Jacques HOGARD

Président du groupe Epee – Experts partenaires pour l’entreprise à l’étranger (www.epee.fr).

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La diplomatie d’entreprise

La diplomatie d’entreprise, complément et parfois alternative à la diplomatie d’État, s’impose comme une discipline nécessaire. Mobilisant des réseaux de confiance et d’influence, cette activité diplomatique permet résolutions de crises et conquêtes de nouveaux marchés à l’international. Pour une entreprise, quelle que soit sa taille, il s’agit de pouvoir se protéger et se développer, dans un contexte de compétition accrue, notamment dans les zones compliquées.

On parle beaucoup aujourd’hui, dans les milieux d’affaires internationaux mais aussi institutionnels, de « diplomatie d’entreprise ». Au point de se demander ce que représente concrètement cette expression, ce qu’elle signifie et quel en est l’intérêt, pour peu qu’elle soit pratiquée avec éthique et professionnalisme.

Une rencontre personnelle avec la diplomatie d’entreprise

Avant de rentrer de manière plus académique dans le vif du sujet, je voudrais introduire mon propos par une anecdote : comment ai-je personnellement fait la découverte de la diplomatie d’entreprise ? Tout simplement, un peu comme Monsieur Jourdain faisant de la prose, sans le savoir, lorsque je m’y suis essayé moi-même par le jeu des circonstances.

C’était il y a près d’une quinzaine d’années en Serbie, où un important groupe français faisait face à une situation jugée alors inextricable. Ayant acquis quelques années auparavant une société en Voïvodine, entreprise d’ailleurs bien auditée au préalable par un cabinet d’audit spécialisé en fusions-acquisitions, ce groupe ne parvenait pas à en prendre le contrôle effectif du fait du maintien d’une équipe de management très soudée et surtout très proche de certains réseaux locaux très puissants. Alors qu’ils avaient eu recours à des avocats français et serbes, leur coûtant d’ailleurs fort cher pour un résultat jusque-là nul, les dirigeants parisiens avaient tenté de mobiliser la diplomatie officielle, celle du Quai d’Orsay et de l’ambassade de France à Belgrade. Mais, là encore, pour tout un ensemble de raisons, sans résultats probants. C’est alors qu’ayant entendu parler du cabinet d’intelligence stratégique que je venais de créer avec mon associé et surtout de ma connaissance de la région, ces dirigeants s’adressèrent à moi en dernier recours. Pour tout dire, si je disposais d’une expérience personnelle dans ce pays, directement liée à la fin de mon parcours militaire 1, je n’avais pas mesuré jusqu’alors combien cet épisode particulier allait m’ouvrir des portes en Serbie d’abord, mais aussi ultérieurement, dans l’ensemble du monde slave et orthodoxe. Et surtout qu’il allait m’ouvrir des perspectives passionnantes grâce à la « diplomatie d’entreprise ».

C’est ainsi que, parti pour Belgrade afin de tenter d’y plaider la cause de ce groupe français qui cherchait à s’extraire de la situation pénible et coûteuse dans laquelle il se débattait, sans solution satisfaisante apparente, j’ai pu en quelques jours, par des réseaux de confiance très personnalisés, totalement déconnectés du monde des affaires, établir un contact direct, franc et chaleureux avec le Premier ministre de l’époque, Vojislav Kostunica. L’homme n’était évidemment pas informé de l’affaire dont je le saisissais. Il en comprit tout de suite l’importance et l’enjeu. Souffrant d’une mauvaise réputation de par la désinformation massive dont elle faisait l’objet depuis le début des années 1990 et souffrant aussi des conséquences directes des guerres qui disloquèrent la République fédérale de Yougoslavie et détruisirent une part importante de ses infrastructures, la Serbie était alors dans une situation économique mauvaise, dont elle commence tout juste à émerger d’ailleurs. Introduit par des amis communs, je n’eus aucun mal à convaincre le Premier ministre de se saisir personnellement du règlement de cet épineux problème, qui pouvait, s’il venait à être connu publiquement, constituer un repoussoir aux investissements étrangers et notamment français. Cette affaire fut réglée à la grande satisfaction de mon client en un temps record, dans le délai incroyablement court de moins d’un mois après mon retour à Paris.

C’est ce premier épisode, bientôt suivi d’un autre, certes différent mais similaire à certains égards, en Côte d’Ivoire, qui me convainquit de développer professionnellement ce concept de diplomatie d’entreprise. J’avais en fait bien compris que les entreprises ont aujourd’hui très souvent besoin d’une diplomatie parallèle, d’une diplomatie qui leur soit propre, déconnectée, pour ne pas dire indépendante, de la diplomatie d’État, laquelle subit ses propres contraintes, parfois contraires, pour des raisons d’ordre politique, aux intérêts des entreprises. Vivant cela de façon très opérationnelle, très proche du terrain, je réalisais qu’il y avait là une nouvelle discipline, une nouvelle compétence à développer et à mettre au service de nos entreprises, dans un contexte international marqué par une compétition souvent agressive et sans pitié.

Comment définir la diplomatie d’entreprise ?

Les termes « diplomatie d’entreprise » sont apparus il y a un peu plus d’une dizaine d’années, du fait des importantes mutations économiques et politiques, conséquences des grands bouleversements, notamment géopolitiques et technologiques, des dernières décennies. Aujourd’hui, ce concept s’est imposé. C’est ainsi que fleurissent les articles, études, ouvrages, conférences, qui en font la promotion.

Beaucoup de définitions, plus ou moins complètes et satisfaisantes, en ont été données. Je voudrais souligner ici celles qui nous sont proposées, d’une part, par Béatrice Collin, codirectrice de l’Institut européen et international (IEI) et professeure à l’ESCP, et, d’autre part, par Jean-Luc Meier, cofondateur et associé gérant de Strategic Expansion Solutions et professeur à l’université de Pennsylvanie. Ces définitions, sont à mon sens, celles qui correspondent le mieux à ma propre expérience opérationnelle de la diplomatie d’entreprise.

Écoutons d’abord Béatrice Collin : « La diplomatie d’entreprise (ou corporate diplomacy) est peu connue du grand public, elle est souvent confondue avec le lobbying ou les relations institutionnelles. Pareille confusion relève d’une vue très étroite de cette profession complexe. Celle-ci s’inscrit dans une perspective beaucoup plus large : la diplomatie d’entreprise consiste en effet à développer la capacité politique, relationnelle et sociale de l’entreprise, afin que celle-ci puisse interagir positivement et coconstruire avec l’ensemble des parties prenantes des pays ou régions dans lesquels elle s’implante. L’objectif est d’assurer pérennité et performance économique à long terme. Sur le plan conceptuel, cette forme de diplomatie est un domaine émergent qui croise deux champs a priori distincts : les relations internationales, la géopolitique, l’analyse sociale et sociétale avec la vision stratégique de l’entreprise et son management » 2.

Voyons maintenant ce qu’en dit Jean-Luc Meier : « La diplomatie d’entreprise est la capacité à développer des intérêts commerciaux par la création d’alliances d’importance stratégique avec des personnalités clés externes (des gouvernements, des analystes, des médias, des ONG, des groupes d’intérêts et des parties prenantes), permettant ainsi de mettre en œuvre efficacement et d’accomplir les objectifs de l’entreprise » 3.

Du concept à l’action

La première raison d’être de l’entreprise étant la création de valeur, la diplomatie d’entreprise a pour objectif prioritaire concret l’extension de ses marchés extérieurs, ou, en situation de crise, le maintien de ses positions à l’international face aux aléas politiques, économiques ou sociaux. Elle traduit l’importance des nouvelles relations à établir entre les dirigeants de l’entreprise et les pouvoirs publics.

La diplomatie d’entreprise est donc bien un nouvel outil de stratégie d’influence dans un monde où la diplomatie n’est plus le monopole des États et où la guerre économique est devenue une évidente réalité. Cela est dû, bien sûr, à la multiplication des acteurs non étatiques sur la scène de jeu internationale : médias, ONG, fondations, think tanks et entreprises multinationales ont un poids toujours croissant par rapport à la diplomatie étatique traditionnelle. Et puis celle-ci, même si elle a inventé comme une sorte de déclinaison officielle la « diplomatie économique », n’est souvent pas la mieux armée pour assister les entreprises dans leurs stratégies de développement, voire dans la défense de leurs intérêts lorsque ceux-ci sont mis en danger. Les contraintes historiques, géopolitiques, psychologiques, et les orientations politiques du moment peuvent constituer en effet autant d’obstacles à une action de la diplomatie d’État. Quant à la diplomatie d’entreprise, elle n’est en rien concurrente de cette dernière, mais, au contraire, elle en est l’indispensable complément, voire l’alternative salvatrice lorsque le contexte politique entre les pays concernés est, temporairement ou non, « difficile », voire bloquant. Il est évident que, dans l’intérêt de l’entreprise, une parfaite coopération ou en tout cas une cohérence soient établies entre la diplomatie d’État officielle et la diplomatie d’entreprise privée.

Mais si les grands groupes internationaux, qui pèsent naturellement de par leur taille, leurs activités, leur capacité d’influence parfois plus que les États, tant au plan économique que politique et social, jouent un rôle actif et moteur dans ce domaine, disposant en interne de véritables équipes spécialisées de « diplomates d’entreprises », il ne faut cependant pas mésestimer les besoins en ce domaine des ETI et PME à la conquête des marchés extérieurs, notamment dans les pays émergents, où le droit constitue encore bien souvent, malgré les apparences, une donnée très élastique !

Il est frappant de constater en effet que ces entreprises, par nature les moins armées en termes de capacités d’influence, sont très souvent soumises à des problématiques sérieuses qui peuvent, si elles ne sont traitées comme il convient au moyen d’actions d’influence menées au niveau requis, les amener à un constat d’échec souvent irréversible avec son lot de conséquences potentiellement désastreuses.

C’est là que le recours à des cabinets spécialisés peut être recommandé, soit que l’entreprise ait un problème particulier que ni le droit ni la diplomatie classique ne savent résoudre, soit qu’elle cherche à réussir un projet d’envergure dans un pays nouveau, complexe par définition, où elle ne dispose pas de réseaux sûrs, de confiance et influents.

Dans un contexte marqué par l’obsession de la compliance, la diplomatie d’entreprise peut parfois évoquer pour certains esprits malveillants le recours à des « intermédiaires », dont la réputation douteuse ou sulfureuse n’est plus à faire.

Or, il n’en est rien. La diplomatie d’entreprise, pour être efficace, est une discipline nécessairement éthique. Elle implique chez ceux qui la pratiquent, tant au sein de grandes multinationales que de cabinets spécialisés, des qualités humaines et morales tout aussi importantes que leurs aptitudes intellectuelles, leur culture générale et leurs compétences en matière de négociations.

Pour ma part, je considère qu’un bon diplomate d’entreprise doit inspirer considération et respect avant toute chose.

Je me souviens ainsi d’une mission menée en Hongrie il y a moins de dix ans pour le compte d’une ETI française, menacée d’une nationalisation rapide et sans appel. Après avoir établi pour elle un contact direct avec le directeur de cabinet du Premier ministre Viktor Orban (ce qui constituait en soi déjà un beau succès, alors que les relations franco-hongroises étaient compliquées et que l’ambassadeur de France à Budapest, qui était un ami, m’avait expliqué pourquoi il ne pouvait agir dans ce dossier), quelle n’a pas été la surprise du directeur général international du groupe (et la mienne !) que j’accompagnais à Budapest pour entamer des négociations difficiles, de nous entendre dire que, s’il pouvait ainsi être reçu à ce niveau avec des perspectives d’un possible accord, c’était à moi, son accompagnateur, qu’il le devait, tout simplement parce que la partie hongroise « savait qui j’étais » et qu’elle avait « confiance en ma parole d’officier » !

Pour finir

En langage militaire, si souvent repris aujourd’hui dans la langue des affaires, il est coutume de dire, avec raison, « pas un pas sans renseignement ». Cela justifie d’ailleurs pleinement le développement de l’intelligence économique dans sa dimension de renseignement depuis la publication du rapport Martre il y a plus d’un quart de siècle 4. Aujourd’hui, on peut ajouter cette autre maxime élémentaire, indispensable à toute préparation d’opération militaire : « pas un pas sans appui ».

C’est précisément tout le sens de cette diplomatie d’entreprise, outil stratégique remarquable à la disposition des entreprises pour initier, réussir ou améliorer leur déploiement à l’international, y garantir la pérennité de leurs projets et la sécurisation de leurs investissements. Quelle que soient la taille et la puissance de l’entreprise qui s’exporte à l’international, quelle que soit la nature de son activité ou de son projet, elle ne peut s’affranchir sans risques majeurs de l’impérieuse nécessité de concevoir, avant d’agir, un plan d’opération comportant les données complètes d’information dont elle a besoin pour maîtriser son environnement humain, culturel, économique, social, professionnel, concurrentiel, etc., mais aussi l’organisation correspondante de sa propre diplomatie, pièce maîtresse de son développement, de son rayonnement et de sa pérennité là où elle est engagée. Paraphrasant le Grand Timonier, on peut même dire qu’une stratégie de diplomatie d’entreprise assurera à celle-ci d’être comme un poisson dans l’eau là où elle aura choisi de s’implanter et de se développer, y compris dans les pays et régions du monde considérés, à tort ou à raison, comme les plus complexes.


  1. J’avais en effet commandé en 1999 le groupement des forces spéciales françaises agissant sous commandement de l’Otan au Kosovo. J’ai raconté ce que fut cette expérience à la fois douloureuse et extraordinaire dans un essai engagé : L’Europe est morte à Pristina, éditions Hugo & Cie, 2014.
  2. Voir l’intégralité de ce texte sur le site de l’IEI : https://iei.escpeurope.eu/fr/IEI/Index/articles/5.
  3. Voir les expertises de Jean-Luc Meier sur le site www.fr.fine-relations.ch.
  4. Commissariat général du Plan, travaux du groupe présidé par Henri Martre, Intelligence économique et stratégie des entreprises, la Documentation française, 1994..
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-3/la-diplomatie-d-entreprise.html?item_id=5778
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