Une renaissance inespérée de la religion orthodoxe
Deux décennies à peine après la fin de l'URSS, l'Église russe cristallise toutes les contradictions de la Russie, mais son relatif conservatisme, sur un fond général de troubles, fait d'elle un facteur objectif de stabilisation et donc, indirectement, de démocratisation.
Qui, à lire la presse, n'inclinerait à penser que la Russie s'abandonne à quelque revival théocratique ? Ainsi de cette déclaration, lancée devant la Douma le 14 avril 2012, veille de la Pâque orthodoxe, par deux députés, l'un de Russie unie, le parti gouvernemental, l'autre du Parti communiste, qui incarne l'opposition depuis la fin de l'URSS : « Nous devons lutter législativement contre l'offensive libérale, les agressions sectaires, la sécularisation des mœurs, la propagation de l'hédonisme, entre autres idéologies totalitaires, afin de préserver l'identité spirituelle, culturelle, sociale et politique de notre Fédération, cette forme unique de la civilisation chrétienne dont est garante l'Église. » Cette motion a immédiatement suscité la formation d'un groupe parlementaire qu'ont rejoint avec enthousiasme une vingtaine d'élus communistes. Leur chef, Guennadi Ziouganov, nostalgique de la puissance soviétique et promoteur d'une restalinisation systématique, ne se considère-t-il pas comme un « orthodoxe athée » ?
Cette fois, la surenchère nationaliste sur fond d'exaltation religieuse a pris pour prétexte le sacrilège présumé commis par quelques punkettes encagoulées qui, le 21 février, ont fait irruption dans la cathédrale du Christ-Sauveur, au cœur de Moscou, pour dénoncer la manipulation des élections en pastichant le Te Deum, mis à la mode présidentielle. Depuis, leur provocation, justiciable de plusieurs années de prison, divise non seulement l'opinion publique mais aussi la hiérarchie ecclésiastique. Si certains prêtres réclament une punition exemplaire du blasphème, d'autres trouvent plus impies les spectaculaires démonstrations dévotionnelles de Vladimir Poutine, immanquablement retransmises par toutes les chaînes de télévision. Que le Christ-Sauveur ait servi de théâtre à cette performance et de motif à cette polémique est par ailleurs significatif : reconstruite à l'identique en 2000 après avoir été dynamitée en 1931, la cathédrale est le symbole paradoxal d'une renaissance inespérée, entre hypermnésie vertigineuse et amnésie volontaire.
Les martyrs de l'Église russe
Retour aux faits. De 1917 à 1991, sur presque un siècle, le patriarcat de Moscou a vécu ce qu'aucune chrétienté de l'Est, catholique en Pologne, protestante en RDA ou orthodoxe en Roumanie, n'a connu en quatre décennies, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin. En soixante-quinze ans, l'Église russe a donné plus de martyrs que toutes les Églises réunies en deux mille ans. Dès 1921, elle avait fait l'objet d'un plan officiel d'élimination. En 1941, proche de l'anéantissement, elle comptait 600 évêques, 40 000 prêtres, 120 000 moines et moniales disparus dans les camps, ainsi que 75 000 lieux de culte détruits. En 1958, après une brève accalmie gagnée au prix de son ralliement au régime face à l'envahisseur nazi, elle subissait, sous Khrouchtchev, une seconde vague massive de persécution et voyait à nouveau ses clercs déportés, ses paroisses, ses séminaires, ses monastères fermés. La répétition de la tragédie explique la prudence traumatique avec laquelle le patriarcat répondit, en 1988, à l'invitation que lui fit Gorbatchev de célébrer le millénaire du baptême de Vladimir le Grand, prince de Kiev, qui annonça la conversion de toute la Moscovie. On demandait à l'Église russe de renouer les fils de la mémoire de la Russie alors que, interrompue sur trois générations, sa propre mémoire vivante avait été engloutie dans le désastre.
Le recours inattendu du communisme finissant à son ennemi majeur et victime désignée reposait toutefois sur une évidence. Partout, le démembrement du bloc communiste s'accompagnait d'un réveil des identités ethniques et confessionnelles. L'humanité historique prenait sa revanche sur l'humanité abstraite de l'utopie. Le bloc était néanmoins à cheval sur la ligne de partage, courant de Riga à Split, qui s'était instituée à la fin de l'Antiquité entre les sphères latine et grecque, les empires carolingien et byzantin, les missions romaine et constantinopolitaine. Cette division fracturant l'Europe entre l'Ouest et l'Est, que l'on allait voir réapparaître entre Croates et Serbes à l'occasion des guerres d'ex-Yougoslavie, avait aussi correspondu à l'essor de deux civilisations et de deux modèles théologico-politiques. Au centralisme occidental répondait le maillage oriental : à la différence de la papauté, la première Rome, le patriarcat œcuménique, la seconde Rome, menait son apostolat dans les langues vernaculaires ; le baptême apportait aux peuples convertis un condensé où évangile et langue, religion et nation, culte et culture faisaient un. Après la chute de Constantinople en 1453, cette constitution singulière devait permettre à l'orthodoxie de survivre sous le joug ottoman. Mais elle ne la préparait en rien à l'avènement moderne de l'État-nation.
Une sorte de scission intérieure
Dernière venue parmi les Slaves christianisés, la Russie, ultime îlot de liberté, était promise à assumer et reconduire ce double héritage, impérial et ecclésial. Mais en lieu et place de l'idéal byzantin de la symphonie des pouvoirs, de l'alliance entre le spirituel et le temporel, se développa une mainmise de l'État sur l'Église qui, entamée à la Renaissance sous Ivan le Terrible, lecteur assidu de Machiavel, connut son acmé avec l'européanisation forcée promue par Pierre le Grand aux temps modernes et se conclut, en 1721, par l'abolition du patriarcat de Moscou, érigé deux siècles et demi plus tôt. L'orthodoxie russe vécut dès lors une sorte de scission intérieure : d'une part, elle était appelée à se concevoir toujours plus comme une institution sociale et administrative ; d'autre part, elle perpétuait sa vocation de façon clandestine à travers le mouvement monastique, prenant refuge dans la liturgie et la mystique, se reconnaissant dans les ermites, les « fols en Christ », le peuple souffrant et théophore dont les figures hantent l'œuvre d'un Dostoïevski. Cette césure ne fut comblée que le temps de la révolution, l'Église ayant choisi, en 1917, de s'émanciper de l'emprise tsariste en restaurant le patriarcat et en convoquant un concile général dont l'inspiration réformatrice annonçait Vatican II. C'est de cet espoir de renouveau que Lénine s'était voulu, au sens propre, le fossoyeur.
Le geste de Gorbatchev, en 1988, ranimait toutes les ambivalences de cet héritage. Outre qu'elles valaient signe d'apaisement sur la scène internationale, qu'elles scellaient l'échec du marxisme en tant que messianisme sécularisé et qu'elles permettaient de feindre un accompagnement maîtrisé du réveil alors planétaire du religieux, les célébrations du millénaire restauraient l'assimilation entre russité et orthodoxie. En assignant à l'Église le rôle de représenter à nouveau l'identité, l'Histoire, la société civile, ces célébrations en refaisaient le premier interlocuteur de l'État. De la sorte, l'Église se trouvait pleinement associée à la gestion de la sortie du communisme. Cet impératif de solidarité la contraignait à un esprit de responsabilité qu'amplifiaient les urgences de l'heure, alliant désordre politique, effondrement moral, paupérisation accélérée, démographie noire, catastrophe écologique. La reconnaissance de sa fonction morale avait ainsi pour prix sa participation au silence général sur l'immoralité du système dont elle avait pourtant essentiellement souffert. Son élimination aurait dû être le symbole de la discontinuité révolutionnaire. On lui demandait désormais d'entériner la continuité postrévolutionnaire. Avec, pour risque majeur, de se retrouver instrumentalisée.
Les volontés de rupture
Le pontificat d'Alexis II, élu sur le trône de toutes les Russies en 1990, aura pourtant été traversé par des volontés de rupture, particulièrement sous la présidence d'Eltsine, marquée par une profonde anarchie institutionnelle. En 1991, le premier patriarche libre de l'ère moderne anathématise les auteurs du putsch néostalinien et prend immédiatement acte du décès de l'URSS. D'un côté, il engage l'Église dans un travail caritatif, condamne le regain de l'antisémitisme, affirme le besoin de justice sociale. De l'autre, il réclame des droits singuliers, revendique le retour des aumôneries à l'école et dans l'armée, canonise comme martyre la famille impériale des Romanov. Sur la scène nationale, Alexis II promeut le dialogue interreligieux et coordonne les relations avec ces autres acteurs historiques de la Russie que sont le judaïsme, l'islam, le bouddhisme : il leur obtient même, à égalité avec l'orthodoxie, le statut de confessions protégées. Sur la scène internationale, il refuse obstinément toute rencontre avec le pape Jean-Paul II. En fait, Alexis II louvoie. Il bénéficie de la bienveillance intéressée du sommet de l'État, en quête de rassurance symbolique. Il se heurte à la résistance idéologique des administrations intermédiaires, en rien décommunisées. La nouvelle alliance se révèle vite bancale. On ne saurait trop dire qui, de l'Église ou de l'État, sollicite le plus l'autre. Le bilan de la rechristianisation de la Russie ressort pareillement mitigé. À la mort d'Alexis II, en 2008, l'appareil ecclésiastique a été plus que renforcé : les évêques se comptent à nouveau par centaines, les prêtres, les diacres, les moines, par dizaines de milliers, les baptêmes par millions. Paroisses, couvents, séminaires ont rouvert et font le plein. Moscou est de nouveau la ville des quatre cents clochers. Mais, si 80 % des Russes se déclarent de foi orthodoxe, ils sont moins de 3 % à avoir une pratique assidue.
Puissance, rayonnement... et conservatisme
C'est son successeur, Kyrill, longtemps en charge des affaires étrangères de l'Église, qui illustre au mieux le destin de l'orthodoxie russe pour avoir compris son importance géopolitique. Avec sa centaine de millions de fidèles estimés, le patriarcat de Moscou représente la moitié de l'ensemble du monde orthodoxe. Pour avoir réussi à ramener dans son giron ses branches dissidentes de l'émigration et à ranimer ses anciennes missions, il est désormais présent sur les cinq continents, où ses installations font office de relais diplomatiques et culturels. Il demeure surtout la seule entité juridique à encore couvrir l'entier territoire ex-soviétique, des pays Baltes au Caucase, en passant par l'Ukraine. C'est en faisant valoir cette puissance de rayonnement que Kyrill s'est rendu incontournable, y compris pour Poutine. Au point, lors des manifestations de l'hiver 2012, de pouvoir appeler consécutivement le Kremlin et les contestataires au respect de l'ordre et à l'unité nationale. Mais le patriarche sait aussi imposer son propre agenda à l'œcuménisme : renvoyant à plus tard la réconciliation des Églises, il apporte à Benoît XVI son plein soutien sur un front commun conservateur qui n'évite pas certains accents de croisade morale.
Un même conservatisme domine la vie quotidienne de l'Église en Russie, où le rigorisme de la piété l'emporte trop souvent sur la créativité théologique. Ici comme ailleurs, le fait religieux se crispe sur les questions de mœurs. Ici, à la différence d'ailleurs, cette crispation se double d'une angoisse quant au redressement du pays et de la société, au prix de lourdes ambiguïtés. Il se pourrait cependant qu'au lieu de signaler une dérive théocratique, cette attitude renvoie à l'attentisme inhérent à toute situation de transition. Comme y insistait Soljenitsyne, citant la Bible, il fallut quarante ans de désert et que disparaisse la génération qui avait adoré le veau d'or avant que n'apparaisse la Terre promise. Deux décennies à peine après la fin de l'URSS, l'Église russe cristallise ainsi toutes les contradictions de la Russie. Mais, paradoxe pour paradoxe, son conformisme, sur un fond général de troubles, fait d'elle un facteur objectif de stabilisation et donc, indirectement, de démocratisation.
Aussi, qui voudra retrouver l'univers spirituel de l'orthodoxie, la glorification de la transcendance et de l'incarnation qu'opèrent l'or, l'encens et les icônes, la transfiguration de l'humanité qu'invoquent la liturgie et la prière de l'Orient chrétien devra se détourner des grands centres urbains et de leurs cadres institutionnels pour emprunter les chemins qui mènent aux monastères de Sibérie ou de la mer Blanche. En ce sens, l'orthodoxie russe n'en a pas fini avec sa scission originelle. Mais c'est en ce sens également que la Russie se redécouvre et demeure la Russie.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-6/une-renaissance-inesperee-de-la-religion-orthodoxe.html?item_id=3180
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article