La Russie, ce marché qui vous tend la main !
Les entreprises françaises auraient tort de bouder un pays en pleine expansion économique, attaché à la France par une relation quasi affective. À condition de savoir éviter certains écueils, elles peuvent aller de l'avant.
Évoquer la Russie et prétendre à l'exhaustivité est une gageure. Ce territoire de plus de 17 millions de kilomètres carrés (soit 31 fois la France ou 2 fois les États-Unis) et de 143 millions d'habitants, entre Europe et Asie, est à lui seul une énigme, un défi à la puissance et une invitation à l'imagination.
Des princes varègues à Vladimir le Grand, qui fait, en 988, du christianisme orthodoxe la religion d'État, de l'invasion tartaro-mongole à la dynastie Romanov, de la révolution d'Octobre à celle de décembre 1991, la Russie a construit son histoire sur le modèle des poupées gigognes. Immense puissance européenne pendant le règne napoléonien, laboratoire des idées révolutionnaires dès le début du XXe siècle, mère patrie d'Alexandre Pouchkine, de Dostoïevski ou de Soljenitsyne, la Russie incarne une certaine idée de la complétude qui ne s'impose pas spontanément.
Vouloir la connaître, a fortiori vouloir y développer ses activités, c'est accepter son immensité, ses contradictions et, surtout, une vision du monde qui n'est pas forcément la nôtre.
Se débarrasser des préjugés
La mondialisation et la libéralisation consécutive des échanges que notre siècle a distillées n'ont pas réussi à altérer cette autonomie inhérente à la Russie, qu'il est par ailleurs impossible d'ignorer ou de diluer tant elle est consubstantielle à son existence. À n'en pas douter, cette irréductibilité existentielle a été (et continue d'être) la cause volontairement cachée des velléités nord-américaines, trop nombreuses pour ne pas être un tant soit peu suspectes. Car si la Russie en vient régulièrement à refuser les nouveaux principes d'aide à la mondialisation (ingérence humanitaire, modélisation démocratique, etc.) tant vantés par les puissances occidentales, c'est peut-être précisément parce que ces principes constituent une sorte d'arme hégémonique.
Alors, évoquer la Russie, c'est probablement d'abord se faire à l'idée qu'elle est une grande puissance (certes malmenée au XXe siècle) qui refuse plus que jamais d'être la vassale d'autres puissances. N'en déplaise aux Américains, mais aussi aux Occidentaux et aux Chinois, la souveraineté est le pilier central du credo poutinien. C'est le concept de « démocratie souveraine », chère à Vladislav Sourkov, le penseur du régime.
Comme n'importe quelle puissance, la Russie a ses atouts, ses richesses, son génie, et bien entendu ses failles. Il faut donc appréhender ce pays comme on apprécie un ami : avec ses qualités et ses défauts. Cela impose, dès le départ, de se délivrer des préjugés, tant de fois rebattus par l'idéologie de l'Ouest (plus encore aujourd'hui qu'hier) et dont nos médias se font si souvent l'écho sans nuances. Alors, une fois ces quelques principes entérinés, et seulement à partir de ce moment-là, la Russie s'offre et les échanges peuvent commencer, avec leur lot de surprises et aussi, pourquoi le nier, de déconvenues potentielles.
Constater la « résurrection » de la Russie
La chute du mur de Berlin, en 1989, provoque deux ans plus tard l'effondrement de l'Union soviétique. En décembre 1991, l'éphémère premier et dernier président de l'URSS, Mikhaïl Gortbatchev, démissionne de sa charge, consacrant ainsi la disparition de l'Union soviétique, mais aussi et surtout celle du système communiste qui avait régné sur la Russie et ses satellites durant plus de soixante-dix ans.
Après les années Eltsine, soit une décennie de turbulences chaotiques, l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 marque, il faut bien le reconnaître, le début d'une spectaculaire opération de redressement de la Russie. D'emblée, l'objectif de Poutine est de redonner la grandeur à son pays par la restauration de l'État, en retrouvant les moyens d'une politique de puissance.
Deux mandats successifs de Vladimir Poutine, de 2000 à 2008, puis un mandat de Dmitri Medvedev, de 2008 à 2012, permettent de faire émerger progressivement, non sans difficultés et parfois au prix de quelques entorses aux standards occidentaux, une nouvelle Russie résolument engagée sur le chemin de la puissance retrouvée et de la modernisation.
Les grandes étapes de ce parcours sont la restauration de la souveraineté et de la puissance de l'État (notamment avec la création des sept districts fédéraux et la nomination par le pouvoir des gouverneurs de région), la réappropriation des ressources naturelles et la lutte contre les féodalités oligarchiques qui se sont constituées et indûment enrichies à la faveur de l'effondrement de l'URSS, la mise en place d'un véritable capitalisme d'État dont le fleuron est aujourd'hui Gazprom, outil essentiel à la maîtrise des réseaux d'hydrocarbures d'est en ouest, et, bien sûr, le retour aux valeurs traditionnelles russes.
Poutine réussit ainsi l'extraordinaire synthèse du patriotisme russe le plus ancien et le plus moderne, exaltant aussi bien la Grande Guerre patriotique que la canonisation de Nicolas II et de sa famille, l'Église orthodoxe étant désormais considérée officiellement comme le principal pilier identitaire, historique, politique et social de la Russie éternelle.
Si la corruption et le crime organisé n'ont certes pas encore été totalement éradiqués, il faut toutefois reconnaître que leur recul progressif est l'œuvre de la « tandemokratia » illustrée par les présidences alternées de Poutine et de son dauphin Medvedev. Ainsi, par exemple, le maire de Moscou, Iouri Loujkov, convaincu de pratiques douteuses, sinon mafieuses, a-t-il été limogé en septembre 2010 après avoir été dix-huit ans en fonction. Comme l'a déclaré avec réalisme Dmitri Medvedev : « Nous n'allons pas vaincre la corruption en un an, ni en deux, et mon mandat n'y suffira pas. Certes, les succès sont presque absents. Mais pour la première fois dans l'histoire millénaire de la Russie, nous avons créé une législation anticorruption. »
Ce qui frappe le visiteur occidental, année après année, c'est que la modernisation du pays est bien là : la hausse tangible du niveau de vie et l'apparition d'une vraie classe moyenne dans les villes, l'amélioration du système de santé et du logement, la rationalisation du fonctionnement de l'appareil d'État et l'accroissement des libertés individuelles.
Grâce à la hausse des cours des hydrocarbures, mais aussi grâce à l'augmentation de la consommation et des investissements, au moyen d'une politique de priorités industrielles et d'aménagement du territoire, la Russie s'est engagée sur la voie de la modernisation économique.
Malgré les nombreuses fraudes constatées, qui n'ont en réalité pesé qu'à la marge face à ce qui est une sorte de plébiscite - n'en déplaise aux opinions occidentales ! -, la récente et large réélection de Vladimir Poutine, le 4 mars dernier (63,6 % des voix), consacre ce travail de « résurrection » nationale opéré depuis douze ans, mais s'explique certainement aussi par la crainte de la Russie profonde de voir remises en cause la stabilité du pays et la continuité au sommet de l'État.
Entretenir la relation privilégiée France-Russie
En ce bicentenaire de la campagne de Russie (1812), il n'est pas inutile de rappeler que la France et la Russie ont beau s'affronter régulièrement, le plus souvent en matière de politique étrangère (comme on le voit encore ces temps-ci à propos de la Libye ou de la Syrie), il n'en demeure pas moins qu'existent entre les deux pays une admiration et une considération réciproques immenses.
Ce privilège hérité de notre histoire et de nos intellectuels est malheureusement bien souvent tout simplement ignoré des entreprises françaises, trop souvent pressées, sûres d'elles, et qui sont parfois, hélas, jugées non sans raisons « arrogantes », voire « hégémoniques ».
Il existe une francophilie réelle en Russie, qui est trop souvent ignorée ou méprisée. C'est bien dommage ! Cette dimension affective est couramment négligée, alors même que les Slaves ne fonctionnent, la plupart du temps, que dans le dépassement de la rationalité et dans la complaisance sentimentale. Cet atout considérable devrait au contraire être constamment cultivé, mis en avant, car il constitue un net avantage par rapport à bien d'autres concurrents économiques étrangers.
L'intrication de la politique et des affaires
C'est le grief majeur sans cesse fait à la Russie : l'intrication des milieux politico-sécuritaires et des milieux d'affaires. Si la situation s'est nettement améliorée depuis la fin des années Eltsine, il reste toutefois que la Russie peut encore, à certains égards, faire peur aux investisseurs étrangers.
En réalité, il n'est guère d'État dans le monde dont le milieu politique soit réellement à l'écart des milieux d'affaires. Il est vrai qu'en Russie l'ingérence du politique est certainement plus visible que dans bien des pays, qu'ils soient émergents ou non. Le « capitalisme d'État » cher à Poutine en est, bien sûr, une raison. Mais il faut dire également que nombre d'hommes d'affaires sont issus du monde militaire ou institutionnel. Le KGB a longtemps servi de pépinière de cadres à l'URSS puis à la Russie. D'ailleurs, Poutine lui-même n'en est-il pas un bon exemple ?
Il ne sert à rien de s'en offusquer, il s'agit là d'une réalité russe. En vérité plutôt rassurante, d'ailleurs, alors même que le régime a promulgué une législation anticorruption sans précédent et qu'une lutte sans merci a été déclenchée contre les « nouveaux riches », ces fameux oligarques qui ont fait leur fortune en pillant « les ressources du pays par la voie d'une privatisation totalement incontrôlée », comme le remarque Hélène Carrère d'Encausse.
Certes, il reste beaucoup à faire pour moraliser le monde des affaires. La corruption et les mafias en Russie existent toujours. Mais la stabilité du pays et la solidité du pouvoir, la modernisation de l'État et de l'économie sont autant de facteurs qui les font peu à peu reculer inexorablement.
Se faire assister des bonnes personnes
Pour être pragmatique et développer ses projets en Russie, il existe pour l'homme d'affaires français une voie relativement sûre : il doit identifier le bon « toit », c'est-à-dire le partenaire russe qui assurera à l'investisseur les meilleures garanties contre les prédateurs et affairistes de tout acabit. Autrement dit, le partenaire à la fois assez puissant économiquement et politiquement pour éloigner ceux-là, et digne de foi parce qu'une relation de confiance, voire d'amitié, aura été patiemment construite avec lui, garantissant le respect de la parole donnée et l'heureux aboutissement du marché conclu.
L'intuitu personae est un fait relativement incontournable dans les pays slaves. C'est notamment la mission des sociétés d'intelligence stratégique dignes de ce nom que de tisser les réseaux de haute qualité nécessaires au bon déroulement du processus de sélection du « bon » partenaire pour leurs clients. Démarche essentielle, prioritaire, pour s'implanter en Russie durablement et sereinement. Ces relations permettent d'éviter les écueils dans lesquels tombent si souvent les entreprises françaises, car ces réseaux de sollicitude permettent d'anticiper les mauvais coups et d'emprunter des chemins vertueux qui assurent la pérennité des affaires.
Il y a tant à faire en Russie...
La Russie est un pays qui compte. Des cinq pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), c'est, à n'en pas douter, celui qui nous est le plus proche par l'histoire, par la culture, par la complémentarité et la convergence des intérêts majeurs.
Avec sa population, ses frontières terrestres avec seize pays d'Europe et d'Asie, son économie marquée par le poids des industries extractives avec le gaz, le pétrole, le charbon, mais aussi avec son besoin de diversification et son ouverture naturelle et volontariste à l'Europe, dont elle constitue l'extrémité orientale, la Russie est naturellement tournée vers les échanges, et la France et ses entreprises y ont une carte à jouer, une carte maîtresse.
Les entreprises françaises doivent aller de l'avant. La crise, au lieu de les inhiber, doit au contraire les inciter à aller conquérir les marchés là où ils sont à prendre. Ce territoire immense offre des possibilités qui le sont tout autant. La compétition mondiale n'autorise pas l'hésitation et c'est précisément tout l'intérêt de l'intelligence stratégique, qui offre aux entreprises les moyens de se placer dans une dynamique de succès. Entreprises françaises, la Russie vous tend la main !
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