Le retour de la grande Russie
La politique de redressement économique fondée sur les réserves de gaz et de pétrole porte ses fruits, ouvrant la voie au renforcement de la puissance russe à travers le monde. L'affaire du bouclier antimissile américain montre que des bras de fer avec les États-Unis pourraient se multiplier à l'avenir.
En 1991, l'espace géopolitique constitué en soixante-dix ans de soviétisme n'existait plus. Pour la deuxième fois au XXe siècle, l'immense territoire contrôlé par la Russie s'effondrait et se morcelait. La Russie, avec ses 17,1 millions de kilomètres carrés, avait perdu le contrôle de 5,3 millions de kilomètres carrés de l'ex-Union soviétique, sans compter la perte de l'Europe orientale.
La fin du communisme allait faire naître un certain nombre d'États successeurs en Europe : cinq en Yougoslavie, deux en Tchécoslovaquie, seize pour l'ex-Union soviétique, Russie comprise. Ainsi, la Fédération de Russie, nouveau nom officiel de la Russie, en perdant nombre de ses façades maritimes ainsi que toutes les régions patiemment conquises durant deux cents ans pour se désenclaver vers l'ouest et le sud, retrouvait presque ses limites territoriales du début de la dynastie Romanov, à la fin du XVIIe siècle.
Depuis la fin du système communiste, les États-Unis poursuivent une politique de refoulement de la Russie et d'endiguement de la Chine, laquelle est devenue la préoccupation centrale de la politique étrangère américaine. En cela, ils restent fidèles à la pensée des pères fondateurs de leur géopolitique. Pour Mackinder ou Spykman1, les puissances maritimes mondiales, hier l'Angleterre, aujourd'hui les États-Unis d'Amérique, doivent nécessairement empêcher le cœur du monde, le heartland - c'est-à-dire l'Eurasie, dont les trois principaux cœurs de puissance d'ouest en est sont les mondes germain, russe et chinois -, de s'emparer des rivages (le rimland) de l'Eurasie. En conséquence, il convient, d'une part, de contenir - d'où la doctrine du containment durant la guerre froide - les puissances continentales, et, d'autre part de les maintenir divisées (empêcher les rapprochements Allemagne-Russie et Russie-Chine).
L'encerclement extérieur se double, durant la première décennie post-URSS, d'une situation intérieure catastrophique. Sous Gorbatchev et Eltsine, les mafias connaissent leur âge d'or et une puissante oligarchie se met en place. Pour une bouchée de pain, grâce aux privatisations de 1992, les hommes qui héritent de positions puissantes acquises sous le soviétisme, ou qui peuvent corrompre les décideurs, rachètent les monopoles les plus prometteurs, ceux du pétrole, de l'aluminium, du nickel, du secteur bancaire... En mai 2000, lorsque Vladimir Poutine accède à la présidence, il trouve une économie accaparée par une quinzaine d'oligarques. Le nouveau tsar va s'employer à rendre au peuple russe ses richesses et à réduire l'influence de ces boyards dont certains, tel Mikhaïl Khodorkovski, n'hésitent pas à chercher des appuis chez l'« ennemi américain ».
La voie du redressement économique
La politique de redressement de la Russie se met alors en marche. Elle est fondée sur l'utilisation de l'énergie comme levier de puissance. Autour de Poutine, le clan de Saint-Pétersbourg s'emploie à redistribuer les cartes du pétrole et du gaz en Russie afin de disposer de deux puissants outils, Gazprom pour le gaz, Rosneft pour le pétrole, grâce auxquels l'État russe pourra développer une stratégie énergétique de long terme. Les oligarques qui tentent de résister tombent ; ceux qui, au contraire, comprennent la nouvelle voie nationale conservent leurs richesses et obtiennent un rôle de premier plan. La Russie, qui dispose de réserves de gaz considérables (30 % des réserves mondiales prouvées) ainsi que de pétrole (environ 6 % des réserves mondiales prouvées, mais sur un immense territoire encore largement inexploré), joue un rôle essentiel sur la scène de la production pétrolière à côté de l'Opep. En quelques années, elle revient au même niveau que l'Arabie saoudite dans le domaine de la production pétrolière mondiale. La vision du président Poutine est simple : la Russie doit être un réservoir énergétique pour le monde - Europe, Japon, Chine, mais aussi États-Unis. Elle doit n'être liée à aucune puissance en particulier, maintenir l'équilibre entre les grandes puissances et vendre du gaz et du pétrole vers l'ouest comme vers l'est.
Alors que l'Amérique tente de la priver de son espace d'influence naturel, son « étranger proche » qui s'étend des pays Baltes à l'Asie centrale, en usant du double levier de l'Otan et des « révolutions de couleur »2, Moscou est contraint d'utiliser la dépendance gazière et pétrolière de sa périphérie comme arme de défense. Des tensions se produisent, avec l'Ukraine notamment. Moscou ne peut laisser Washington faire de l'Ukraine une puissance régionale pro-américaine. Un retournement stratégique complet de l'Ukraine (car il est déjà en partie engagé depuis que la présidence est occupée par un pro-américain) serait catastrophique pour la géopolitique russe. Géopolitiquement, mais aussi économiquement, l'intérêt des Russes est que la périphérie (Biélorussie, Ukraine, Caucase, Asie centrale) reste polarisée sur Moscou.
Des atouts face à l'Amérique
Dans le duel contre l'Amérique et ses proches alliés de l'Europe de l'Ouest, Moscou dispose de nombreux atouts. La Russie reste une puissance importante, dotée d'une industrie militaire performante capable de moderniser les équipements de son armée. Ensuite, dans un monde où émergent de nouveaux pôles économiques (Asie, Amérique latine...), les ressources naturelles de la Russie constituent un atout formidable ; tout comme l'ouverture sur l'océan Arctique, lequel peut devenir une sorte de nouvelle Méditerranée si les prévisions de fonte des glaces du pôle Nord s'avèrent exactes. La Russie deviendrait alors une sorte de centre du monde entre Europe, Asie et Amérique.
L'équipe Poutine-Medvedev travaille à faire de la Russie un acteur majeur de la multipolarité : par le levier énergétique, par la défense du droit international et des souverainetés étatiques (refus de l'indépendance du Kosovo et possibilité de répondre à celle-ci en séparant la Transnistrie de la Moldavie, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud de la Géorgie), par l'axe Moscou-Erevan-Téhéran, opposé à un axe turco-américain dans le Caucase, par le « groupe de Shanghai », organisation centre-asiatique de sécurité fondée sur le rapprochement Chine-Russie, par le renforcement des relations avec l'Allemagne pour sortir celle-ci de son héritage atlantiste, par ses bonnes relations avec l'Inde héritées de la guerre froide.
Peu à peu, alors qu'elle avait connu un recul d'influence sans précédent au moment de la réunification de l'Allemagne puis de la chute de l'URSS, la Russie redevient l'un des très grands acteurs de la planète. Dans les années à venir, il faut s'attendre, comme pour la Chine, à la voir jouer de nouveau un rôle en Amérique latine et en Afrique. Ses principales faiblesses sont, en fait, intérieures :
- la dénatalité : la population diminue chaque année de 800 000 personnes à cause de la dénatalité ; le pouvoir - qui refuse le recours à l'immigration extra-russe comme alternative - cherche à enrayer celle-ci par une politique volontaire de relance de la natalité ;
- l'islam de Russie, qui, régulièrement, en Tchétchénie et dans d'autres régions du Caucase oriental, défie le pouvoir russe. Mais le pouvoir russe est fort et peut compter sur le soutien d'un peuple russe fier de son redressement ; là réside l'essentiel de la légitimité du « tsar » Poutine.
Le retour de Poutine au pouvoir n'est pas vraiment une rupture avec Medvedev. Poutine et Medvedev fonctionnent en harmonie et l'Occident s'est fait plaisir durant des années en voulant croire à leur rivalité. Si rivalité il a pu y avoir, celle-ci ne pesait guère au regard de leur alliance nationaliste et de leur fort sentiment du devoir patriotique. Cette dimension a malheureusement été complètement sous-estimée par les médias et experts français.
L'affaire du bouclier antimissile
Les années qui viennent augurent des bras de fer importants entre la Russie et les États-Unis. L'affaire du bouclier antimissile est loin d'être terminée et elle devrait conduire logiquement à une nouvelle course aux armements entre les deux puissances. Ce bouclier, qui s'est successivement appelé National Missile Defense (NMD) puis Missile Defense, est un système de radars et de missiles qui a vocation, selon Washington, à détecter et détruire des missiles balistiques croisant vers les territoires des États-Unis d'Amérique et de leurs alliés les plus proches (Japon, Israël, membres de l'Otan).
Deux mois après les attentats du 11 septembre 2001, et dans l'indifférence internationale, les États-Unis ont dénoncé unilatéralement le traité américano-soviétique de 1972, dit ABM, et se sont lancés dans le développement de la NMD. Officiellement, ce sont les « États-voyous » selon la terminologie américaine (Corée du Nord, Iran) qui sont la cible première de ce projet. Mais la NMD affaiblit en réalité le potentiel de dissuasion nucléaire de la Chine, car celle-ci possède peu de missiles intercontinentaux (probablement moins d'une cinquantaine). Les Russes aussi sont visés par le projet, et c'est la raison pour laquelle ils s'y opposent fermement.
Pour des raisons qui seraient longues à expliquer (liées bien sûr à la physique), des missiles russes qui seraient lancés des régions intérieures de la Russie ne pourraient pas être interceptés par des missiles défensifs américains. Pour arriver à les intercepter, les Américains doivent se rapprocher au maximum des frontières de la Russie. C'est la raison pour laquelle ils veulent pouvoir disposer de missiles intercepteurs sur le territoire polonais.
Les Russes soutiennent que les Américains n'ont pas besoin d'un tel projet pour se protéger de l'Iran et de la Corée du Nord, puisque ces deux pays ne peuvent pas atteindre le territoire des États-Unis. La proposition russe en 2007 d'une utilisation conjointe d'une base de radars en Azerbaïdjan a permis d'ailleurs de vérifier que le problème des Américains n'était pas tant de surveiller les Iraniens avec les Russes que de surveiller les Iraniens et les Russes.
Russes comme Chinois, qui multiplient les déclarations communes sur ce sujet, sont convaincus que ce sont d'abord les potentiels chinois et russe qui sont visés. Après l'élargissement de l'Otan, le bouclier signifie en effet l'arrivée d'armes américaines dans l'arrière-cour russe et à l'ouest de la Chine.
Un autre problème n'est jamais évoqué par la presse occidentale, bien qu'il ait été soulevé par la prestigieuse Société américaine de physique (dans un rapport intitulé « Systèmes d'interception sur le secteur actif de la trajectoire pour la défense antimissile nationale ») : en cas d'interception réussie d'une fusée offensive sur le secteur de sa mise en vitesse, les ogives nucléaires retomberaient sur les territoires situés le long de cette trajectoire, autrement dit sur... l'Europe. Celle-ci serait-elle devenue si inféodée à Washington qu'elle ne soulève même pas la question des conséquences du projet pour la sécurité de ses propres populations ?
La Russie est donc debout. Poutine et Medvedev sont bien les artisans d'un redressement qui ne fait que commencer. On peut donc affirmer que c'est la Russie de Poutine qui a mis fin au programme d'unipolarisation du monde autour des États-Unis. Bien évidemment, la Chine et l'ensemble des pays émergents construisent, par le fait même de leur ascension, le monde multipolaire ; mais la politique russe est sans doute le catalyseur le plus puissant de cette dynamique, car si les États-Unis étaient parvenus, en 2003-2004, à faire basculer la Russie dans leur camp (après la Géorgie et l'Ukraine), nous serions aujourd'hui dans un monde beaucoup moins multipolaire.
- Halford John Mackinder (1861-1947) est un amiral britannique considéré comme l'un des pères de la géopolitique. Son célèbre article de 1904 du Geographical Journal sur le pivot géographique définit le heartland comme l'épicentre des phénomènes géopolitiques. Nicholas Spykman (1893-1943) s'inscrit dans la continuité de Mackinder dans sa recherche d'un pivot géographique de l'Histoire, mais s'en différencie en se concentrant sur le rimland plutôt que le heartland.
- C'est le nom que l'on donne aux mouvements qui ont déstabilisé des gouvernements prorusses pour aboutir à des gouvernements pro-Otan en Géorgie en 2003 (« révolution des roses ») et en Ukraine en 2004 (« révolution orange »).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-6/le-retour-de-la-grande-russie.html?item_id=3176
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article