Julien DAMON

Rédacteur en chef de Constructif.

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Compétition des modèles sociaux, compétition des métropoles

Les nouvelles guerres économiques se déploient sur tous les fronts. Les systèmes nationaux de protection sociale, plus ou moins denses, composent un élément essentiel de compétitivité. Du côté des grandes villes, qualité et coût de la vie constituent une dimension clé de marketing urbain et de lutte d’influence.

Compétitions et conflits économiques n’impliquent pas uniquement les États et les entreprises. Les sujets ne relèvent pas seulement de la souveraineté et de la productivité. Les batailles se livrent sur d’autres terrains que les taxes et les subventions. Les entreprises, petites ou grandes, prennent ainsi en considération avec le plus grand sérieux les différentiels de protection sociale, selon les territoires, et les disparités concernant les coûts de la vie et la qualité de vie pour leurs employés. Pour les modèles nationaux de protection sociale, comme pour les réalités et perspectives des collectivités territoriales, il devient nécessaire de pleinement s’inscrire dans la logique des guerres économiques.

Géopolitique de la protection sociale

Droit du travail et droit des prestations sociales se conçoivent comme des vecteurs de paix. Ce sont aussi des instruments de concurrence, de conflits et de puissance.

L’Organisation internationale du travail (OIT) a fêté ses 100 ans en 2019. Créée après la Première Guerre mondiale, afin de contribuer à la paix par la promotion du travail décent, cette agence spécialisée des Nations unies conventionne et recommande à foison. Pour son cinquantième anniversaire, l’institution s’était vu attribuer le Prix Nobel de la paix. Parmi ses maximes, la locution latine Si vis pacem, cole justitiam (« Si tu désirez la paix, cultivez la justice ») souligne la liaison entre les projets pacifiques et les ambitions de protection sociale. Au carrefour du droit privé et du droit public, la protection sociale rassemble le droit du travail et le droit des prestations sociales.

Du côté du droit du travail et des obligations faites aux employeurs, il s’agit historiquement de préserver la paix sociale, mais aussi d’organiser la juste concurrence. C’est un fait oublié, mais la création d’une inspection du travail, en France, a été réclamée au premier chef par le patronat. L’objectif est de faire respecter par tous ce qui régit l’activité salariée. Ce thème essentiel de la concurrence se retrouve de plus en plus, en Europe, dans les questions transfrontalières et de détachement 1.

Le statut de travailleur détaché permet à un employé travaillant dans un État membre de l’Union d’être « détaché » pour travailler dans un autre État membre. Salaires et conditions de travail du détaché dépendent du pays d’accueil, tandis que les cotisations sociales sont celles du pays d’origine. Les avantages sont évidents pour des employeurs des pays de l’Est, à faible protection sociale, envoyant leurs employés exercer en Europe de l’Ouest. La législation relevait à l’origine d’une exception à la règle du droit international privé, suivant laquelle le contrat de travail doit se conformer à la loi du pays de travail (lex loci laboris), mais le phénomène s’est tellement développé que l’on est passé du latin à l’anglais. La problématique est désormais celle du « dumping social ». À l’échelle du monde entier, et pas seulement de l’Europe riche, l’expression désigne la mise en concurrence de travailleurs des pays développés avec la main-d’œuvre moins chère des pays en développement. La matière alimente nombre de discussions et contentieux dans une guerre économique que les instances européennes, comme plus largement l’OIT, cherchent toujours à encadrer.

Du côté du droit des prestations sociales, qu’il s’agisse d’assurance maladie, de retraites ou de politique familiale, la guerre paraît plus larvée. Elle s’incarne dans une autre expression anglo-saxonne : « forum shopping ». Celle-ci, également issue du droit international privé, définit une pratique consistant à saisir la juridiction la plus susceptible de donner raison à ses propres intérêts. Plus concrètement, sur le plan de la protection sociale, le « shopping » consiste en évaluation des avantages et inconvénients de migrer dans tel ou tel pays. Pour les cadres supérieurs expatriés, des cabinets internationaux se chargent des correctifs. Pour les plus pauvres, les migrations se décident en fonction des capacités d’intégration et des opportunités économiques du pays visé, mais aussi en partie selon les niveaux de générosité et les possibilités d’accès aux mécanismes de protection sociale.

Ces sujets sont extrêmement sensibles, en particulier au sein d’une Union européenne qui, avec plus de 4 000 milliards d’euros de prestations sociales, représenterait la moitié de la dépense sociale mondiale. Dans ce contexte la France, avec près de 800 milliards d’euros de dépenses sociales, mais moins de 1 % de la population mondiale, représente à elle seule près de 10 % de la dépense sociale mondiale. Il n’est pas nécessaire d’être géopoliticien agrégé de droit social pour voir là des tensions globales majeures, expliquant notamment bien des déplacements.

Afin de traiter ces différentiels d’intensité, les conflits qu’ils nourrissent et les migrations qu’ils suscitent, il ne faut certainement pas vouloir uniquement baisser le coût du travail dans les pays riches. Il faut l’augmenter dans les pays pauvres, en y renforçant la protection sociale 2. Dans cette logique, la protection sociale s’entend bien en tant que champ et instrument de la guerre économique. En espérant que celle-ci demeure, comme le souhaite donc l’OIT et toutes les agences onusiennes, pacifique.

La protection sociale s’étend surtout depuis le XXe siècle. Son inscription dans l’attirail et le registre de la guerre économique est donc assez neuve. Plus ancienne se trouve la compétition entre les collectivités locales. Mais celle-ci prend maintenant des traits particulièrement contemporains.

Géostratégie des collectivités locales

En 2019, Vienne est la ville où l’on vivrait le mieux au monde, selon le palmarès Mercer des villes offrant le meilleur cadre vie. La capitale autrichienne se classe ainsi au premier rang pour la dixième année consécutive 3. Paris, dans ce même classement, se trouve en 39e position. Si des palmarès de villes ont été conçus et publiés dès les années 1970 en France, les études internationales sont plus récentes. Elles sont devenues un instrument, discuté mais très utilisé, de mesure de l’attractivité et de la compétitivité. La compétitivité vise à appréhender des flux financiers et économiques, et à attirer des entreprises, quand l’attractivité concerne plutôt les gens 4.

De fait, les collectivités locales, à toutes les échelles, sont engagées dans une grande compétition d’image et d’attractivité. Le classement des villes est devenu une industrie pour les cabinets de conseil, les universités, les multinationales. Et on ne compte plus les études annonçant la ville la plus chère, la plus accueillante, la plus puissante, la plus cool, la plus favorable (ou défavorable) à l’environnement.

Établir des classements selon les prix et les niveaux de vie dans les villes est un exercice difficile. Les études reposent sur la comparaison du coût d’un panier de produits, de biens et services. Ce panier comprend généralement, mais pas systématiquement, le logement, les transports, l’alimentation, les vêtements, les loisirs. Les données recueillies, dont l’évolution dépend directement des cours de change, sont destinées à être utilisées par les gouvernements et les multinationales pour protéger le pouvoir d’achat de leurs employés expatriés. Elles permettent d’afficher « la ville la plus chère du monde », celle-ci changeant chaque année, mais également dans l’année, en fonction des enquêtes.

D’autres enquêtes portent sur la qualité de vie. Leurs résultats dépendent moins des fluctuations de change et du niveau de développement économique. Dans l’étude menée par le cabinet Mercer, la qualité de vie est analysée selon une quarantaine de facteurs réunis en dix catégories (stabilité politique, environnement économique, offre culturelle, offre de services sanitaires, offre éducative, réseaux de transport, services récréatifs, offre de consommation, logement, environnement naturel). Il s’ensuit un index de qualité de vie qui permet des hiérarchisations. Le classement, qui ne subit pas de profonds changements d’une année à l’autre, est très attendu. Il produit des résultats pour un concours permanent des collectivités. Surtout, il donne des informations et des indications aux entreprises et aux individus qui voudraient changer de ville. Instruments d’influence et éléments éminents de concurrence, ces enquêtes et leurs résultats alimentent, à leur manière, les guerres économiques que se livrent les villes, au sein des nations et entre les nations.

La qualité de l’environnement est, à cet égard, devenue un outil et une expression de ces combats. Avec l’affirmation de la préoccupation environnementale dans les agendas politiques internationaux, nationaux et locaux, l’environnement a été érigé en priorité des stratégies urbaines. Il y a, en l’espèce, à la fois une coopération des villes et une concurrence entre elles. Coopération car les villes et réseaux de villes échangent idées et bonnes pratiques, par exemple en matière d’énergie photovoltaïque, de circuits courts de logistique ou d’analyses économiques sur le cycle de vie d’un produit. Concurrence car il s’agit d’être repéré et distingué.


LE CITY BRANDING

S’il rappelle la tradition des devises et des blasons des villes européennes, le city branding – c’est-à-dire la promotion de l’image de marque des villes – s’inspire des techniques modernes de commercialisation pour valoriser la ville à travers la création d’une marque et de slogans publicitaires tels que « Madrid about you », « I Amsterdam », « Only Lyon ». La marque doit contribuer à rendre la ville identifiable et désirable. Le city branding correspond à la fois à une démarche de labellisation faisant ressortir des attributs matériels de la ville et affirmant son statut (de capitale, de technopole innovante, de ville verte) et un marquage symbolique reposant sur la mise en avant de valeurs locales spécifiques, d’une histoire singulière, de sa « personnalité », son dynamisme, ses qualités esthétiques, son patrimoine ou encore son ambiance et son animation. Grâce à ce marketing identitaire, des villes comme Barcelone, Bilbao, Dublin ou encore Manchester se sont dotées d’un nouveau « capital image » qui a largement contribué à renforcer leur attractivité. Nombre de villes se dotent d’un service de marketing urbain. Dans le cadre de ces politiques, pouvoir être reconnu ou labellisé comme écoquartier, ville durable, ville verte, ville « inclusive », ou – nouveau terme en vogue – « ville résiliente » importe considérablement. Il n’en va plus seulement, en France, de panneaux d’entrée de ville présentant une reconnaissance de « ville ou village fleuri » mais d’arguments essentiels à faire valoir à des investisseurs et des habitants, actuels ou à venir.


Durabilité et qualité de vie au cœur des batailles de l’attractivité

Lorsqu’ils sont en mesure de choisir, les ménages recherchent le meilleur compromis entre opportunités professionnelles et qualité de vie. La situation géographique, le climat, l’offre urbaine (qualité des équipements, services aux particuliers, commerces, espaces verts, etc.), l’offre scolaire et universitaire deviennent des éléments de plus en plus décisifs dans les choix de localisation résidentielle.

La qualité de l’offre résidentielle et urbaine est de plus en plus prise en compte par les entreprises qui souhaitent implanter un nouvel établissement dans une agglomération. De la qualité de cette offre dépend, en effet, la capacité de ces entreprises à attirer et stabiliser leur main-d’œuvre sur place, et cela d’autant plus que celle-ci est qualifiée.

On a longtemps pensé que le travail allait vers le capital. Il semble que ce soit maintenant l’inverse 5. Les villes qui réussissent ne seraient pas celles qui attirent les investissements, mais celles qui attirent d’abord les talents. La baisse des coûts de communication et de déplacement entraîne une profonde révision des paramètres de l’implantation géographique. Si les choix de localisation des firmes demeurent structurants, à moyen terme ce sont les choix résidentiels, notamment des plus « talentueux », qui deviennent déterminants. La qualité de vie, pour les mieux dotés, devenue donnée centrale, fait primer l’infrastructure immatérielle sur l’infrastructure matérielle.

Surgit, pour finir, la quadrature du cercle de la ville durable. Si, bien entendu, tout peut être conciliable dans les discours, il n’existe pas d’équilibre local parfait entre les trois grands enjeux du développement durable : le défi économique (attirer des emplois et des ressources), le défi social (permettre la cohabitation de différentes catégories d’habitants) et les grands défis environnementaux. D’où une compétition de communication mais aussi de réalisations afin de se présenter sous un jour propice. Et une guerre infinie, faite d’images, d’investissements et de déplacements.


NEW YORK ET LES DEUX THÉORIES DE L’ATTRACTIVITÉ

Les théories de l’attractivité s’organisent autour de deux pôles. D’un côté, le géographe star Richard Florida estime que l’attractivité d’une ville procède d’une règle des 3 T (tolérance, technologie, transports). C’est l’offre de mobilité, la mobilisation des nouvelles technologies et l’acceptation de modes de vie différents qui permettent d’attirer les talents. L’expert a récemment ajouté un quatrième T, celui de territoire, pour bien prendre en compte le déterminant territorial essentiel qu’est la géographie.

D’un autre côté, l’économiste libéral Edward Glaeser estime que la première condition de l’attractivité est la sécurité, suivie de l’initiative privée, de la mobilité et du développement des universités. Aux 3 T répondent, avec Edward Glaeser, les 3 C de l’attractivité urbaine : concurrence (comme source d’émulation), connexions (matérielles et immatérielles), capital humain (à attirer et sécuriser). On peut forcer le trait à partir de l’exemple de New York. Comment expliquer le succès d’une ville qui, dans les années 1970, incarnait la violence et la faillite économique ? Deux mugs incarnent l’alternative. Sur le premier, le célèbre slogan « I love New York », inventé dans les années 1970 et repris partout dans le monde. Ce mug, à rapprocher des prescriptions de Richard Florida, représente le marketing urbain qui vise à changer l’image de la ville. Le deuxième mug, à rapprocher d’Edward Glaeser, provient du département de police de New York. Celui-ci est connu pour sa politique de tolérance zéro, politique discutée mais qui a accompagné la spectaculaire baisse de la criminalité à New York. Un mug pour l’image d’ouverture et de tolérance, un mug pour l’image de tolérance zéro et de répression. Tout le champ des possibles en matière d’attractivité.



À lire : Richard Florida, Who’s your city ? How the creative economy is making where to live the most important decision of your life, Basic Books, 2008 ; Edward Glaeser, Des villes et des hommes. Enquête sur un mode de vie planétaire, Flammarion, 2011.


  1. Au sujet du détachement, voir Philippe Sanson, « Organiser la libre circulation : le cas du détachement », Constructif, no 52, 2019.
  2. En ce sens, voir Martin Hirsch, Sécu : objectif monde. Le défi universel de la protection sociale, Stock, 2011.
  3. www.mercer.fr/newsroom/classement-2019-mercer-qualite-de-vie.html.
  4. Voir Julien Damon, Thierry Paquot, Les 100 mots de la ville, PUF, 2014.
  5. Voir, plus largement, Pierre Veltz, La société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif, Seuil, 2017.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-3/competition-des-modeles-sociaux-competition-des-metropoles.html?item_id=5771
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