Nicolas BOUZOU

Économiste, directeur-fondateur du cabinet de conseil Asterès.

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Management : la confiance plus que la transparence

L'entreprise est un rapport vertical hiérarchique et une institution au coeur de la société. Ces vérités sont trop souvent oubliées. Aucun gadget managérial ne saurait remédier à la crise contemporaine du management. Celui-ci, à rebours des théories à la mode sur la transparence ou sur « l'entreprise libérée », doit faire preuve de courage et valoriser confiance et autonomie.

C'est Frédéric Dard qui affirmait, je cite de mémoire : « Il n'y a que deux choses qui comptent dans la vie : l'amour et le travail. » Suivant cette logique, les deux choix les plus engageants dans la vie sont donc celui du conjoint et celui de l'entreprise. Mais, en y réfléchissant, choisir une entreprise est plus difficile que choisir un conjoint, car ce choix est déséquilibré et demande donc énormément d'attention. En effet, un couple est basé (en tout cas doit être basé) sur une relation d'égalité. On peut donc faire part d'un mécontentement et régler les problèmes d'égal à égal. C'est, en théorie, relativement simple. À l'inverse, un contrat de travail est vertical. Pour simplifier, l'entrepreneur définit une stratégie que les salariés doivent exécuter. Cette verticalité est une exigence qui ne changera jamais, contrairement à ce qu'affirment les partisans d'une transparence totale et les promoteurs de l'idée sympathique mais erronée de « l'entreprise libérée ». La relation salariale contient plusieurs composantes : définition d'un objet du travail, d'un lieu, d'un temps et d'une relation hiérarchique. L'évolution technologique de la « troisième révolution industrielle », celle de la convergence du numérique, de la robotique et de l'intelligence artificielle, remet partiellement en cause les trois premières composantes, mais pas la quatrième 1. Toute la difficulté du management est là : l'entreprise est par nature une organisation hiérarchique, mais la très grande majorité des individus déteste être dirigée. Ajoutons à cela le fait que l'entreprise est le deuxième lieu de vie des gens après le foyer. Les salariés, qui représentent dans les pays riches encore 80 % des actifs, passent le plus clair des journées de chaque semaine au travail. Pour toutes ces raisons, le sujet de l'entreprise est sensible et, au cours de nos conversations du vendredi soir, les échanges portent rapidement sur le travail, les collègues improductifs, les managers qui ne comprennent rien, les dirigeants sans vision. Améliorer le management des entreprises, c'est donc non seulement rendre les entreprises plus compétitives, mais aussi améliorer la société, et il y a beaucoup à faire.

Je suis un libéral, ce qui, dans ce pays étatiste et moralisateur qu'est la France, m'est souvent reproché. Je considère que l'entreprise est l'agent central du progrès social et que les entrepreneurs sont des héros des temps modernes. La liberté d'entreprendre est pour une société le plus sûr chemin vers la prospérité et l'épanouissement des masses. C'est dit.

Malaise dans l'entreprise

Et pourtant, il existe aujourd'hui un vrai malaise dans les entreprises que les libéraux et les organisations patronales doivent regarder en face. Les chiffres parlent presque d'eux-mêmes. En France, les études précises manquent encore, mais sans doute plus de 100 000 personnes souffrent de burn-out (maladie due à l'excès de travail). À l'inverse, une étude menée en Belgique a montré que 20 % à 40 % des salariés ne disposaient pas de suffisamment de travail pour occuper leurs journées, ce qui génère des bore-out (maladie liée à l'ennui au travail). Ces dysfonctionnements expliquent partiellement un phénomène plus qu'inquiétant pour la compétitivité des entreprises dans un environnement concurrentiel : le désengagement des salariés. Depuis 2009, Malakoff Médéric interroge les salariés sur leur degré d'implication au travail. Les chiffres les plus récents (de 2016) montrent un niveau de désengagement inédit. 20 % des salariés déclarent ainsi « être présents pour être présents ». C'est deux fois plus qu'en 2009. Le management est au coeur de ces problèmes : selon une enquête réalisée en 2017 par la CFDT, 12 % seulement des sondés estiment que leur supérieur leur est utile… 75 % souhaiteraient davantage d'autonomie.

L'entreprise est de plus en plus perçue comme une bureaucratie, où le process se substitue à la confiance et où les injonctions contradictoires se multiplient : innovez, mais ne changez rien ; soyez autonomes, mais ne court-circuitez personne ; travaillez plus, mais passez plus de temps en réunions ; soyez transparents, mais ne racontez pas tout… Le management, quant à lui, est plus souvent considéré comme un frein que comme une aide. Disons-le clairement : le management contemporain est plus souvent un problème pour les salariés, et donc pour la performance de l'entreprise, qu'un accélérateur de croissance.

Autonomie nécessaire et transparence illusoire

L'autonomie (qui exige la confiance) est à la base du changement managérial que les entreprises doivent opérer. Cela pourrait sembler évident, mais, pour un grand nombre d'entreprises, surtout les grandes, ce serait révolutionnaire. Attention, cela ne signifie pas que l'entreprise doive devenir un espace de totale transparence et un lieu de la liberté, comme le laissent entendre les théories dites de « l'entreprise libérée ». La liberté porte sur les fins et l'autonomie sur les moyens. La raison d'être d'une entreprise est de porter un projet collectif défini sous contrainte de maximisation du profit. Ce système d'entreprise à actionnariat privé a émergé au cours de l'histoire, car il est d'une efficacité redoutable et il ne saurait être remis en cause. Dans une démocratie libérale, la liberté est de choisir de travailler dans tel ou tel domaine, mais pas d'exiger qu'une entreprise réponde aux caprices ou aux états d'âme des uns et des autres.

En revanche, les salariés doivent bénéficier de davantage d'autonomie pour remplir leurs missions, ce qui passe par une plus grande confiance dans les relations humaines. Le développement du télétravail, qui ne concerne aujourd'hui que 25 % des salariés en France, constitue à cet égard une ardente obligation. Il oblige, d'une certaine façon, les parties prenantes à se faire confiance. Certains dirigeants d'entreprise répondent à cela que la confiance et l'autonomie sont efficaces pour les meilleurs éléments, mais pas pour les autres. Cette remarque est courante, mais elle est étrange, car elle suggère que l'organisation et le management devraient être conçus non pour les meilleurs éléments, mais pour les moins performants. La concurrence oblige, au contraire, à faire de la préservation du capital humain d'excellence une priorité. Les entreprises doivent attirer et garder les meilleurs, pas les autres. Or les salariés les plus créatifs, les plus entreprenants, les plus innovants, les plus organisés… demandent de la confiance et de l'autonomie, pas des process bureaucratiques ni de belles déclarations sur la transparence. Les gens les plus brillants n'aiment guère pointer…

Confiance et process

Au fond, les entreprises souffrent aujourd'hui de deux maux : domination de la peur et, en conséquence, suradministration bureaucratique ; importation de concepts managériaux à la mode, comme le bonheur en entreprise, la transparence ou le gaming. La domination de la peur peut sembler paradoxale puisque l'entreprise privée est censée être l'agent de l'investissement et du risque. Elle s'explique par une mutation de nos sociétés particulièrement prégnante en Europe. À partir des années 1970, et en particulier depuis la publication du Principe responsabilité, du philosophe allemand Hans Jonas, la peur, qui était jusqu'alors un sentiment infantile et jugé comme négatif, s'est trouvée déculpabilisée 2. Selon Jonas, la peur est le seul moyen de sauver l'espèce humaine face aux menaces que représentent l'innovation technologique (Jonas pensait au nucléaire, mais l'intelligence artificielle suscite aujourd'hui des débats similaires) ou le réchauffement climatique. De fait, la peur est devenue le sentiment dominant dans nos sociétés, ce qui explique l'inflation de la demande de protections et la multiplication des directives, lois et règlements. Loin de résister, les entreprises ont cherché elles-mêmes à se protéger, des risques juridiques en particulier. Yves Morieux et Peter Tollman, du Boston Consulting Group (BCG), montrent que la complexité à l'intérieur de l'entreprise croît beaucoup plus vite que la complexité à l'extérieur de l'entreprise 3. Pour rendre cette idée la plus objective possible, ils ont construit un indice « BCG » qui inclut deux sous-indices : le premier mesure la complexité des affaires (complexité de la réglementation, des marchés, des exigences financières…) et l'autre la complexité interne à l'entreprise (qu'ils appellent la « complication », mesurée par le nombre de procédures, de niveaux hiérarchiques, d'interfaces, d'organes de coordination, de process, de reporting et de contrôle…). Depuis 1955, le premier a été multiplié par 6 et le second par 35 ! L'indice de complication progresse en moyenne chaque année de 6,7 % ! Morieux et Tollman rapportent que, dans les organisations les plus complexes, les managers consacrent entre 30 % et 60 % de leur temps aux réunions d'organisation. L'entreprise agit donc dans les faits comme un multiplicateur de complexité et affaisse sa propre performance. Dans ce cadre, les appels à la transparence font naître de nouveaux processus opacifiants.

Ces process, reportings, réunions, présentations PowerPoint sans fin ont tué la confiance à l'intérieur de l'entreprise et rendu la transparence illusoire en la suradministrant. Les process ont pris le pas sur l'initiative et le sens. La démobilisation des salariés et la stagnation des gains de productivité, alors même que l'économie mondiale connaît une accélération de l'innovation, en témoignent 4.

Pour compenser le mal-être lié à cette bureaucratisation, les entreprises multiplient les gadgets : bonbons, baby-foot, jeux (management « fun »), cours de yoga, séminaires sportifs, voire recrutement d'un chief happiness officer. Pourquoi pas. Simplement, le bonheur, outre qu'il ne peut être un état permanent, n'est pas de la responsabilité de l'entreprise. Le rôle des dirigeants et des managers est de donner du sens, d'expliciter la stratégie, de lever les contraintes, de veiller aux bonnes conditions de travail et à la bonne ambiance. C'est déjà énorme et cela apportera, si ce n'est le bonheur, la motivation et la joie. En outre, ces gadgets managériaux aboutissent à une infantilisation des collaborateurs qui n'est pas compatible, à terme, avec la bonne marche de l'entreprise. Une entreprise a besoin de personnes sérieuses, concentrées, qui savent travailler seules ou en groupe.

La révolution de l'autonomie et de la confiance

Julia de Funès et moi, nous plaidons, dans notre ouvrage, pour l'autonomie et le sens dans les entreprises comme moyen, partiel, mais efficace, de lutter contre le désengagement des salariés. Le management du XXIe siècle doit miser sur l'autonomie des individus pour augmenter leur performance. Ce projet simple est révolutionnaire tant il est éloigné des pratiques courantes.

Le management contemporain doit respecter trois principes qui ne sauraient se noyer dans une transparence chimérique :

  • tous les collaborateurs doivent connaître le projet de l'entreprise et y adhérer ;
  • les salariés doivent avoir une vision globale de l'entreprise, dont l'organisation doit être simple et compréhensible ;
  • les managers de l'entreprise ne doivent jamais défendre leurs prérogatives ou leur département de façon corporatiste. Ceux qui le font doivent être rapidement sanctionnés.

Dans la plupart des entreprises, ces conditions ne sont pas respectées.

La confiance est la clé de l'autonomie et donc de la lutte contre les process. C'est sans doute ce qui explique que les Scandinaves se prétendent plus heureux au travail que la moyenne. Dans les pays du Nord, le contrat social est basé sur la confiance et l'autonomie. Cet état d'esprit imprègne l'entreprise. Il ne sera jamais reproché à un salarié de partir à 16 heures pour récupérer son enfant à l'école ou à la crèche, car on sait que, le cas échéant, il se rendra disponible. À l'inverse, la France est traditionnellement un pays procéduré.

Pour que la confiance s'établisse, des règles générales et claires doivent être définies. Demeure forcément une frange, qu'on espère minoritaire, de collaborateurs incapables de s'autoréguler et d'être responsables au sein d'un environnement régi par la confiance. Pour eux, l'alternative doit être limpide. Soit ils changent leurs comportements, soit il est de la responsabilité des dirigeants de négocier leur départ. Une entreprise n'est pas dotée d'un rôle moral. Elle doit servir un projet collectif en maximisant son efficacité. L'entreprise est soumise à la loi, qu'elle doit respecter scrupuleusement. Mais aucun dirigeant d'entreprise ne s'est grandi en faisant preuve de lâcheté. Faire confiance n'est pas chose facile. Cela exige une qualité qui manque sans doute dans nos sociétés : le courage.

  1. Nicolas Bouzou, Le travail est l'avenir de l'homme, Paris, l'Observatoire, 2017.
  2. Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Paris, Flammarion, 2013.
  3. Yves Morieux, Peter Tollman, Smart Simplicity. Six règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué, Paris, Manitoba/Les Belles Lettres, 2014.
  4. La théorie économique établit un lien entre organisation des entreprises et productivité globale des facteurs. Il serait bon que les économistes réévaluent ce lien à la lumière des données récentes de productivité, qui sont « bizarrement » décevantes.
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