Olivier ITEANU

Avocat à la cour d’appel de Paris, chargé d’enseignement à l’université Paris-I-Sorbonne, auteur de Quand le digital défie l’État de droit (2016).

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La colonisation digitale

Les grandes entreprises du numérique disposent d’un pouvoir très élevé, dont témoigne la suspension, en janvier 2021, du compte Twitter de Donald Trump. Plus largement, s’opère aujourd’hui une véritable colonisation digitale de pays, dont la France, affaiblis par l’emprise d’idées et d’institutions américaines.

Le titre de notre article est une provocation. Comme toute provocation, il renferme à la fois une réalité, que nous nous proposons de rapporter, et un fantasme, qu’il convient d’écarter. La notion de « colonisation », selon son acception habituelle, laisse à penser que notre territoire, la France, et au-delà l’Europe continentale sont occupés par une organisation, habituellement une nation étrangère, qui gouverne et administre les populations qui y résident sur un plan politique, économique et culturel. Nous verrons si cette acception est dans notre cas une réalité. Le mot « digital » 1 quant à lui, n’appartient pas, dans le sens où nous l’employons, au vocabulaire de la langue française. Il a une double origine, à la fois latine avec digitus « doigt ». Il peut également se rapporter au monde numérique. Son origine est alors anglaise avec digit, « chiffre », et se traduit dans ce cas en français par le terme « numérique ». L’emploi du mot digital dans notre titre associé à celui de colonial n’est évidemment pas fortuit. Il désigne l’omniprésence de ces groupes américains qui se sont imposés en Europe pour nous proposer leurs services. Il s’agit, bien sûr, de l’oligopole en Europe des Gafam 2 mais aussi de Twitter, TripAdvisor, Uber, Netflix notamment, également omniprésents.

En 2013, Eric Schmidt et Jared Cohen, alors respectivement président de Google et directeur de Google Ideas, écrivaient : « Nous croyons que les plateformes technologiques comme Google, Facebook, Amazon et Apple sont bien plus puissantes que ne le perçoivent les gens, et notre monde futur sera partout profondément transformé par leur adoption et leur succès. » 3 Nous devons nous demander jusqu’où peut aller cette promesse, avant que les Européennes ne considèrent qu’ils n’ont plus le choix d’y renoncer ou d’y échapper. Pour bien comprendre le problème posé, nous proposons de l’illustrer d’une actualité récente, du début de l’année 2021. Il s’agit de la décision de Twitter de la suspension permanente du compte de Donald Trump. À partir de cet exemple, qui pourrait se reproduire en Europe, avec par exemple le compte Twitter du président de la République française, nous analyserons la situation. Puis, nous chercherons ce que cette promesse des patrons de Google en 2013 – promesse, il faut le dire, qui a connu un début d’exécution sur le Vieux Continent 4 –, induit comme lignes rouges à ne pas dépasser.

Analyse juridique de la suspension du compte Twitter de Donald Trump

Le 8 janvier 2021, à quelques jours de la fin du mandat de son utilisateur le plus illustre, Twitter suspendait brutalement et de manière dite permanente le compte du président des États-Unis d’Amérique, Donald Trump 5. Cette suspension faisait suite aux événements dits de la « prise du Capitole », provoqués deux jours plus tôt par des partisans de l’ancien président, contestant des résultats de l’élection présidentielle ayant vu la victoire de Joe Biden en novembre 2020. Face à cette suspension du compte Twitter de Donald Trump, certains, y compris en France, ont crié à la censure. Sans aller jusque-là, le secrétaire d’État français chargé du Numérique, Cédric O, y a vu au moins « des questions ». Il déclarait ainsi que « La suspension permanente du compte Twitter du président américain Donald Trump est justifiable mais pose des questions fondamentales sur la régulation du débat public. » 6 Faut-il ici crier au loup ? Doit-on y voir l’ombre d’une atteinte à la souveraineté numérique des États, un acte de colonisation de Twitter soucieux de gouverner le débat politique public desdits États, entrant ainsi dans notre définition d’une colonisation ?

Pour nous, la réponse est négative. Twitter n’est pas un service public. C’est un média privé qui, par voie d’un contrat offert au public, offre un service à des individus devenus ses clients. Ce contrat a pour nom « conditions d’utilisations de Twitter ». C’est un document à tiroirs ou en mode poupées russes, qui renvoie à une multitude d’autres documents, tels que ceux relatifs à la politique de confidentialité à l’égard des données ou aux règles d’usage du service, qui font eux-mêmes partie intégrante du contrat. En bref, il s’agit d’un contrat dit d’adhésion, que peu ont lu 7, et qui est d’ailleurs très difficile à lire. Le modèle choisi par Twitter est celui qu’on retrouve également chez d’autres plateformes telles que Facebook ou YouTube. Ce contrat, chaque personne qui utilise le service Twitter l’a préalablement accepté et se trouve donc lié à l’égard du fournisseur de service par ce lien juridique. C’était le cas de Donald Trump. C’est également le cas du président français, Emmanuel Macron, qui possède son compte Twitter 8. Il n’y a donc dès lors rien de choquant que ces personnes, fussent-elles illustres, se trouvent exposées à ce que le géant américain applique le contrat par la suspension d’un compte au regard de l’activité de son titulaire jugée contraire aux conditions d’utilisation de Twitter. Il n’y a là rien d’attentatoire à l’État de droit. Il n’est pas plus juste de parler de censure. Et ce qui est vrai pour Donald Trump le serait également demain pour le président Macron, si une suspension venait à s’appliquer à son compte. Pour nous autres Européens, cela rappelle simplement que ces réseaux et médias sociaux, grands influenceurs de nos sociétés, sont tenus par des sociétés privées qui disposent de centres de décision définissant leur politique, notamment de suspension des services, situés très probablement hors d’Europe. Cela devrait poser un questionnement politique, mais pas juridique. C’est ce que fait le secrétaire d’État français chargé du Numérique lorsqu’il fait valoir que cette suspension de compte « pose des questions fondamentales sur la régulation du débat public ».

Quels recours contre Twitter ?

Cependant, l’État de droit peut intervenir ici à deux niveaux. Dans un État de droit moderne, comme le sont les États-Unis d’Amérique ou la France, il existe des recours devant les tribunaux en cas d’exécution fautive d’un contrat. Twitter a-t-il valablement exécuté le contrat en suspendant de manière permanente le compte de Donald Trump ? Comme tout fournisseur vis-à-vis d’un client, Twitter se doit de respecter son contrat. Si tel n’est pas le cas, le client Donald Trump, ou tout autre client, même résidant en Europe, disposent d’un recours devant les tribunaux pour faire valoir l’acte fautif, la suspension permanente, et ses conséquences dommageables pour le titulaire du compte suspendu.

Comme nous allons le voir, il y a peut-être matière à inquiétude pour les résidents européens. En effet, dans un exemple similaire, en 2011, un professeur de l’Éducation nationale en France voyait son compte Facebook fermé par l’entreprise fondée par Mark Zuckerberg. Il était reproché à cet utilisateur de Facebook d’avoir publié sur son compte personnel une reproduction du fameux tableau de Gustave Courbet, « L’origine du monde ». Pour mémoire, le tableau en question est un nu féminin peint en 1866. Il est actuellement exposé au musée d’Orsay. Il représente un sexe féminin et plus précisément la vulve d’une femme, cuisses écartées. Facebook, voyant là matière à être choqué, fermait le compte de notre malheureux professeur sur ce motif. Celuici contestait la décision de la firme américaine, faisant valoir divers préjudices pour obtenir des dommages et intérêts, et saisissait, comme c’est son droit, le tribunal de grande instance de Paris d’une action en responsabilité contre Facebook. Immédiatement, Facebook opposait une clause de son contrat prévoyant l’application du droit californien en cas de litige entre les parties au contrat. Il demandait ainsi au juge français de se dessaisir au profit des juridictions californiennes. Le tribunal de grande instance de Paris, par ordonnance du 5 mars 2015, puis la cour d’appel de Paris, par arrêt du 12 février 2016 9, rejetaient l’exception d’incompétence de Facebook et considéraient le juge français comme compétent. Dans un attendu d’une très grande clarté, la cour d’appel de Paris jugeait sévèrement l’attitude dans les prétoires de Facebook. La cour disait qu’en obligeant ainsi ses clients « à saisir une juridiction particulièrement lointaine et à engager des frais sans aucune proportion avec l’enjeu économique du contrat souscrit pour des besoins personnels ou familiaux ; que les difficultés pratiques et le coût d’accès aux juridictions californiennes sont de nature à dissuader le consommateur d’exercer toute action […] et à le priver de tout recours à l’encontre de la société Facebook Inc. ». En effet, l’attitude de Facebook qui consiste à renvoyer un débat judiciaire sur sa décision de rompre un service et un contrat à 6 000 kilomètres du domicile de son client, dans une langue et une culture qui lui sont étrangères, avec des frais et honoraires non supportables pour un particulier, a pour effet, sinon pour objet, de priver notre professeur d’un recours juridique. Pour aboutir à cette décision qui retient la compétence du juge français, ce professeur aura bataillé six ans, pour une décision rejetant une exception d’incompétence, alors que le débat sur le fond du litige n’a pas encore commencé… Si ce comportement devait être érigé en système, il aurait pour effet de faire des résidents européens, utilisateurs presque obligés de Facebook, en tout cas pour les moins de 30 ans, des citoyens de seconde zone, sans droits ni recours, comme a su leur en donner la Révolution française de 1789. Oui, ce comportement érigé par certaines sociétés américaines du digital témoigne d’une colonisation digitale. On ne peut tout à la fois prendre l’argent et l’audience des résidents européens tout en les privant de leurs droits élémentaires.

Et la paix sociale en Europe ? Ça intéresse qui ?

Il existe une seconde thématique sur laquelle juger le comportement des grandes plateformes. Le droit européen de la liberté d’expression et de la presse est fondé sur une croyance. Celle qu’entre la pensée, la parole publique et l’acte d’une personne, tout est lié. Une personne qui s’exprime en public, que ce soit par écrit, par voie radiophonique ou numérique, peut inciter non seulement l’auteur des propos, mais aussi ses lecteurs, auditeurs ou followers à agir. La chose a été régulièrement vue, comme ça été le cas avec le djihad en Syrie et les vidéos sur YouTube ou l’assassinat de Samuel Paty et le déchaînement de haine sur Facebook. C’est pourquoi, en Europe, la liberté d’expression est un droit fondamental affirmé, sauf abus. Ainsi, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 prévoit que « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans des cas déterminés par la loi » 10. Ces abus punis par la loi s’appellent propos racistes, antisémites, homophobes notamment, c’est-à-dire des atteintes à l’ordre public. Ils se nomment aussi injures ou diffamations publiques, c’est-à-dire des atteintes qui peuvent être très dommageables pour les victimes. La loi américaine ne connaît pas ces limitations. Elle revendique quant à elle, du moins officiellement, une liberté de parole absolue (free speech), fondée sur le premier amendement de sa Constitution. Notre propos est de savoir comment ces grandes plateformes se comportent en Europe, lorsque des contenus attentatoires à l’ordre public ou aux droits de tiers sont diffusés. Car en destinant leurs services aux résidents européens, elles seraient censées se soumettre à cette croyance fondamentale de l’Europe et à son droit associé. Pour adapter son droit à Internet, le législateur européen a tenu compte du côté singulier de ce réseau, et a créé en 2000 un statut juridique spécial, celui d’hébergeur 11, transposé en France en 2004 12. Ces grandes plateformes, telles que Facebook, Twitter et YouTube, ont le statut d’hébergeur. Cela signifie qu’à la différence d’un éditeur, comme un quotidien de presse, ils ne sont pas responsables des contenus qu’ils n’ont pas créés et qu’ils hébergent d’un point de vue fonctionnel. En revanche, si, dès lors qu’ils ont connaissance d’un contenu manifestement illicite, ils ne procèdent pas à son retrait, leur responsabilité peut être engagée. Ils bénéficient d’un régime de responsabilité atténuée. En contrepartie, ils doivent conserver pendant une année tous les éléments 13 d’ordre technique qui permettent d’identifier l’auteur d’un contenu, et répondre favorablement à toute requête de la justice qui leur demanderait de disposer de ces éléments pour, d’une part, identifier l’auteur d’un contenu et, d’autre part, s’il est illicite, le poursuivre et le faire condamner devant les tribunaux. En 2013, était lancé sur Twitter un hashtag « #un bon juif », qui donna lieu à de nombreux débordements. À la requête d’associations antiracistes, la justice française demanda à Twitter les données de connexion permettant d’identifier des auteurs de contenus antisémites. En dépit d’une ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris du 24 janvier 2013 14 qui sera suivie d’une seconde ordonnance du premier président de la cour d’appel de Paris, Twitter refusera de répondre aux réquisitions judiciaires, considérant que « les contenus hébergés sont stockés sur des serveurs lui appartenant situés aux États-Unis » et qu’il ne se trouve pas soumis à la législation européenne. Là encore, cette attitude est problématique et piétine les valeurs, fruits aussi de son histoire et de son expérience, dont se réclame l’Europe. Plus grave peut-être sont ses conséquences car, comme nous l’avons dit, des paroles de haine peuvent dégénérer en actes lorsqu’elles sont répétées en groupe, amplifiées, justifiées au point de déshumaniser l’autre. Nous le disons ici avec force, il y a là de la part de ces plateformes, qui refusent de se soumettre au droit local européen, une attitude irresponsable, qui peut être qualifiée de coloniale.


  1. Par exemple dans « empreintes digitales ».
  2. Acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, qui sous-entend toutes les sociétés affiliées et leurs nombreux services : par exemple LinkedIn acquis et contrôlé par Microsoft, WhatsApp par Facebook, YouTube par Google, etc.
  3. Eric Schmidt et Jared Cohen, The New Digital Age, John Murray Editions, 2013.
  4. D’autres zones géographiques n’ont pas accueilli ces entreprises et leurs services comme l’a fait l’Europe. C’est le cas de la Chine, de la Russie, de la Corée du Sud et dans une moindre mesure de l’Amérique latine.
  5. « États-Unis : entre Twitter et Donald Trump, la fin brutale d'une longue idylle », Maxime Recoquillé, Lexpress.fr, 9 janvier 2021.
  6. Déclaration de Cédric O à BFM TV le 9 janvier 2021 (https://www.bfmtv.com/economie/le-bannissement-de-trump-de-twitter-pose-des-questions-estime-cedric-o_AD-202101090084.html).
  7. Les mauvaises langues seront bien plus affirmatives en faisant valoir qu’il n’est pas lu, et qu’à l’extrême limite il n’est là que pour protéger Twitter.
  8. @EmmanuelMacron.
  9. Facebook Inc. / Monsieur Y, cour d’appel de Paris, 12 février 2016 (https://www.legalis.net/jurisprudences/cour-dappel-de-paris-pole-2-chambre-2-arret-du-12-fevrier-2016).
  10. Par décision no 71-44 DC du 16 juillet 1971, le Conseil constitutionnel a reconnu à cette déclaration une valeur constitutionnelle.
  11. Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000.
  12. Loi no 2004-575 pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004, dite LCEN.
  13. Le défaut de communication des données techniques de connexion à la justice est puni des peines maximales d’un an de prison et 75 000 euros d’amende. Le texte n’a jamais été appliqué.
  14. UEJF et autres / Twitter Inc. et Twitter France www.legalis.net
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-3/la-colonisation-digitale.html?item_id=5769
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