Joffrey CÉLESTIN-URBAIN

Chef du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), ministère de l’Économie et des Finances.

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La politique de sécurité économique de l’État

Renforcée, en termes d’organisation et d’ambition, la politique de sécurité économique s’adapte à la nouvelle donne géopolitique et aux nouveaux enjeux technologiques. Elle vise la protection à l’égard de prédations étrangères sans brider l’ouverture nécessaire. Elle s’appuie sur un arsenal juridique et une administration adaptée, en particulier pour contrôler les investissements étrangers. Elle déploie ses armes au service des intérêts économiques de la nation.

La politique de sécurité économique a pour objet la protection, face aux menaces étrangères, des actifs, matériels et immatériels, stratégiques pour l’économie française. Son implantation dans la sphère administrative n’est pas tout à fait récente : elle est l’héritière de l’intelligence économique d’État dont les prémices remontent au rapport Martre de 1994 1. En revanche, elle a pris, avec le temps, un tour nettement plus affirmé et plus opérationnel, singulièrement depuis 2018.

Du réalisme pour une nouvelle politique de sécurité économique

La sécurité économique a connu plusieurs mutations majeures au cours des dernières années. La guerre économique et la souveraineté ont fait leur entrée de plain-pied dans la pensée stratégique et dans le discours politique, au même rang que le libre-échange et l’attractivité, qui avaient jusque-là été les principales lignes de forces de la politique économique de la France. La polarisation sans précédent des rapports de force géopolitiques mondiaux suite à l’élection de Donald Trump et l’exacerbation des enjeux de suprématie technologique autour des nouvelles générations de réseaux de télécommunication et du traitement des données ont catalysé ce changement de paradigme. Ces évolutions ont mis en lumière la fragilité d’une Europe prise en tenaille entre deux grandes puissances, les États-Unis et la Chine, engagées toutes deux au grand jour dans une rivalité économique, technologique et géostratégique pour le leadership mondial.

Dans cette nouvelle donne, les forces de l’économie française et européenne (marché intérieur plus ouvert que les autres ensembles régionaux, vivier de start-up technologiques ultra-dynamiques, écosystème de recherche fondamentale à la pointe) sont aussi des atouts exploitables par les grandes puissances concurrentes, souvent mieux équipées pour le faire. Symétriquement, nos handicaps, notamment le retard européen en matière de maîtrise des technologies numériques face aux grandes plateformes digitales étrangères, risquent d’être frappés d’irréversibilité compte tenu de la vitesse du progrès technique et de la numérisation de l’économie.

Ce constat réaliste est à la racine de la nouvelle politique de sécurité économique engagée en 2018. Les décideurs publics ont pris conscience que face à l’intensification de la menace étrangère et à son caractère de plus en plus protéiforme, la réponse de l’État devait elle aussi changer d’ambition et d’échelle.

L’objectif poursuivi était de renforcer la protection du cœur de notre patrimoine économique, scientifique, technologique et informationnel, face aux prédations étrangères, sans pour autant remettre en cause l’ouverture de l’économie française au commerce international et aux investissements étrangers. C’est toute la difficulté de l’équation : là où les frontières économiques, numériques, technologiques, se sont effacées, avec à la clé des gains de productivité, de pouvoir d’achat et de croissance, la sécurité économique nécessite, elle, des réglages et des limites, pour protéger ce qui doit l’être, lorsque le jeu normal du marché n’est plus garanti et lorsque nos intérêts stratégiques sont sous pression.

Des défenses réarmées pour la souveraineté économique

En l’espace de deux ans, les réformes mises en place ont ainsi permis de remettre d’aplomb le volet défensif de la souveraineté économique, à travers une stratégie de réarmement.

Tout d’abord, un réarmement par les institutions. L’État s’est doté d’une nouvelle organisation en matière d’intelligence et de sécurité économiques, à travers le décret no 206-2019 du 20 mars 2019 et la circulaire du 16 juillet 2019 du Premier ministre, dotée de deux volets : une feuille de route nationale partagée par l’ensemble des ministères et un dispositif redynamisé et rénové au niveau régional. Les avancées permises par ces textes de référence sont de plusieurs ordres.

Au plan doctrinal, pour la première fois, l’objet de la politique de sécurité économique est clairement défini, en référence à la protection d’actifs stratégiques, matériels et immatériels, pour l’économie française. Ces actifs recouvrent à la fois des entreprises, de toutes tailles et de tous secteurs, et des technologies critiques.

En termes d’organisation, le rôle de chef d’orchestre dévolu au commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques (Cisse) dans l’animation interministérielle de la politique de sécurité économique est renforcé. Le partage de l’information stratégique entre l’ensemble des administrations est consacré comme un principe, avec le Sisse comme plateforme de synthèse et de capitalisation de cette intelligence collective. Le Sisse, directement rattaché au Cisse, se voit confier de nouvelles missions (surveillance des normes à portée extraterritoriale, sensibilisation des acteurs économiques à la sécurité économique, diffusion d’informations stratégiques vers les entreprises françaises au titre de l’intelligence économique). Un continuum est établi entre la politique nationale et l’échelon territorial à travers de nouveaux objectifs donnés aux préfets de région, une nouvelle organisation du réseau local autour des Disse (délégués à l’information stratégique et à la sécurité économiques) et une association plus étroite des exécutifs régionaux (signature le 18 décembre 2019 d’une charte commune entre le ministère de l’Économie, le ministère de l’Intérieur et Régions de France).

Ce réarmement s’opère également par le droit. Déjà en 2016, la loi dite Sapin 2 (loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016), qui dotait la France des moyens juridiques et organisationnels de poursuivre et de sanctionner elle-même avec la rigueur nécessaire des pratiques de corruption, était une première réponse aux procédures extraterritoriales lancées par des autorités étrangères à l’encontre de grandes entreprises françaises. L’arsenal juridique français a ensuite continué à s’étoffer, avec la création de nouveaux outils de politique publique et le renforcement d’instruments de protection existants. La loi dite Pacte (loi no 2019-486 du 22 mai 2019) a élargi au bénéfice de l’État les possibilités de recours aux actions spécifiques (revêtues de droits exorbitants) sur le portefeuille de l’APE (Agence des participations de l’État) et de BPI France. Elle a également renforcé les pouvoirs du ministre de l’Économie dans le contrôle des investissements étrangers en France (IEF) : pouvoirs étendus d’injonction à l’égard des investisseurs qui n’auraient pas sollicité d’autorisation préalable ou ne respecteraient pas les conditions dont peuvent être assorties les autorisations d’investissement, possibilité d’imposer in fine des sanctions pécuniaires jusqu’au double du montant de l’investissement irrégulier ou 10 % du chiffre d’affaires annuel hors taxes de l’entreprise. Le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France, qui est l’un des outils phares de l’État en matière de sécurité économique, a également bénéficié de plusieurs aménagements réglementaires. Le décret du 29 novembre 2018 a ainsi étendu la liste des secteurs soumis à autorisation préalable à l’aérospatial et à la protection civile, ainsi qu’aux activités de recherche et de développement en cybersécurité, intelligence artificielle, robotique, fabrication additive, semi-conducteurs, et aux hébergeurs de certaines données sensibles. Le décret du 31 décembre 2019, entré en vigueur le 1er avril 2020, a précisé la définition de la notion d’investisseur, afin de faciliter le contrôle de tous les intermédiaires de la chaîne de détention capitalistique, abaissé le seuil déclenchant une prise de contrôle (de 33 % à 25 %), intégré dans la couverture du dispositif les secteurs de la sécurité alimentaire et des médias, ainsi que les technologies quantiques et le stockage d’énergie, et ajouté les « liens d’intérêt avec un gouvernement étranger » dans les critères pris en compte pour motiver un éventuel refus du ministre de l’Économie.

En réponse à la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19, l’État a également décidé d’élargir le dispositif IEF aux biotechnologies dès le mois d’avril 2020 afin de mieux contrôler d’éventuelles acquisitions opportunistes de pépites du secteur par des intérêts étrangers. L’État a en outre introduit une mesure exceptionnelle d’abaissement du seuil de contrôle à 10 % pour les sociétés cotées, dans le même esprit de prévenir d’éventuelles opérations de prédation facilitées par la crise. Cette mesure a été prolongée jusqu’au 31 décembre 2021.

Dans un autre domaine clé pour la sécurité et la souveraineté économiques, celui des télécommunications, la France s’est dotée, à travers la loi no 2019-810 du 1er août 2019, d’un nouveau cadre pour préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationales dans le domaine de l’exploitation des réseaux radioélectriques mobiles. Il s’agit d’un régime d’autorisation qui permet de maîtriser les risques soulevés par la 5G en matière d’intégrité et de disponibilité des réseaux.

Les résultats d’une politique ambitieuse

La sécurité économique est désormais une politique publique à part entière, qui donne des résultats tangibles.

Lorsqu’une entreprise ou une technologie listée parmi les actifs stratégiques de la nation est ciblée par des intérêts étrangers, l’État met en œuvre tous les moyens à sa disposition pour protéger ses intérêts souverains, soit en faisant échouer l’opération soit en l’encadrant de façon stricte.

Toute alerte relative à une menace étrangère sur une entreprise ou une technologie stratégique est désormais enregistrée, tracée, cotée, caractérisée, partagée, traitée et suivie dans la durée. C’est le Sisse qui joue le rôle de tour de contrôle du dispositif. Deux cent soixante-dix alertes de sécurité économique ont été répertoriées sur les dix premiers mois de l’année 2020, avec une accélération au plus fort de la crise de la Covid-19.

L’ensemble des sources et des capteurs du Sisse produisent de l’information en flux tendu sur les menaces pour la sécurité économique. Les améliorations les plus décisives se sont déroulées sur deux tableaux : l’intelligence économique territoriale (grâce au réseau des Disse, placés auprès de chaque préfet de région) et la coopération du Sisse avec les services de renseignement.

L’État n’hésite plus à utiliser systématiquement ses armes pour entraver et/ou encadrer les opérations potentiellement nocives pour les intérêts économiques de la nation. Des rachats d’entreprises stratégiques françaises par des intérêts étrangers sont bloqués lorsque l’opération n’est pas conforme aux intérêts souverains. L’État sollicite des investisseurs alternatifs, donne la priorité à des repreneurs européens dans le rachat de sites ou d’entreprises industrielles stratégiques en difficulté, et mobilise lorsqu’il le faut des fonds publics. Des partenariats sensibles entre des centres de recherche français et des acteurs étrangers sont aussi interdits lorsqu’ils menacent la souveraineté. De même, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à solliciter la protection de la loi « de blocage » (loi no 68-678 du 26 juillet 1968) lorsqu’elles sont confrontées à des demandes de communication d’informations sensibles de la part d’autorités étrangères : le Sisse, qui est chargé de veiller à la bonne application de la loi, est intervenu pour 13 saisines en 2020 (contre quatre par an en moyenne sur 2018 et 2019).

Une politique de puissance

La préservation de la souveraineté économique ne se limite pas à une stratégie purement défensive. Elle serait une coquille vide sans puissance économique ni maîtrise technologique.

Nous en avons une vision holistique : d’un côté, la sécurité économique au sens défensif du terme, avec une approche de type smart shield (bouclier protecteur resserré autour du cœur des actifs stratégiques de notre économie, ouverture large pour l’ensemble des flux d’investissements étrangers non problématiques) ; de l’autre, le développement de capacités économiques endogènes, par une stratégie de reconquête industrielle (« pacte productif », marchés clés, contrats de filières…) sur des verticales à forts enjeux technologiques (batteries, semi-conducteurs, IA, blockchain, calcul intensif, quantique, cloud…).

À cet égard, la politique de sécurité économique a vocation à se déployer tout autant au plan national qu’au niveau européen. La présidence française de l’Union européenne, au premier semestre 2022, comportera un pilier « puissance ». Elle pourra s’appuyer sur l’importance croissante des thématiques de souveraineté à Bruxelles, comme en témoignent les initiatives prises à l’automne 2020 en matière de régulation des plateformes numériques ou encore le changement de ton de l’Union européenne sur les distorsions de concurrence dont bénéficient certains acteurs étrangers présents sur le marché européen.


  1. Commissariat général du Plan, travaux du groupe présidé par Henri Martre, Intelligence économique et stratégie des entreprises, la Documentation française, 1994.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-3/la-politique-de-securite-economique-de-l-etat.html?item_id=5775
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