain. Nos pères s’étant bien passés des draps de Berry, nous pouvons bien maintenant nous contenter des draps qu’on fait présentement en France, sans recourir à ceux des étrangers.
La France est assez industrieuse pour se passer, si elle veut, des meilleures manufactures de ses voisins. On fait à Tours des pannes si belles qu’on les envoie en Italie, en Espagne et autres pays étrangers. Les taffetas unis qu’on y fait ont un si grand débit par toute la France qu’il n’est pas besoin d’en chercher ailleurs. Les velours rouges, violets et tannés s’y font maintenant plus beaux qu’à Gênes. Les meilleures toiles d’or s’y font plus belles et à meilleur marché qu’en Italie.
Ainsi, il nous sera fort aisé de nous priver de ce commerce qui ne peut nous servir qu’à fomenter notre fainéantise et nourrir notre luxe, pour nous attacher solidement à celui qui peut augmenter notre abondance et occuper nos mariniers, de telle sorte que nos voisins ne se prévalent plus de nos travaux à nos dépens.
Si les sujets du Roi étaient forts en vaisseaux, ils pourraient faire tout le trafic du Nord, que les Flamands et Hollandais ont attiré à eux. Parce que tout le Nord ayant absolument besoin de vin, de vinaigre, d’eau-de-vie, de châtaignes, de prunes et de noix, toutes denrées dont le Royaume abonde et qui ne s’y peuvent consommer, il est aisé d’en faire un commerce d’autant meilleur qu’on peut rapporter des bois, des cuivres et du goudron, choses non seulement utiles à notre usage, mais nécessaires à nos voisins qui ne les sauraient tirer d’eux sans nos marchandises.
Je n’entre point dans le détail du commerce qui se peut faire aux Indes orientales et en Perse, parce que, l’humeur des Français étant si prompte qu’elle veut la fin de ses désirs aussitôt qu’elle les a conçus, les voyages qui sont de longue haleine sont peu propres à leur naturel.
Cependant, comme il vient grande quantité de soies et de tapis de Perse, beaucoup de curiosités de la Chine et toutes sortes d’épiceries de divers lieux de cette partie du monde, ce négoce ne doit pas être négligé.
Il est certain que nous ne pouvons nous passer de la plus grande partie des marchandises qui se tirent du Levant : les soies, les cotons, les cires, les maroquins, la rhubarbe et plusieurs autres drogues qui nous sont nécessaires. Il est certain que, si nous ne les allons quérir, les étrangers nous les apportent et tirent par ce moyen le profit que nous pourrions faire nous-mêmes.
Il faudrait être aveugle pour ne pas connaître que le trafic n’est pas seulement avantageux mais qu’il est tout à fait nécessaire.
Quelque utilité que puisse apporter le commerce maritime, jamais les Français ne s’y attacheront avec ardeur si on ne leur fait voir les moyens aussi aisés que la fin en est utile. Un des meilleurs expédients qu’on puisse prendre pour les animer à leur propre bien est qu’il plaise à Sa Majesté de leur vendre tous les ans à bon marché de ses vaisseaux, à condition qu’ils s’en serviront au trafic et ne les pourront vendre hors du Royaume.
Outre le profit des particuliers, l’État recevra un grand avantage d’un tel ordre, en ce que les marchands se trouveront dans cinq ou six ans considérables par le nombre de leurs vaisseaux et en état d’en assister le Royaume, s’il en a besoin, ainsi qu’il se pratique en Angleterre, où le Roi se sert, en cas de guerre, de ceux de ses sujets sans lesquels il ne serait pas si puissant qu’il est sur la mer.
Si Sa Majesté trouve bon d’accorder au trafic quelque prérogative qui donne rang aux marchands, au lieu que vos sujets le tirent souvent de divers offices qui ne sont bons qu’à entretenir leur oisiveté et flatter leurs femmes, elle rétablira le commerce jusqu’à tel point que le public et le particulier en tireront un grand avantage.
Enfin, si, outre ces deux grâces, on a un soin particulier de tenir les mers de ce Royaume nettes de corsaires, ce qui peut se faire aisément, la France ajoutera dans peu de temps à son abondance naturelle celle que son abondance a portée aux pays les plus stériles.
Pour assurer l’Océan, il ne faut que six garde-côtes de deux cents tonneaux et six pinasses bien armées, pourvu que le nombre de vaisseaux soit toujours à la mer.
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