Olivier DE MAISON ROUGE

Avocat, cabinet Lex-Squared.

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Le secret des affaires : à la frontière de la vie privée de l’entreprise

Dans un monde qui survalorise, parfois dangereusement, la transparence, il importe de préserver le secret des affaires. Il s'agit de protéger la vie privée de l'entreprise, ses savoirs et savoir-faire, ses produits et ses services. Certes, la confidentialité doit avoir des limites et ne jamais masquer de l'illégalité, mais elle a des fondements absolument essentiels.

« Entre secret et divulgation, une tension permanente traverse en fait notre époque, plus intensément qu'aucune autre. Nos moyens de tout surveiller, de recouper les informations, de pister les trajectoires se démultiplient. La nécessité de préserver l'anonymat, la vie privée, les secrets personnels ou industriels devient à la fois plus impérieuseet plus malaisée à mettre en oeuvre. On se prend à rêver d'un nouvel art de la dissimulation, d'une sorte de cachotterie bien tempérée. Quelques règles de base pourraient y présider. »

Roger-Pol Droit, philosophe.

Après l'adoption du règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD), ayant conduit à la modification de la loi informatique et libertés de 1978, d'une part, et la loi de transposition de la directive européenne sur le niveau de cybersécurité des infrastructures et systèmes d'information du 26 février 2018, d'autre part, le Parlement français a procédé à la transposition de la directive sur le secret des affaires du 8 juin 2016 1.

Cette nouvelle législation n'a pas manqué de soulever des objections sévères ainsi qu'un tir nourri de ses opposants, au nom de la sacro-sainte transparence. Pourtant, en démocratie, transparence et secret ne s'opposent pas. Ils sont les deux faces d'une même pièce, avec la même légitimité, y compris en entreprise.

Le secret ne doit pas mécaniquement susciter la défiance. L'opacité peut être éthique et valeur ajoutée, quand la transparence peut être tyrannie. En effet, depuis 1984 et le Big Brother de George Orwell et, plus récemment, les révélations d'Edward Snowden sur l'espionnage électronique à grande échelle par les États-Unis, le contraire de secret n'est plus vraiment transparence. « Est-ce que la société de la transparence ne va pas devenir une société de surveillance ? », s'interroge Régis Debray.

Avec les excès qu'on lui connaît, notre confrère Éric Dupond-Moretti estime pour sa part que « nous sommes dans une époque où les balances sont devenues pudiquement des "lanceurs d'alerte", avec une exigence de transparence qui est devenue de la "transperçance", et où l'on met au pinacle des journalistes qui confondent leur métier avec celui de policier. Une telle morale, dévoyée et instrumentalisée, aboutit à des comportements liberticides ».

Loin de ces joutes polémiques, il faut tenter d'expliquer au plus grand nombre ce souci, pour l'entreprise, de préserver sa substantifique moelle, qui n'est autre que le besoin de préserver sa vie privée.

Vers la reconnaissance d'une forme de vie privée des entreprises

Les secrets d'affaires, baptisés de la sorte dans la législation européenne, identifient sous trois conditions cumulatives les savoir-faire et les informations commerciales de valeur :

  1. Non connus du grand public et/ou du secteur professionnel concerné ;
  2. Ayant une valeur commerciale, réelle ou potentielle, parce que secrets ;
  3. Et faisant l'objet de mesures spécifiques destinées à les garder confidentiels.

Il peut s'agir d'un algorithme, d'une méthode, d'un procédé de fabrication, d'une stratégie commerciale, comme le lancement d'un nouveau produit, d'un schéma organisationnel, de la composition d'une recette ou d'un parfum.

Or, si le RGPD oblige les entreprises à préserver davantage les informations personnelles des tiers, personnes physiques, au nom du respect de la vie privée, en réalité, le secret des affaires est une autre forme de protection de l'intimité : celle des entreprises. Par mimétisme, le secret des affaires se veut la préservation des informations stratégiques surexposées à l'heure de la globalisation accélérée et de la prédation des savoir-faire par une concurrence effrénée.

Précisément, dans ce contexte de compétition économique exacerbée, n'est-il pas légitime pour son titulaire de vouloir préserver un capital intellectuel ? Et ce d'autant que la divulgation de ce patrimoine informationnel met directement en jeu la pérennité de l'outil de production et des emplois.

La protection du secret des affaires diffère néanmoins du RGPD par ce besoin d'identification préalable des secrets de l'entreprise, qu'il lui appartient de désigner conformément à la définition ci-dessus, tandis que le RGPD protège les données des tiers strictement désignées par la loi.

Dans ce contexte de prédation de la connaissance, certains voudraient cependant dénier aux entreprises un droit naturel à assurer la confidentialité de leurs avantages concurrentiels.

À ce titre, des secrets valent-ils plus que d'autres ? Le secret médical et les données personnelles sont-ils déclarés inviolables, tandis que le secret bancaire doit être éradiqué ? Les secrets d'alcôve valent-ils davantage que les secrets de fabrication ? L'intimité prime-t-elle sur la R&D ? Le domicile est-il un lieu plus sacré qu'un site de production industrielle ? Le secret professionnel est-il seulement toléré, quand le respect de la vie privée est sanctuarisé ?

Que la transparence soit la règle et le secret l'exception, soit. Mais le secret demeure néanmoins une nécessité que la loi a déjà consacrée auparavant à bon droit : secret des délibérations, secret de l'instruction, secret de la correspondance, secret des sources, secret de la défense nationale, secret médical, etc. Il en fallait bien de même pour les entreprises.

Des exceptions au secret

Le secret des affaires ne doit pas être fantasmé, ce d'autant qu'il ne doit pas servir à dissimuler des pratiques condamnables ou répréhensibles, tels que des délits financiers, des schémas d'évasion fiscale, des comptes bancaires dissimulés, des opérations frauduleuses et, plus généralement, des agissements illicites.

Ainsi que l'a souligné le professeur Poracchia, « le fait de conserver secrètes les informations sur l'entreprise, et celles détenues par elle, ne puise pas sa source dans une volonté d'occultation née d'une mauvaise conscience sociale de l'entrepreneur français. C'est une attitude purement pragmatique dictée par le bon sens, qui amène ce dernier à préserver les informations valorisant son entreprise en les gardant secrètes ».

Parmi les dérogations au secret, sous le précédent quinquennat, le législateur a déjà prévu des garanties citoyennes, à l'instar du lanceur d'alerte consacré par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016, qui écarte uniquement du droit d'alerte le secret de la défense nationale, le secret médical et le secret des relations entre un avocat et son client (article 6), à l'exclusion de toute autre restriction confidentielle. Dès lors, le secret des affaires est exposé à des contre-pouvoirs internes, le premier lanceur d'alerte investi par la loi étant le commissaire aux comptes.

De même, le secret des affaires ne résiste pas à la liberté d'informer introduite sous l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950. À cet égard, il est regrettable que le tribunal de commerce de Paris ait récemment fait une application restrictive de la confidentialité des débats dans le cadre d'une procédure collective, condamnant le journal économique Challenges, nourrissant des tensions inutiles et des confusions dans l'interprétation des textes.

Ainsi, par exception, le secret des affaires n'est pas protégé lorsque :

  • le droit en impose la communication, notamment en cas de contrôle ou d'enquête des autorités judiciaires ou administratives ;
  • le secret est divulgué par des journalistes dans le cadre de la liberté d'expression et du droit d'informer ;
  • un lanceur d'alerte révèle de bonne foi, de manière désintéressée et dans le but de protéger l'intérêt général, une activité illégale, une fraude ou un comportement répréhensible ;
  • il s'agit d'empêcher ou de faire cesser toute atteinte à l'ordre public, à la sécurité, à la santé publique et à l'environnement ;
  • il a été obtenu dans le cadre de l'exercice du droit à l'information des salariés ou de leurs représentants.

Le secret des affaires n'est pas dirigé contre ces vigies et devra souffrir ces ingérences vertueuses.

Mais souvenons-nous néanmoins, comme le souligne Roger-Pol Droit, que « sans le secret des affaires, c'en serait fini de l'industrie, des services, de l'économie ».

  1. Directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2018-11/le-secret-des-affaires-a-la-frontiere-de-la-vie-privee-de-l-entreprise.html?item_id=3673
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