Sommaire N°32

Juin 2012

Didier RIDORET

Avant-propos

Les paradoxes de la Russie

Pascal MARCHAND

Un long chemin vers la démocratie

Natalia NAROTCHNITSKAÏA

La Russie face aux nouvelles réalités géopolitiques

Web

Aymeric CHAUPRADE

Le retour de la grande Russie

Daniel VERNET

Un pouvoir ébranlé

Alexandre MELNIK

La société civile, horizon de l'après-Poutine ?

Arnaud KALIKA

La corruption, un mal national

Jean-François COLOSIMO

Une renaissance inespérée de la religion orthodoxe

Jacques SAPIR

L'économie doit concrétiser ses brillantes potentialités

Jean de GLINIASTY

Des projets pour la décennie 2010

Frédéric LACAVE

Entreprendre en Russie : un parcours à préparer

Irina SIDOROVA

Un contexte des affaires en mutation

Yves ZLOTOWSKI

La croissance n'élimine pas les risques

Jacques HOGARD

La Russie, ce marché qui vous tend la main !

Maxime FILANDROV

Les nécessaires progrès du développement durable

Nicolaï PAVLOVITCH KOCHMAN

Le bâtiment sur la voie de l'autorégulation

VO

Serge CUNIN

Ne transposons pas notre modèle français !

François PERRAULT

Il faut bien peser le pour et le contre

Besoins en logements : éléments d'une controverse

Claude TAFFIN

Une notion ambivalente à la mesure délicate

Alain JACQUOT

Combien de logements construire chaque année ?

Laurence HERBEAUX, Yannick MORIN

Une grande disparité territoriale de la demande potentielle

Bernard COLOOS

Mitage ou expansion urbaine cohérente ?

Michel MOUILLART

Il faut construire partout en France

Christophe ROBERT, Anne-Claire MÉJEAN-VAUCHER

Le mal-logement, un phénomène massif

Jacques SAPIR

est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), directeur du Centre d’étude des modes d’industrialisation (Cemi- EHESS) et professeur associé à l’École d’économie de Moscou (MSE-MGU).

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L'économie doit concrétiser ses brillantes potentialités

Alors que la Russie est sortie de la crise qui l'a violemment touchée de 2008 à 2010, la modernisation de son économie constitue aujourd'hui une priorité absolue pour le nouveau président. L'effort public devra être soutenu afin de permettre le lancement de grands programmes.

L'économie russe est sortie de la crise depuis le printemps 2010, marquant ainsi sa différence avec les autres économies européennes. La vigueur de la croissance retrouvée, environ 4,3 % en 2011 après un résultat similaire en 2010, plus de 4,7 % pour la production industrielle en 2011, doit cependant s'apprécier à l'aune de la violence de la crise que la Russie avait connue de la fin de l'automne 2008 au début de 2010. Néanmoins, il est clair que le pays a retrouvé une expansion marquante de son économie, s'inscrivant en cela dans la continuité des années qui ont suivi la crise financière de 1998 et que l'on appelle, un peu abusivement, les « années Poutine ». Si la croissance a bien résulté en partie des politiques mises en œuvre sous ses deux premières mandatures, les bases en furent posées par le rétablissement économique réalisé l'hiver 1998-1999 par Evgueni Primakov.

Une pente de forte croissance

Cette croissance forte s'inscrit donc dans une tendance que l'on peut suivre depuis 1998. Alors que les premières années de la transition (1991-1998) avaient été marquées par une dépression de grande ampleur, le pays s'est largement reconstruit à partir de 1999

Graphique 1. PIB à prix constants (2008)

Graphique 1. PIB à prix constants (2008)

Source : Comité fédéral aux statistiques de la Fédération de Russie (GKS).

Après la période des années 1989-1998, qui fut marquée tout à la fois par le passage de l'économie de type soviétique à une économie plus décentralisée, les troubles nés de la destruction de nombreuses institutions économiques, un processus de privatisation resté largement illégitime pour une majorité de la population et une dépression extrêmement importante, l'économie a commencé à se redresser à partir du quatrième trimestre de 1998. La crise financière d'août 1998, marquée par un défaut sur la dette interne du gouvernement et par une importante dévaluation, a soldé les erreurs des politiques économiques de ces années. Mais un processus de croissance, largement porté par le marché intérieur, a pu s'engager après la destruction d'un marché spéculatif qui drainait la plus grande part de l'épargne au détriment des investissements (les bons du Trésor, ou GKO) et parce que la dévaluation a redonné brusquement à l'économie russe sa compétitivité.

Tableau 1. Sources de la croissance depuis 2000, en pourcentages

Tableau 1. Sources de la croissance depuis 2000, en pourcentages

Source : « Dolgosrochnyj prognoz razvitija ekonomiki Rossii na 2007-2030 gg » [Prévisions à long terme du développement économique
de la Russie], IPEN-ASR, Moscou, mai 2007. Rapport pour le Premier ministre de la Fédération de Russie.

La croissance, très importante à cette époque, fut essentiellement tirée par la demande des ménages, les exportations ne commençant à jouer un rôle sensible dans ce processus qu'à partir de 2002. Ceci est cohérent avec l'évolution des prix des hydrocarbures, qui n'ont commencé à monter qu'à partir du second semestre de 2003. La hausse des prix des hydrocarbures a cependant été sensible par la suite, ce qui a permis aux taux de croissance de rester très élevés jusqu'à la crise de 2008-2010.

Cette situation fut mise à profit par le gouvernement pour reconstruire le système fiscal et s'assurer du paiement de l'impôt par les grandes sociétés oligarchiques issues du processus de privatisation.

Tableau 2. Évolution de la pression fiscale en Russie

Tableau 2. Évolution de la pression fiscale en Russie

* Revenus des assurances sociales d'État et autres revenus non compris.

Sources : Banque centrale de Russie et ministère des Finances.

De ce point de vue, les recettes fiscales ont atteint un sommet en 2007, avec près de 40 % du PIB contre 21,1 % en 1999. La baisse enregistrée en 2009 et 2010 a essentiellement été liée aux dégrèvements dont les entreprises ont bénéficié afin d'amortir le choc de la crise.

L'excédent primaire ainsi retrouvé a permis un désendettement de l'État russe (essentiellement par rapport aux prêts consentis par le FMI). L'accroissement des ressources fiscales a aussi permis le lancement des grands programmes, les « priorités présidentielles » (éducation, logement, santé et agriculture), qui ont permis de soutenir la croissance quand les effets bénéfiques de la dévaluation se sont estompés.

La forte hausse de l'investissement que la Russie a connue à partir de fin 2000 a aussi permis une modernisation importante de l'outil industriel, qui s'est combinée avec une politique relativement volontariste dans ce secteur. Il est ainsi faux de croire que l'industrie russe se reposerait toujours sur le stock de capital de la période soviétique. Près de 68 % du stock de capital fixe ont été mis en place entre le début de 1999 et la fin de 2008, soit en neuf années, et 50 % en six années seulement depuis 2003. La hausse de la productivité du travail en témoigne.

Tableau 3. Croissance, en pourcentages, de la productivité horaire du travail d'une année sur l'autre et sur la période 2003-2008

Tableau 3. Croissance, en pourcentages, de la productivité horaire du travail d'une année sur l'autre et sur la période 2003-2008

Source : Comité fédéral aux statistiques de la Fédération de Russie (GKS).

Cependant, celle-ci s'est accompagnée d'une hausse des coûts salariaux unitaires, due à une augmentation des rémunérations en Russie mais aussi à celle du taux de change nominal de 2006 à 2008.

Le bilan de ces années depuis 1998 apparaît donc comme très favorable pour l'économie. La Russie a « effacé » la dépression de 1989-1998. Mais elle ne s'est pas contentée de retrouver son niveau de 1989, tant en PIB par habitant (2006) que pour le PIB global (2007). L'appareil productif s'est transformé en profondeur, en particulier dans les industries manufacturières, du fait de l'implantation de sociétés étrangères mais aussi par un phénomène de diffusion des innovations, tant dans les processus de production que dans les produits ou dans la commercialisation de ceux-ci.

Une crise violente, rapidement surmontée

La période de crise que la Russie a connue du fait de la crise internationale a duré de fin 2008 au premier trimestre 2010. Cette crise a été violente, en particulier dans l'industrie mais aussi dans l'accumulation du capital fixe. Si la production industrielle s'est rétablie dès avril 2010, ce qui est même légèrement anticipé par les évolutions des volumes du fret ferroviaire (en raison d'une réaction plus lente des industries gazières et pétrolières par rapport aux industries manufacturières), on constate que, comme lors de la crise de 1998, l'investissement a mis plus de temps à réagir.

Cependant, une fois la confiance dans les perspectives économiques de la Russie revenue, l'indice du capital fixe a de nouveau augmenté régulièrement et ne semble pas du tout avoir été affecté par les manifestations de ces derniers mois

Graphique 2. Taux de croissance en glissement annuel

Graphique 2. Taux de croissance en glissement annuel

Source : Banque centrale de Russie.

De plus, il faut noter que, pendant la crise, le revenu réel de la population a été globalement préservé et que le taux de chômage s'est maintenu dans des limites pleinement acceptables. Cela est le signe indubitable que le gouvernement a cherché à limiter l'impact de la crise sur la population.

De fait, aujourd'hui, le taux de chômage est revenu à son niveau d'avant la crise. De ce point de vue, on peut affirmer que la crise est aujourd'hui effacée

Graphique 3. Chômage et revenus dans la crise de 2008-2010

Graphique 3. Chômage et revenus dans la crise de 2008-2010

Source : Banque centrale de Russie.

Taux d'intérêt et erreurs politiques

La crise a été provoquée par deux causes. La première est externe : c'est la contraction de la demande pour les exportations russes due à la récession mondiale et la baisse des prix (pour les hydrocarbures) qui en a découlé. Mais la seconde est interne. Confronté à des sorties massives de capitaux à court terme (celles-ci s'expliquant largement par les besoins en liquidités des grandes banques et des fonds d'investissements occidentaux), le gouvernement a cru pouvoir défendre le taux de change du rouble en augmentant brutalement les taux directeurs de la Banque centrale. Ces derniers sont ainsi passés en quelques mois de 7 % à 13 %.

La politique d'Alexis Koudrine, le ministre des Finances, a été largement inefficace. Les sorties de capitaux ont continué. Mais, dans le même temps, la hausse brutale des taux directeurs a provoqué un renchérissement très brutal du crédit à la consommation, dont les taux réels étaient jusque-là négatifs. L'impact de ce renchérissement sur les deux marchés qui tiraient la croissance, la construction de logements et les achats de voitures, a été dramatique. La chute de la consommation dans ces deux catégories de biens a été spectaculaire pour le premier semestre 2009 et explique dans une très large mesure la brutalité de la crise.

La crise a aussi provoqué une chute du taux d'inflation, ce qui pourrait poser un problème dans les mois à venir. En effet, si les taux d'intérêt sur les crédits sont désormais plus bas qu'en janvier 2008, le taux d'inflation est lui aussi sensiblement plus faible qu'à cette même période. Les taux d'intérêt réels sont à nouveau positifs et ont connu durant la deuxième moitié de 2011 une nette tendance à la hausse.

L'objectif de modernisation économique

La modernisation de l'économie constitue aujourd'hui une priorité absolue pour le nouveau président. L'économie russe, cependant, s'était déjà modernisée dans la période 1999-2011. Il est clair que, dans les prochaines années, cette modernisation va continuer, d'une part avec le développement de productions en Russie par des sociétés internationales, et d'autre part à travers un effort des entreprises russes qui sera soutenu par de grands programmes publics. Il faut en effet que de grands programmes, qu'il s'agisse des infrastructures ou du domaine militaire, viennent dynamiser la recherche et l'innovation des entreprises russes.

Mais le déploiement de la production d'entreprises occidentales ou asiatiques en Russie va contribuer aussi à cette modernisation, car les pratiques industrielles et de gestion que ces entreprises apportent vont faire école dans le tissu industriel russe. L'enjeu des prochaines années sera de maintenir un équilibre entre ces deux mouvements.

Il est donc urgent de développer la recherche fondamentale, mais aussi la demande pour que ces innovations se traduisent par la production de nouveaux produits et par la mise en œuvre de nouveaux procédés de production. L'effort public devra être important.

L'adhésion à l'OMC fait entrer la Russie dans le dernier « club » international dont elle était exclue. L'impact est donc notable sur le plan politique. Mais, économiquement, il est bien plus limité, dans la mesure où plus de 80 % des exportations russes ne vont pas dans des pays couverts par les accords de l'OMC. Politiquement, cette adhésion va donner plus de force à la Russie pour faire valoir ses idées sur la réorganisation économique du monde, et en particulier sur le système monétaire international. Dans le domaine de l'intégration industrielle également, cette adhésion peut donner à la Russie un poids accru.


BIBLIOGRAPHIE

  • Cédric Durand, « Between Developmentalism and Instrumentalization. The Comeback of the Producing State in Russia », Journal of innovation economics, 2008/2, pp. 171-191.
  • Dmitri B. Kouvaline, Ekonomitcheskaya politika i povedenie predpriatii. Mekhanizm vzaimnogo vliania [La politique économique et le comportement des entreprises. Mécanisme d'influence réciproque], Maks Press, Moscou, 2009.
  • Julien Vercueil, Les pays émergents. Brésil-Russie-Inde-Chine. Mutations économiques et nouveaux défis, Bréal, 2011.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-6/l-economie-doit-concretiser-ses-brillantes-potentialites.html?item_id=3181
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