Nicolas MOINET

Professeur des universités à l'IAE de Poitiers.

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La transparence : opportunité ou danger dans la guerre économique ?

La guerre économique n'est pas une chose nouvelle. De plus grande intensité dans des sociétés toujours davantage numérisées, elle passe par le droit, la compétition et la réputation. La transparence peut s'y avérer problématique. Elle peut aussi se concevoir dans une stratégie offensive.

Dans quel monde des affaires vivons-nous ? Après une longue période de brouillard néolibéral, il est désormais difficile de nier les réalités d'une guerre économique qui impacte aussi bien les PME que les grands groupes, les territoires que les nations 1. Car la guerre commerciale qui oppose actuellement la Chine aux États-Unis, et prend en étau une Union européenne en déshérence, n'est que l'arbre qui cache la forêt d'une multiplicité de conflits le plus souvent cachés, où l'information et la communication sont des armes redoutables. Car si le renseignement, l'influence, l'attaque sur l'image ou la paralysie judiciaire sont aussi anciennes que le monde des affaires 2, c'est à la fois leur usage et leur impact qui se sont accrus de manière exponentielle dans une société de l'information et de la recommandation où la transparence est devenue un impératif.

Secret et transparence, agilité et paralysie

Visionnaire, la théoricienne du pouvoir Jacqueline Russ écrivait déjà au début des années 1990 : « Des normes, des pouvoirs, des systèmes d'information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte, à l'intérieur d'un ensemble dynamique. Une société, en effet, ne se définit pas seulement par des règles contraignantes et le maintien d'une organisation. Elle désigne aussi un système ouvert et une capacité adaptative. […] Le pouvoir contemporain gère, avec une subtilité extrême, le désordre qu'il prend en charge. Tout pouvoir, nous le savons, gère le désordre. Or cette gestion actuelle du désordre s'opère par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées 3. » Autrement dit, si le secret reste essentiel, la transparence peut s'avérer tout aussi cruciale pour gagner en agilité et paralyser ses adversaires.

Pour bien comprendre le couple agilité-paralysie, appuyons-nous sur un cas réel : une PME industrielle française attaquée en justice pour parasitisme commercial et plagiat sur son principal produit. Après avoir gagné ses trois procès en première instance, elle finit par en perdre un en appel et se voit contrainte de payer à son concurrent plus d'un million et demi d'euros de dommages et intérêts. Une catastrophe financière, mais aussi morale pour cette entreprise familiale bien implantée sur son territoire depuis plus de soixante-dix ans et dont la dirigeante comprend vite que l'objectif de l'attaque est bien de la rayer définitivement de la carte. Paralysie donc. Car outre l'aspect financier, la réputation de l'entreprise est durement touchée (dénigrement) ainsi que sa cohésion interne (inspections variées, plan de licenciement et stress croissant du personnel). Alors que faire ? Tout d'abord faire jouer la clause de sauvegarde. Mais surtout jouer la transparence avec ses clients et fournisseurs (communication externe), ses salariés (communication interne) ainsi que les médias et principaux relais institutionnels (communication de crise).

L'entreprise n'hésite d'ailleurs pas à raconter son histoire dans des colloques académiques traitant d'intelligence économique et à organiser un événement où sont conviés les grands politiques de la région ainsi qu'un ancien ministre. Une grande affiche reprend même la fable de La Fontaine Le Chêne et le Roseau : « Je plie et ne romps pas ». Résultat : non seulement notre PME finit par se relancer durablement, mais elle apparaît aujourd'hui comme un modèle d'« entreprise libérée » (bonheur au travail, équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle). Plus d'agilité en interne, donc, pour contrer une paralysie venue de l'extérieur. Mais une agilité interne qui n'est pas synonyme de repli, puisque l'entreprise n'a jamais été aussi présente à l'international, sa dirigeante appelant d'ailleurs ses homologues à mieux chasser en meute pour conquérir de nouveaux marchés à l'export.

Armes et manoeuvres de guerre économique

Que retenir plus globalement de cet exemple ? Tout d'abord que l'agilité et la paralysie sont relatives et qu'il faut, dans le même temps, minimiser les frictions à l'intérieur de son propre camp par l'initiative et l'harmonie et maximiser les frictions dans le camp adverse par l'emploi de manoeuvres diversifiées et rapides. Commençons par l'attaque. Dans la guerre économique, il peut s'agir d'intoxiquer l'adversaire par de fausses informations savamment diffusées par des canaux jusque-là dits de confiance, de débaucher des personnels clés, d'attaquer en justice afin de déstabiliser son concurrent tant financièrement que psychologiquement, de contrefaire ses produits, de copier ses innovations, voire même de payer des hackers pour récupérer des données confidentielles ou simplement bloquer le système d'information de l'entreprise.

Dans cette large panoplie de manoeuvres, on constate que, si certaines relèvent de la guerre secrète (avec parfois même l'appui de services spécialisés), la tendance est à l'usage de méthodes légales d'intelligence économique, où la transparence va jouer un rôle clé 4. Ce n'est donc pas nécessairement le plus puissant qui l'emporte, mais bien le plus intelligent, l'intelligence devant alors être comprise comme la capacité à décrypter le dessous des cartes pour mieux surprendre l'adversaire puis garder l'initiative afin d'épuiser l'autre camp. De ce point de vue, la récente victoire des opposants à l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes est un modèle du genre, dans la continuité de la bataille du Larzac, quarante ans plus tôt. Car, au-delà des caricatures, cette victoire démontre combien l'agilité déployée par les zadistes a pu paralyser une pseudo-coalition arc-boutée sur l'usage de la force et du droit quand l'autre camp utilisait la ruse et les médias.

La transparence comme arme possible

Car la trame de fond de la guerre économique est celle de sociétés postmodernes où l'usage de la force est de moins en moins accepté, avec un système composé de trois pôles : un pôle autocratique, un pôle médiatique et un pôle de radicalités. Le pôle autocratique appelle un pouvoir politique fort, où les décisions sont concentrées dans les mains d'une poignée de décideurs qui fait corps (d'où le préfixe « auto »). On pense tout de suite à certains régimes autoritaires, mais cette autocratie peut également prendre les aspects d'une démocratie, dès lors que c'est la technostructure qui gouverne et possède les principaux leviers du pouvoir. Nous retrouvons bien là l'idée selon laquelle « le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte ». D'où la nécessité de « contrôler » les médias. Une histoire qui n'est pas nouvelle, certes. Mais ce qui est nouveau, c'est la nécessité à la fois de créer du désordre et de le gérer « par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées. » Le secret va donc devoir se cacher derrière le voile de la transparence. Et ce dans un écosystème médiatique qui se complexifie, notamment avec l'arrivée des réseaux sociaux numériques, et qui se trouve être également le terrain de jeu du troisième pôle, celui des radicalités. Sur le fond, l'usage de technologies nouvelles à des fins subversives est ancien, mais ce qui modifie la donne, c'est l'étendue du champ d'action et la fulgurance des manoeuvres

Jamais l'effet de levier n'a été aussi fort. Et une nouvelle piraterie apparaît, à la fois transparente dans nombre de ses actions et cachée pour ce qui est du coeur de son organisation (dark Web, notamment). Observons simplement l'action d'une association comme L214. N'est-elle pas tout bonnement remarquable en termes d'influence et d'usage de la transparence dans la guerre économique ? De petits commandos de bénévoles déstabilisent toute une filière économique, qui s'avère incapable de transcender sa position de victime et de comprendre un mouvement de fond qui pourrait bien finir par l'emporter. D'autant que ce qui relève au départ de l'illégalité - s'infiltrer dans des abattoirs pour filmer la maltraitance des animaux - finit par devenir légal dès lors qu'un membre du personnel de ces établissements devient lanceur d'alerte. On le voit bien : la transparence est d'autant plus un danger dans la guerre économique que l'on se révèle incapable d'en faire une opportunité…

  1. É. Delbecque, C. Harbulot, La guerre économique, PUF, « Que sais-je ? », 2011.
  2. A. Laïdi, Histoire mondiale de la guerre économique, Perrin, 2016.
  3. J. Russ, Les théories du pouvoir, Le Livre de poche, 1994, pp. 313-318.
  4. A. Guilhon, N. Moinet (dir.), Intelligence économique : s'informer, se protéger, influencer, Pearson, 2016.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2018-11/la-transparence-opportunite-ou-danger-dans-la-guerre-economique.html?item_id=3671
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