Elvire FABRY

Chercheur senior à l’Institut Jacques Delors (www.institutdelors.eu).

Agnès VERDIER-MOLINIÉ

Directeur de la fondation iFRAP (www.ifrap.org).

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Débat • L’Europe à l’assaut des distorsions de concurrence / Les six faiblesses de l’Europe

L’Europe est-elle naïve face aux réalités contemporaines de guerres économiques ? Constructif a posé la question à deux personnalités aux réponses contrastées. Elvire Fabry, de l’Institut Jacques Delors, souligne les capacités du marché unique à orienter la concurrence dans le bon sens. Agnès Verdier-Molinié, de la Fondation iFRAP, alerte sur les faiblesses qui brident l’Union européenne.

Elvire Fabry - L’Europe à l’assaut des distorsions de concurrence

L’Union européenne n’est ni naïve ni faible. Offensive, elle négocie des accords bilatéraux conformes à ses principes, et développe des relations multilatérales défendant ses valeurs et ses intérêts. Le marché unique, prisé par les pays tiers, constitue un atout exceptionnel. Le contrôle de son accès s’avère une arme redoutable. L’Union, en Europe, fait bien la force.

Peut-on s’en tenir à la critique lancinante d’une Europe naïve qui s’entête à conserver son marché ouvert en se montrant incapable de défendre ses actifs stratégiques face au capitalisme d’État chinois et au repli protectionniste des États-Unis ? Ce serait ignorer le tournant stratégique qui a été pris ces dernières années. En prenant appui sur sa compétence exclusive en matière de politique commerciale, l’Union européenne a entrepris de renforcer les règles de concurrence équitable (level playing field) et témoigne d’une nouvelle maturité, plus offensive. L’Union privilégie le renforcement des règles, qui crée un cadre stable et plus durable que le seul rapport de force et les transactions réduites aux volumes d’importation dont s’est contenté Donald Trump avec la Chine. En tirant parti de l’attractivité du marché unique et du socle de normes communes, c’est tout un arsenal d’instruments et d’initiatives que les Européens déploient, à la fois au niveau unilatéral, bilatéral et multilatéral.

Attractivité du marché unique

Il aura fallu la conjonction de l’offensive tarifaire de Donald Trump et des négociations du Brexit pour que les Vingt-Sept réalisent que l’accès au marché unique, qu’ils ont mis des décennies à construire, est devenu un formidable levier de négociation, par son attractivité ou comme arme de dissuasion si l’on s’expose au rétablissement de barrières tarifaires ou non tarifaires. Le marché unique sert de bouclier lorsqu’un État membre ciblé par les mesures hostiles d’un État tiers bénéficie de la cohésion des Vingt- Sept, qui engage tout le poids du marché unique afin d’appliquer des mesures de rétorsion, comme dans le cas du projet français de taxation des services numériques. Par ailleurs, Donald Trump a forcé la renégociation des accords commerciaux des États-Unis avec le Canada et le Mexique ou la Corée du Sud, et a contraint la Chine et le Japon à en signer, sans parvenir à tordre le bras de l’Union – première puissance commerciale et premier partenaire économique de Washington –, qui a répondu aux offensives tarifaires de Trump par des mesures réciproques.

Par ailleurs, dans le contexte actuel de guerre commerciale et de crise économique mondiale, le marché unique est une base arrière stratégique pour les entreprises européennes. Mais surtout, les normes européennes (environnementales, sociales, phytosanitaires, etc.), si longtemps décriées comme des contraintes superflues, s’imposent à présent comme des standards mondiaux d’autant plus convaincants qu’elles pèsent par le poids du marché unique. Il s’agit de « l’effet Bruxelles », que la juriste américaine Anu Bradford a défini comme l’attractivité du marché unique, qui encourage les pays tiers à s’aligner sur les standards européens élevés 1. C’est le système européen de protection des données (règlement général sur la protection des données, RGPD) qui inspire désormais de nombreux pays (Japon, Corée du Sud, Singapour, Inde, Mexique, Argentine Chili, Australie et divers États américains) plutôt que le modèle américain de libre circulation des données ou le modèle chinois de contrôle étatique.

Des défenses et contraintes renforcées

Parmi les initiatives unilatérales figurent le contrôle des investissements directs étrangers (IDE), en vigueur depuis le 11 octobre 2020, et le projet de contrôle des subventions étrangères. La première s’intéresse à la cible des investissements étrangers pour éviter la prédation d’actifs qui porterait atteinte à l’autonomie stratégique d’un État membre ou du marché unique. Autoriser un investissement étranger est une compétence exclusive des États membres et les Européens veulent rester attractifs pour les IDE. Mais il s’agit de développer une vigilance collective à l’échelle du marché unique. Par ailleurs, l’Union veut pouvoir identifier l’investisseur ultime afin d’être en mesure de bloquer les investissements venant de pays dont les règles de subvention sont éloignées des règles européennes. Cela permettra donc de filtrer l’accès aux marchés publics européens. À cela s’ajoute la réforme des mesures anti-dumping qui a renforcé la réactivité des Européens. Il s’agit in fine de mieux protéger sans protectionnisme, en pressant les pays tiers, en commençant par la Chine, d’accepter des conditions de concurrence équitable.

En outre, voilà dix ans que l’Union élargit l’assiette réglementaire des accords commerciaux de nouvelle génération qu’elle négocie à travers le monde. Il ne s’agit plus seulement de supprimer les droits de douane, mais bien d’établir plus de règles dans les échanges (protection de la propriété intellectuelle, réciprocité dans l’ouverture des marchés publics, etc.) en cherchant activement à promouvoir les normes européennes plus exigeantes. À présent, la direction donnée par la Commission d’Ursula von der Leyen est de renforcer la dimension contraignante des normes environnementales et sociales. Les Vingt-Sept sont ainsi restés fermes dans la négociation du chapitre sur le level playing field de l’accord post-Brexit de décembre 2020, avec notamment un principe de non-régression sur les normes environnementales et sociales européennes et le rétablissement de droits de douane si la politique d’aides d’État appliquée crée des distorsions de concurrence significatives. L’Union défend également activement les règles multilatérales malgré la crise existentielle que traverse l’Organisation mondiale du commerce. Son objectif est de ramener les États-Unis et la Chine à la table des négociations pour renforcer les disciplines multilatérales, en particulier sur les subventions et les entreprises d’État. Elle a œuvré à la signature début 2020 d’un accord sur la réduction des subventions industrielles avec les États-Unis et le Japon, qui renforce la pression exercée sur la Chine pour l’engager à réformer son système de subventions illimitées. À présent, la gestion de la pandémie de Covid-19, la relance économique et la course technologique engagée entre les grandes puissances risquent d’amplifier les distorsions de concurrence par un recours massif aux aides publiques. Au-delà des exceptions appliquées depuis le début de la pandémie, les Européens prévoient de réviser les règles de l’Union en matière d’aides d’État. Mais on ne peut évacuer le besoin à court et moyen termes de mieux discipliner l’usage de ces aides publiques en laissant s’accroître les déséquilibres à l’échelle mondiale.

L’accord d’investissement entre l’Union et la Chine, signé fin décembre 2020, va dans ce sens. De portée encore limitée, il vise à garder la Chine engagée dans une dynamique de négociation orientée vers une concurrence plus équitable entre entreprises publiques et privées et/ou étrangères. Il s’agit également d’un test pour l’autonomie stratégique de l’Europe qui souhaite engager une coopération transatlantique sur la Chine sans se limiter à s’aligner sur les intérêts américains.

Agnès Verdier-Molinié - Les six faiblesses de l’Europe

L’Europe part mal armée dans les guerres économiques contemporaines. Avec des règles budgétaires qui ne sont pas respectées, une union fiscale et monétaire limitée, sans fonds de pension, la bataille de l’export est loin d’être gagnée. Surtout quand la politique de concurrence bride les éventuels champions européens.

Emmanuel Macron a déclaré en décembre 2020 : « Les Américains ont les Gafa, les Chinois ont les BATX et les Européens ont le RGPD. » Ça veut dire quoi ? Vraisemblablement que nous avons réussi à transmettre notre amour de la bureaucratie à toute l’Europe au détriment de la création de valeurs et de richesses. La compétition est mondiale, l’Europe est au cœur de cette compétition. La vieille Europe va devoir regarder en face ses six faiblesses majeures si elle veut tirer son épingle du jeu.

1. Des règles budgétaires justes mais non respectées

En théorie, les déficits et les dettes des États membres de la zone euro ne doivent pas dépasser 3 % du PIB et 60 % du PIB respectivement. En cas de dérapage, le volet correctif est censé s’enclencher avec des sanctions, lesquelles… n’ont jamais été utilisées. C’est dans ce cadre, et alors que la crise financière de 2009 puis des dettes souveraines en 2012 sont survenues, que près de 15 pays de l’Union se retrouvent, en 2013, en procédure de déficit excessif.

Les dispositions supplémentaires prises en 2012 et 2013, avec les paquets législatifs dits « six pack » et « two pack », et le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) signé le 2 mars 2012, qui interdisent un déficit structurel supérieur à 0,5 point de PIB, l’obligation de baisser la dette excessive au-dessus de 60 % de 1/20e par an, n’ont eu aucun effet.

L’Europe n’a pas été capable d’imposer collectivement des freins à l’endettement national (comme la Suisse, la Suède ou l’Allemagne), pas plus que des vigies financières aux compétences harmonisées. Cette impuissance collective menace à terme l’existence même de la zone euro et ce malgré les interventions, à la limite des traités, de la BCE.

L’erreur a sans doute été de fixer des objectifs budgétaires communs avec les 60 % et les 3 % seulement sur les dettes et déficits souverains des États, sans s’intéresser aux pourcentages des dépenses et des recettes et à l’importance de financer les retraites par capitalisation pour développer des entreprises de croissance. Car une logique de solde ne débouche finalement que sur une baisse collective de croissance potentielle : l’augmentation des dépenses implique une augmentation des prélèvements obligatoires qui rognent à leur tour la capacité de rebond de l’économie.

Rappelons enfin que la France bat tous les records lorsqu’il s’agit d’exploser les compteurs. Elle est largement responsable des mauvais chiffres de la zone. Au final, quand la zone euro compte en moyenne, en 2019, 47,1 % de dépenses publiques par rapport au PIB et 41,7 % de prélèvements obligatoires par rapport au PIB, les États-Unis, eux, sont à 38 % de dépenses publiques et 24,3 % de prélèvements obligatoires.

2. Des règles fiscales divergentes

Les systèmes fiscaux restent aussi très divergents (avec un très lent projet d’unification des bases fiscales). Il en résulte, là encore, un manque criant de compétitivité notamment pour la France. France Stratégie a pu montrer que si notre pays baissait de 2,3 points de PIB ses impôts de production, comme l’Allemagne, il augmenterait les investissements directs étrangers (IDE) dans ses centres de production de 25 %. En cas d’harmonisation fiscale totale en Europe, la France verrait une augmentation de 131 % de ses sièges sociaux et de 17 % de ses centres de production. Elle verrait cependant une diminution de 12 % de ses centres d’innovation (en raison d’une baisse du crédit impôt recherche) : là où précisément notre pays dispose d’un avantage comparatif.

3. Une zone monétaire qui n’est pas encore optimale

La zone euro n’est pas une zone monétaire optimale. Ainsi, par exemple, la mobilité des capitaux, des biens, des services et des personnes n’est pas totale. On l’a vu notamment avec la volonté de taxer la circulation des capitaux mobiliers à la CSG lorsqu’ils étaient perçus en France, ce qui montre à rebours qu’il y a des frictions en matière de perception des retraites. Des frictions qui s’expliquent par des modèles sociaux historiquement différents, bismarckiens (financés par les cotisations) ou beveridgiens (financés par l’impôt).

Surtout, l’union bancaire européenne n’est pas achevée. Cette absence d’unification bancaire empêche l’achèvement de la circulation des capitaux en Europe : pas de consolidation de banques paneuropéennes, pas d’unification des lois sur les faillites, etc. et donc impossibilité de créer un secteur financier capable des levées de fonds suffisantes pour financer les licornes de demain (les jeunes entreprises atteignant le milliard d’euros de capitaux).

4. Une politique de la concurrence qui comporte des biais

L’Union européenne a beaucoup de mal à faire émerger des champions européens parce qu’elle se concentre sur le démembrement des cartels et des monopoles plus que sur la contestabilité des marchés (qui garantit des prix concurrentiels). Or, cette stratégie favorise toujours les champions historiques nationaux. Elle se retrouve dans la « captation » de la norme par ces derniers, dont le lobbying à Bruxelles est ancien et efficace, ce qui ferme la porte aux pure players européens. Ces derniers ont donc souvent un intérêt stratégique à se financer ailleurs, pour gagner en croissance, quitte à repartir ensuite à l’assaut du marché européen plutôt que de se développer sur place. Il y a là autant de freins qui viendront peser sur la relance européenne.

5. La bataille de l’export

Le premier objectif doit être de construire nos champions européens. Et tous les pays de la zone euro doivent être alignés en la matière si nous voulons gagner la bataille de l’export et consolider nos entreprises tout en développant des entreprises de croissance qui deviennent des leaders. La pandémie de Covid-19 a fait prendre conscience de la faiblesse de l’Europe quand il s’agit d’être indépendant en matière de fabrication de médicaments ou autres.

Cela dit, ce n’est pas en tapant sur les Gafa ou sur la Chine qui produit des masques à bas prix que nous remporterons le match qui se préfigure. L’Europe dispose d’atouts mais elle ne doit pas oublier que pour redistribuer de la richesse elle doit d’abord en créer.

Si on voulait schématiser, on pourrait dire que la balance excédentaire de la zone euro, qui se chiffre à 225 milliards d’euros en 2019, repose essentiellement sur la capacité exportatrice de l’Allemagne, puisque l’excédent commercial de l’Allemagne avec la zone extra-européenne est de 224 milliards d’euros.

6. Une quasi-absence de fonds de pension qui entraîne une pénurie de start-up

Pour construire des champions européens, nous avons besoin de fonds de pension. La Suisse, pourtant petit pays, réussit à avoir une balance commerciale excédentaire car elle a beaucoup plus de retraites par capitalisation. Les actifs de ses plans de retraite par capitalisation représentent 142 % de son PIB (en France, c’est 12 %). Cela lui permet de financer ses entreprises. La France dispose de seulement 200 milliards de capitalisation. Elle devrait en avoir 10 fois plus. L’Europe, c’est environ 8 000 milliards de dollars d’actifs de fonds de capitalisation publics et privés quand les fonds de pension américains représentent 27 549 milliards de fonds privés et 2 939 milliards de fonds publics. Le décrochage de l’Europe dans la bataille du numérique remonte au début des années 2000 et est complémentent lié au manque de fonds de pension. Seulement 10 % des licornes, ces start-up valorisées à plus de 1 milliard de dollars, sont européennes.

Certains pays prennent de l’avance, à l’image du Royaume-Uni, qui demeure le leader européen du numérique. Ou des pays nordiques, qui ont rapidement saisi qu’en raison de l’étroitesse de leur marché domestique, ils devaient penser plus grand. Il en naîtra des géants comme le suédois Spotify, aujourd’hui valorisé 62 milliards d’euros. Si nous voulons nos géants du numérique, nous devons nous en donner les moyens, et cela ne passe pas forcément par des financements publics mais par des fonds de pension et une fiscalité qui incite à financer les start-up comme au Royaume-Uni, avec un dispositif qui permet de déduire 30 % d’un investissement en capital jusqu’à 1 million de livres pour un couple. Il faut espérer que l’Europe de demain, moins naïve, plus frugale et mieux gérée, arrivera à prendre le tournant de la « deep tech ».


  1. Voir notamment Anu Bradford, The Brussels effect. How the European Union rules the world, Oxford University Press, 2019
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-3/debat-•-l-europe-a-l-assaut-des-distorsions-de-concurrence-les-six-faiblesses-de-l-europe.html?item_id=5770
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