Slobodan DESPOT

Directeur et rédacteur en chef d’Antipresse.net.

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Activisme, guerre économique et contournement démocratique

Dans la guerre d’image et de positions que se livrent des entreprises et des nations, une galaxie d’ONG recourt aux manipulations, délations et déstabilisations. Cette nébuleuse activiste, parfois en lien avec l’État profond, soutient des causes et des intérêts. Puissance informatique et renseignement sont mis au service de secteurs singuliers et d’ambitions nationales particulières. Les États-Unis et maintenant l’empire du Milieu sont particulièrement impliqués.

Des « géants endormis »… qui ne dorment jamais

En 2019, dans le sillage des débats sur la loi Avia, la France découvrait soudain l’existence et l’action d’une mystérieuse ONG destinée à « nettoyer » l’Internet de ses contenus politiquement incorrects. Sleeping Giants (« les géants endormis ») étaient une organisation de surveillance qui revendiquait quelque 5 000 membres. Cette police virtuelle se proposait de démasquer les sites « racistes, sexistes, xénophobes, homophobes et antisémites ». Ses premières cibles en France furent Valeurs Actuelles, Boulevard Voltaire et CNews. Son mode opératoire consistait à « informer » les annonceurs partenaires de ces sites sur la « nocivité » des canaux diffusant leur publicité afin, justement, de tarir ces sources de revenus. Tel un vrai « corbeau » (maître chanteur), l’organisation ne révélait rien sur elle-même, ses propres structures ou son financement.

Cette opération de chantage ne rencontra aucune résistance au sein du gouvernement. Au contraire, elle semblait parfaitement cohérente avec le projet de loi Avia débattu à la même époque. Le 17 décembre 2019, le secrétaire d’État au numérique, Cédric O, se félicita devant les sénateurs d’un amendement relatif à cette loi, visant à responsabiliser pénalement les annonceurs en les obligeant à constater et publier la destination de leurs publicités, en particulier celles qui se retrouveraient, justement, sur de tels sites « dissidents ». Pour le cas où le législateur ne le suivrait pas, Cédric O ajoutait une curieuse menace : « Je suis certain que certaines organisations se pencheront sur le sujet et les alerteront. » 1

Que cachait, au-delà de la mode de la délation qui se répand de plus en plus dans l’Europe dite démocratique et libérale, cette attaque étrangement coordonnée contre certains acteurs de l’Internet français, révélatrice d’une alliance tacite entre le pouvoir en place et une obscure ONG ? Si l’on déroule l’écheveau des filiations et des alliances, on découvre un tableau surprenant. Ce qui apparaît comme un conflit culturel est aussi l’un des champs de bataille d’une guerre multidimensionnelle dont l’enjeu n’est rien de moins que la domination économique du monde de demain.

Comme pour beaucoup d’ONG à façade moralisatrice, la centrale de cette « prévôté en ligne » se trouve aux États-Unis. Les Sleeping Giants sont apparus au lendemain de l’élection inattendue de Donald Trump. Leur mission était de neutraliser les sites ayant contribué à cette élection en les frappant au porte-monnaie. Dans leur croisade contre Breitbart. com ou le présentateur Tucker Carlson sur Fox News, ils sont allés jusqu’à mobiliser une coalition pour persuader la direction de MasterCard de refuser à ces sites le paiement par carte bancaire. L’Open Society Foundation de George Soros se trouvait parmi les soutiens. La nébuleuse groupée derrière les buts idéologiquement très marqués et les actions pour le moins discutables des Sleeping Giants est représentative de ce qu’on appelle désormais couramment l’État profond. À la croisée des big data, des nouvelles technologies de l’information et de la haute finance, le pouvoir réel se sent de plus en plus à l’étroit dans le carcan imposé du mécanisme démocratique. Le secteur « non gouvernemental », qu’il s’agisse d’organisations à vocation humanitaire ou d’armées privées, n’ayant de comptes à rendre à personne sinon à ceux qui le financent, apparaît comme l’un des outils privilégiés du dépassement de ce carcan. Cette guerre de l’ombre est activement soutenue par l’appareil d’expansion de l’empire américain, où la guerre économique est synonyme de la guerre d’influence, et les deux s’inscrivent dans l’arsenal de la guerre tout court.

États-Unis : une stratégie de pouvoir fusionnelle

L’« État profond » n’est rien d’autre que la désignation de la mainmise informelle de l’industrie et de la finance sur les institutions démocratiques, jugées inefficaces et caduques. Le président Trump a nommé cette coalition le « marais » (swamp), évoquant un milieu fluide, opaque, stagnant et, bien entendu, malsain. Le paradoxe est que Trump lui-même, en tant qu’homme d’affaires, a trempé sa vie durant dans ce pouvoir de coulisses qui a le moyen, aux États-Unis plus qu’ailleurs, de faire et de défaire les chefs d’État. Ne serait-ce qu’en raison du coût en milliards d’une campagne électorale.

La fusion public-privé, aux États-Unis, est une réalité ancienne que les sociétés européennes, traditionnellement ancrées dans l’éthique de la séparation des pouvoirs et le culte des institutions, n’ont jamais pu envisager dans toutes ses conséquences. Nous continuons depuis plus d’un siècle de faire « comme si » l’économie et la politique étatique aux États- Unis étaient dissociées comme elles le sont chez nous. Du même coup, les Européens se sont privés d’outils de compréhension et de riposte. Dès les années 1960, un livre fascinant – mais imprudemment vantard – de l’historien Carroll Quigley a livré les clés officieuses du pouvoir américain. D’orientation progressiste, Quigley était un penseur éminent de l’establishment américain. Bill Clinton, notamment, l’avait publiquement salué comme son mentor. Dans Tragedy and Hope 2, Quigley annonce que l’effondrement de l’URSS n’est qu’une question de temps et soutient que la civilisation anglo-saxonne est déjà planétaire. Ayant éliminé toutes les formes de société alternatives, elle s’apprête à dissoudre l’épopée dans le management et à clore la tragique histoire humaine au profit d’une prospérité heureuse 3. Quigley explique que cette prospérité est due au pouvoir avisé d’une caste de capitaines de l’industrie et de la finance – les Carnegie, Vanderbilt, J.-P. Morgan, Rockefeller – qui tiennent l’ensemble de la société par les rênes de l’argent et choisissent le personnel élu sans a priori idéologique 4. Les pouvoirs publics, dès lors, apparaissent comme les pures marionnettes, formellement ointes par le suffrage populaire, d’intérêts privés.

De fait, l’exécutif américain n’a rien à refuser aux corporations. Depuis la fameuse mise en garde du président Eisenhower 5 en 1961, on est averti que la politique extérieure, mais aussi intérieure, est lourdement influencée par un « complexe militaroindustriel » nourri par le contribuable et justifiant l’augmentation constante de ses crédits par des menaces souvent extrapolées. Au sein de ce complexe, la manipulation de l’opinion est une pratique constante, et la frontière entre le secteur économique, le secteur militaire et le secteur du renseignement apparaît indiscernable.

La montée en puissance de ce lobby industriel correspond également au développement fulgurant de la technologie informatique, qui deviendra dans les années 1990-2000 le principal outil de l’hégémonie économique américaine. Or, la logique de ce développement n’a pas grand-chose à voir avec le mythe des « inventeurs idéalistes bricolant dans leurs garages » lié à l’expansion de la micro-informatique dans les années 1970.

Le rôle de l’arme informatique

Le sociologue californien Theodore Roszak popularisa le concept de « contre-culture » pour définir la révolte de la jeunesse américaine au temps de la guerre du Vietnam. Cette révolution culturelle serait aussi le terreau d’une autre révolution : celle de l’informatique personnelle débouchant sur l’Internet et les réseaux sociaux.

Jusqu’alors, l’informatique n’était qu’un outillage bureautique survitaminé vendu par les cols blancs à lunettes carrées du géant bleu IBM. Dans la Silicon Valley, elle allait prendre une dimension… mystique. En 1984, Apple lançait son fameux Macintosh avec le slogan « 1984 [l’année] ne sera pas comme 1984 [le roman de George Orwell] » et la promesse de briser le carcan totalitaire d’une société orwellienne ! On voit aujourd’hui où menait le chemin pavé de si nobles intentions.

Quelques années plus tard, Theodore Roszak consacrait un essai prémonitoire à la « secte informatique » 7, à la religion déjà ancienne de l’intelligence artificielle, à ses temples et à ses prêtres. Il y souligne que les milieux militaires ont d’emblée placé leurs mouettes dans le sillage du navire informatique. Ils ont consacré des investissements stratégiques à ce qu’ils considéraient comme un outil de suprématie, avant tout dans le domaine du cryptage- décryptage. Une grande part de ces placements étaient consentis en pure perte. Or, de même que les militaires surjouaient la menace, les pionniers de la « tech » gonflaient les promesses de leur science pour entretenir la pompe à subsides. C’est ainsi, relève ironiquement Roszak, que les « percées décisives » dans l’« intelligence artificielle » ont toujours été « sur le point d’arriver » à une échéance de deux ou trois ans !

L’industrie technologique et la culture qui en émanait allaient rapidement devenir l’arme de pointe d’une guerre économique féroce contre le reste du monde, où les États-Unis tenteraient une rocade inouïe : la plus-value par la « dématérialisation ». Délocaliser la production de marchandises « dures », pour se concentrer sur la production de biens virtuels. Et cela a marché au-delà de toute espérance, mais avec deux dégâts collatéraux qui pourraient s’avérer fatidiques.

D’abord, la paupérisation accélérée des classes moyennes, dépossédées de leur emploi et ponctionnées dans leurs revenus par la Silicon Valley 8. Ensuite, le considérable enrichissement de la Chine, qui a permis de financer sa propre irruption dans l’économie virtuelle. Ces deux effets auront été des chevaux de bataille de la campagne victorieuse de Trump en 2016 et des facteurs de sa popularité inattendue aux États-Unis.

Le renseignement, nerf de la guerre

En 2001, le géopoliticien Jean-François Tacheau recensait, dans un essai, les Stratégies d’expansion du nouvel empire global 9 et se demandait si la France était prête à affronter l’expansionnisme à la fois brutal, souple et coordonné d’une puissance qui subordonnait tout à l’intérêt de sa propre prospérité – et y mettait les moyens nécessaires. La démarche américaine, expliquait-il, consiste en un tout intégré. Stratégies économique, culturelle et militaire avancent de concert et se soutiennent mutuellement. Les multinationales américaines, entre autres choses, peuvent bénéficier des services du renseignement d’État pour anticiper et déjouer les projets de leurs concurrents – « coups de pouce » impensables dans d’autres pays.

De ce point de vue, l’investissement informatique allait rapidement s’avérer payant. Le public l’ignore généralement, mais le géant Google doit son existence à un subside de la CIA. Il existe des récits circonstanciés de la manière dont la « communauté du renseignement » a « financé, nourri et incubé Google dans le cadre d’un projet de domination mondiale par le contrôle de l’information » 10. Des aperçus sur les liens de la start-up, devenue géante, avec le renseignement émergent parfois et disparaissent aussitôt (les algorithmes du moteur de recherche ne filtrent pas le Web pour rien). Ainsi en 2010, Google et la CIA ont coïnvesti dans un moteur de surveillance des réseaux appelé Recorded Future (!) et visant à prédire les agissements des individus et des groupes par l’analyse exhaustive de leurs échanges.

Le véritable enjeu

Depuis lors, et en particulier durant l’année électorale 2020, Google et les autres géants de la tech, en particulier Twitter et Facebook, se sont abondamment investis dans le bras de fer entre Trump et le « marais » – aux côtés de celui-ci, dans son avatar démocrate – non en tant que plateformes de services neutres (ce qu’ils sont formellement), mais en tant qu’éditeurs et « orienteurs » de contenus. La bataille politique, en l’occurrence, masque des enjeux économiques d’envergure planétaire. La soumission de la tech et des puissances financières à l’institution démocratique, ou la subordination des institutions à un pouvoir économique de plus en plus mal à l’aise avec les frontières, politiques ou autres. Avec, à l’horizon, la question cruciale du rapport avec la Chine : le pacte ou la guerre à mort ?

Car, en beaucoup moins de temps qu’il n’en aura fallu à l’empire américain, l’empire du Milieu a compris, assimilé et développé l’outil numérique jusqu’à basculer dans une société de la dématérialisation quasi complète. En très peu de temps, des sociétés minuscules sont devenues leaders de l’économie dématérialisée. Alibaba talonne Amazon au pinacle du commerce en ligne et Huawei est déjà le maître mondial des réseaux de communication. Cette percée n’aura été possible que par une alliance plus étroite encore – mais, ici, tout à fait officielle – entre le pouvoir politique et les acteurs de l’économie. L’équation posée à l’Occident par le retournement de ses propres armes est peut-être insoluble. Elle détermine, de près ou de loin, l’ensemble des chamboulements économiques, sociaux et politiques dont nous sommes aujourd’hui les témoins abasourdis. Mais c’est là un tout autre chapitre…


  1. Voir Arnaud Dotézac, « Géants endormis… ou insomniaques de la censure ? » Antipresse, n° 214, 5 janvier 2020 (https://antipresse.net/geants-endormis-ou-insomniaques-de-la-censure/).
  2. Carroll Quigley, Tragedy and Hope. A history of the world in our time, McMillan, 1966.
  3. C’est une idée que reformulera Francis Fukuyama avec sa célèbre théorie de la fin de l’histoire.
  4. Il en va ainsi du président Woodrow Wilson, progressiste mais « nullement radical », selon Quigley. « Après tout, il avait accepté du financement personnel de la part de riches industriels tels que Dodge et McCormick durant son professorat à Princeton, et ce genre de pratiques ne cessèrent nullement après son entrée en politique en 1910 » (Tragedy and Hope, p. 76).
  5. « La présence simultanée d’un énorme secteur militaire et d’une vaste industrie de l’armement est un fait nouveau dans notre histoire. Cette combinaison de facteurs a des répercussions – d’ordre politique, économique et même spirituel – perceptibles dans chacune de nos villes, dans les chambres législatives de chacun des États qui constituent notre pays, dans chaque bureau de l’administration fédérale. Certes, cette évolution répond à un besoin impérieux. Mais nous nous devons de comprendre ce qu’elle implique, car ses conséquences sont graves. Notre travail, nos ressources, nos moyens d’existence sont en jeu, et jusqu’à la structure même de notre société. » Discours de fin de mandat resté connu sous le nom de « discours du complexe militaro-industriel », 17 janvier 1961.
  6. Theodore Roszak, Vers une contre-culture. Réflexions sur la société technocratique et l’opposition de la jeunesse, Stock, 1970 (1re éd. 1969).
  7. Theodore Roszak, The cult of information. A neo-luddite treatise on high-tech, artificial intelligence, and the true art of thinking, University of California Press, 1994.
  8. Voir l’interview de l’investisseuse high-tech Swati Mylavarapu sur le syndrome « Robin des Bois à l’envers » de la tech, consistant à dépouiller les pauvres pour enrichir les riches, OneZero, 18 novembre 2020 (https://onezero.medium.com/tech-must-get-uncomfortable-with-its-impact-on-society-an-interview-with-swati-mylavarapu-21e27d541296).
  9. Jean-François Tacheau, Stratégies d’expansion du nouvel empire global, l’Âge d’homme, 2001.
  10. Voir Nafeez Ahmed, « How the CIA made Google », Insurge Intelligence, 22 janvier 2015 (https://medium.com/insurge-intelligence/how-the-cia-made-google-e836451a959e).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-3/activisme-guerre-economique-et-contournement-democratique.html?item_id=5768
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