Frédéric GONAND

Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine-PSL.

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Relocalisations industrielles, relocalisations actionnariales

Délocalisations et relocalisations comptent désormais parmi les armes des guerres économiques. Du côté des industries, les relocalisations d’activités doivent toujours procéder de la volonté des entreprises. En matière de relocalisations de l’actionnariat, en revanche, les pouvoirs publics, en Europe, doivent exercer un rôle plus ferme. Souveraineté industrielle et sécurité économique obligent.

Une relocalisation industrielle désigne habituellement le fait de déplacer la fabrication vers le pays de la société mère, ou plus précisément la reconcentration de parties de la production de ses sites étrangers ainsi que des fournisseurs étrangers vers le site de production national de l’entreprise. Elle désigne aussi une décision de localiser, dans un pays voisin du pays d’origine (par exemple au Mexique pour des entreprises américaines), des activités précédemment délocalisées.

La couverture médiatique des sujets de relocalisation a pris son envol à partir du milieu des années 2010. Le débat public sur les relocalisations est d’abord et surtout américain. Il s’est développé à partir du deuxième mandat de Barack Obama, en partie parce que les délocalisations industrielles en Chine ont été plus importantes pour les entreprises américaines que pour les entreprises européennes. En Europe, l’importance du phénomène de relocalisation est significative mais pas sensible. Au niveau européen, seules 4 % des entreprises auraient relocalisé des activités en 2010-2012, contre 17 % qui auraient délocalisé des activités 1.

La crise liée à la pandémie de la Covid-19 a fait émerger un débat sur la relocalisation à l’occasion d’une rupture d’approvisionnement des masques de protection faciale. Ce produit est peu lié aux technologies industrielles, et pas forcément beaucoup plus à la « souveraineté industrielle ». Le débat court donc le risque d’être mal posé. Or, un débat mal posé dégénère souvent en propositions de réformes inadaptées.

Cet article argumente, sur la base de la littérature académique, par nature peu suspecte de partialité, en faveur de deux idées principales. La première est qu’il serait souhaitable que les relocalisations industrielles, qui existaient bien avant la crise de la Covid-19, demeurent essentiellement de la responsabilité des chefs d’entreprise, dont le pouvoir de décision en la matière doit être préservé, notamment sur la base de l’efficacité économique. La deuxième est que les pouvoirs publics nationaux et européens ont sans aucun doute un rôle utile à jouer pour relocaliser l’actionnariat de nos industries. Il s’agirait de ne plus faciliter les prises de contrôle du capital d’industries européennes de la part d’acteurs de pays non européens, pour que la valeur ajoutée produite par les industries en Europe bénéficie pour l’essentiel à des investisseurs européens.

Délocalisations et relocalisations : laisser les entreprises décider

L’érosion de l’avantage des économies émergentes en termes de coûts, une tendance à la sous-estimation du coût complet de la délocalisation, la nécessité d’une production plus proche des marchés développés, la protection de la propriété intellectuelle et le besoin de trouver un juste équilibre entre économies de coûts et dispersion des risques ont contribué à l’amplification du phénomène de relocalisation ces dernières années.

Il n’est pas indifférent de noter que le débat relatif aux relocalisations depuis le milieu des années 2010 est consécutif à une décennie d’envolée des coûts salariaux en Chine continentale. Les salaires dans le secteur manufacturier en Chine ont vigoureusement accéléré à la fin des années 2000 et au début des années 2010. D’année en année, les hausses ont pu dépasser 15 % par an, et atteignaient encore 13,3 % par an en moyenne sur 2012-2014. Certaines entreprises, qui avaient délocalisé leurs activités dans des pays émergents à bas coût dans les années 1990 et au début des années 2000, ont donc vu considérablement réduit leur avantage en termes de coûts dans les activités à forte intensité de main-d’œuvre. Le salaire minimum en Roumanie et celui de la région de Shanghai sont devenus aujourd’hui presque équivalents.

Le coût du travail ne constitue qu’un facteur parmi d’autres dans les décisions de délocaliser ou de relocaliser. Des facteurs structurels contribuent à alimenter plus ou moins un risque d’approvisionnement : niveau de formation insuffisant des sous-traitants, problèmes de qualité de la production du sous-traitant, complexité de l’environnement institutionnel, existence de corruption, différences linguistiques et cognitives, manque de transparence dans les échanges d’information, complexité organisationnelle liée aux fuseaux horaires, risques liés au change ou à la propriété intellectuelle, volatilité de la demande, longueur et complexité des chaînes logistiques, qui limite la souplesse de réponse aux préférences des consommateurs. La conduite des relations avec des sous-traitants dans des pays émergents constitue un exercice complexe, à risque et qui n’est pas invariable dans le temps. Elle requiert des relations contractuelles plus ou moins sophistiquées. Les problèmes de logistique et de fonctionnement ont souvent entraîné des coûts cachés importants qui n’avaient pas été pris en compte dans la décision de délocaliser. Dans certains cas, ils rendent la délocalisation non rentable 2. Les entreprises mesurent de plus en plus l’importance du coût monétaire de la surveillance, de la communication et de la coordination entre des filiales éloignées et le siège social. En particulier, le risque d’approvisionnement peut nécessiter de constituer des stocks de précaution, ce qui est naturellement coûteux.

De façon générale, les chefs d’entreprise, depuis quelques années, tendent à considérer que les chaînes de valeur ont pu devenir trop fragmentées. En conséquence, l’émergence d’un mouvement de relocalisations industrielles tel qu’observé au cours des dernières années ne devrait pas faiblir. Il pourrait même accélérer naturellement, sans que les pouvoirs publics aient à intervenir. Il s’agirait de décisions rationnelles des chefs d’industrie prises en fonction des particularités de chaque entreprise et modèle d’affaire.

Dans ce contexte, il serait souhaitable que les relocalisations industrielles, qui existaient bien avant la crise de la Covid-19, demeurent essentiellement du choix et de la responsabilité des chefs d’entreprise. Le rôle des pouvoirs publics serait ici de les accompagner et de les faciliter, et non de se substituer aux décideurs industriels (ne serait-ce qu’en vertu du principe de subsidiarité, mais aussi en vertu de considérations d’efficacité économique).

Protéger l’actionnariat européen de nos industries

Toutefois, les pouvoirs publics nationaux et européens ont, sans aucun doute, un rôle utile à jouer pour relocaliser l’actionnariat de nos industries, ou du moins éviter l’internationalisation non européenne de l’actionnariat des industries européennes.

Concrètement, il s’agirait en premier lieu de limiter les distorsions de concurrence entre entreprises européennes soumises aux dispositifs européens applicables en matière d’aides d’État et entreprises non européennes, qui n’ont pas à ce jour à respecter ce cadre et peuvent bénéficier d’aides de leur État d’origine 3. Cette dissymétrie facilite la prise de contrôle d’entreprises européennes par des entreprises non européennes. La subvention de l’État non membre peut en effet permettre à l’acquéreur subventionné de payer un prix plus élevé pour acquérir l’actif qu’il ne l’aurait fait autrement. Elle peut donc fausser l’évaluation des entreprises européennes. Elle peut conduire à des prix d’achat qui empêchent les acquisitions non subventionnées de réaliser des gains d’efficacité ou d’accéder à des technologies clés. Elles compromettent l’égalité des conditions de concurrence.

Les règles de l’Union européenne en matière d’aides d’État ne s’appliquent qu’aux aides publiques accordées par les États membres. En revanche, les subventions accordées par des États non européens échappent au contrôle de l’Union en la matière, même si elles ont un effet de distorsion sur le marché intérieur de l’Union. De fait, ces dernières années, les aides d’État ou subventions étrangères semblent avoir eu un effet de distorsion croissant sur le marché intérieur de l’Union. Si, à ce jour, les données fiables sur les subventions accordées par les pays tiers restent encore à construire, les cas semblent s’être multipliés où les aides d’État ou subventions étrangères ont facilité l’acquisition d’entreprises européennes. Les secteurs de la production d’aluminium, d’acier, de semi-conducteurs, d’automobiles et de la construction navale sont plus spécifiquement concernés. Cela est loin de ne concerner que des acteurs asiatiques.

Le sujet a commencé à être examiné par la Commission européenne dans un livre blanc, en 2020, sur l’uniformisation des règles du jeu en matière de subventions étrangères. Il s’agit là d’une inflexion de fond des pouvoirs publics européens qu’il convient de saluer et dont il faudra suivre de près les développements.

Mais il importerait d’aller encore un pas plus loin, et de favoriser un nouvel arbitrage entre souveraineté industrielle et pouvoir de marché sur le marché européen. La crise de la Covid-19 a renforcé la crainte d’un besoin en capital croissant des entreprises européennes, lié à la profonde récession enregistrée en 2020 et à la dégradation des comptes qui lui est associée. La question des prises de contrôle prend donc un nouveau relief.

La Commission européenne semble aujourd’hui moins réticente à préserver l’actionnariat européen des entreprises européennes, et notamment à favoriser l’émergence de « champions industriels européens ». Elle y était jusqu’à peu encore relativement hostile, au motif de la préservation de la concurrence au sein du marché européen. L’inflexion est sensible eu égard au refus en 2019 de la Commission d’autoriser la fusion entre Alstom et Siemens au nom des règles européennes régissant le contrôle des concentrations.

Du contrôle des investissements étrangers

C’est dans ce contexte que doivent être abordées, pour finir, les évolutions récentes de la notion de « sécurité économique ». Le règlement européen 2019-452 adopté le 19 mars 2019 et applicable à partir du 11 octobre 2020 établit un cadre global pour le filtrage des investissements directs étrangers réalisés au sein de l’Union par des personnes non européennes. Il fournit aux États membres une liste indicative des facteurs à prendre en compte pour évaluer le risque qu’un investissement étranger pourrait faire peser sur la sécurité ou l’ordre public. Il incite les États à prendre en considération les effets de l’investissement « sur les infrastructures critiques, les technologies et les intrants essentiels pour la sécurité ou le maintien de l’ordre public, dont la perturbation, la défaillance ou la destruction aurait une incidence considérable dans un État membre concerné ou dans l’Union ».

Dans une communication du 26 mars 2020, la Commission européenne encourage à « tenir dûment compte des risques pour les infrastructures critiques de soins de santé, la fourniture d’intrants critiques et d’autres secteurs essentiels », ce qui est large !

La France a modifié son contrôle des investissements étrangers avec la loi du 22 mai 2019 et le décret du 31 décembre 2019, qui étend son champ d’application avec l’ajout de nouvelles activités stratégiques – telles que la R & D, la presse et la production, la transformation et la distribution de produits agricoles –, abaisse le seuil de contrôle à 25 % des droits de vote, que l’investisseur étranger ait franchi ce seuil directement ou indirectement, seul ou de concert. Les pouvoirs publics ont annoncé que la France allait abaisser à la fin de l’année 2020 à 10 % le seuil à partir duquel l’administration contrôle les prises de participation d’investisseurs étrangers au capital d’entreprises françaises stratégiques. Les entreprises de biotechnologie, par exemple celles qui travaillent à la recherche d’un vaccin contre la Covid-19, devraient être incluses dans le champ d’application du décret sur les investissements étrangers en France.

Ainsi, les pouvoirs publics pourraient utilement contribuer à la défense de la souveraineté industrielle de l’Europe, en favorisant (enfin) les fusions qui conduisent à l’émergence de « champions européens », même si cela limite la concurrence au sein de l’Union, et en adoptant des critères beaucoup plus stricts au moment d’autoriser ou de refuser la prise de contrôle d’entreprises européennes par des entreprises non européennes.


  1. Koen De Backer et al., « La relocalisation. Mythe ou réalité ? » OCDE, 2016.
  2. Michael E. Porter, Jan W. Rivkin, « Choosing the United States », Harvard Business Review, mars 2012 (https://hbr.org/2012/03/choosing-the-united-states).
  3. Les subventions ou aides d’États étrangers peuvent être accordées directement ou indirectement. Elles se matérialisent par l’octroi de fonds aux entreprises qui souhaitent acquérir une entreprise de l’Union. Elles peuvent aussi consister en des conditions de financement favorables soutenant l’exploitation d’une entreprise active en Europe (prêts à taux zéro, garanties illimitées de l’État, accords à taux zéro ou financements publics spécifiques), créant ainsi un avantage concurrentiel durable pour cette entreprise au détriment de ses concurrents. Nombre de ces subventions étrangères seraient problématiques si elles étaient accordées par les États membres de l’Union et évaluées en vertu des règles communautaires sur les aides d’État.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-3/relocalisations-industrielles-relocalisations-actionnariales.html?item_id=5779
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