Eudoxe DENIS

Directeur des affaires publiques de Plastic Omnium

Partage

Les grandes entreprises françaises face aux exigences de transparence

La transparence a peu à peu pris place dans la vie des entreprises. La transparence, qui ne doit pas être soupçonneuse, a toute son importance, à condition de se cantonner à des visées d'efficacité et de ne pas verser dans la moralisation. Une transparence raisonnable passe davantage par l'autorégulation que par la réglementation.

La grande entreprise sous le régime de la transparence

Depuis une vingtaine d'années, la transparence s'est imposée aux grandes entreprises françaises. Avec le recul, les progrès réalisés dans ce domaine sont saisissants et contrastent avec la tradition de discrétion, voire de secret, qui a longtemps caractérisé le fonctionnement du capitalisme à la française.

Le périmètre et la qualité de l'information fournie aux investisseurs ont considérablement progressé. Les moyens consacrés à la communication financière ont été démultipliés et le temps consacré au dialogue avec les investisseurs occupe une place substantielle dans l'agenda des dirigeants.

Si la confidentialité des échanges dans les conseils d'administration reste de mise, les modalités de fonctionnement de ces derniers comme leur composition font l'objet d'une grande formalisation et la prévention des conflits d'intérêts y est la règle.

Ultime tabou il y a encore quelques années, les rémunérations des mandataires sociaux font non seulement l'objet d'une publicité dans le document de référence, où sont disséquées leurs différentes composantes, mais leurs modalités d'attribution comme leurs montants sont aussi soumis à l'approbation des actionnaires réunis en assemblée générale.

Plus récemment, l'information extrafinancière a connu, elle aussi, un très fort développement, qu'il s'agisse de la prévention des risques sociaux, environnementaux ou de corruption, des émissions de gaz à effet de serre ou encore des pratiques en matière d'égalité salariale.

Les facteurs de pression

Plusieurs facteurs expliquent l'essor de ce régime de transparence imposé aux entreprises.

Celui-ci est d'abord le fruit du développement des technologies de l'information et de la communication. Au-delà du progrès réalisé dans les outils de diffusion de l'information, la transparence vis-à-vis des actionnaires, voire des autres parties prenantes, ne devient possible que parce que l'organisation devient plus lisible, grâce notamment à l'introduction des outils de gestion de l'information dans l'entreprise.

Cet essor s'explique aussi par l'évolution organisationnelle des entreprises : le modèle pyramidal s'efface au profit de celui du réseau, avec l'apparition de centres de décision multiples et le développement des organisations matricielles. L'« horizontalisation » des rapports managériaux entraîne une déconcentration de l'information, qui fait désormais l'objet d'une plus grande circulation.

À cette accélération de la circulation des flux d'information dans l'entreprise s'ajoute la pression d'acteurs extérieurs à l'entreprise. Si tous exigent de l'entreprise une plus grande transparence, les bénéfices qu'ils en attendent et leurs motivations sont distincts, de telle manière que l'on peut évoquer deux régimes de transparence.

  • Le premier accompagne la montée en puissance, dans le financement des entreprises, des marchés financiers, qui se substituent au système bancaire. La pression en faveur d'une plus grande transparence s'est ainsi accrue, avec le passage d'une économie d'endettement, dans laquelle l'information est avant tout privative, à une économie de fonds propres, dans laquelle l'information est avant tout publique 1. Principalement anglo-saxons, les investisseurs institutionnels ont imposé, avec leur entrée au capital des grandes entreprises françaises, les règles de corporate governance. Au sein de ces règles, la transparence fait figure de concept clé. Il s'agit, en effet, de clarifier le rôle respectif des différents organes de gouvernement de l'entreprise et d'en formaliser le mode de fonctionnement, afin qu'ils puissent rendre compte de leur action auprès des propriétaires de l'entreprise. L'opacité du mode de fonctionnement de l'entreprise « ancien régime » étant jugée responsable de sa mauvaise gestion, la transparence financière est promue comme un moyen d'améliorer les performances de l'entreprise.
  • Le deuxième régime de transparence se caractérise quant à lui par la montée en puissance des ONG et la sophistication de leurs moyens d'investigation, ainsi que par une intervention accrue des pouvoirs publics, sous couvert de favoriser la responsabilité sociale de l'entreprise (RSE). L'objectif est moins de rendre l'entreprise plus efficace que de chercher à « moraliser » ses pratiques. Si un certain nombre de textes sont élaborés en ce sens avant 2008, le glissement est particulièrement marqué avec la crise financière. Tout un ensemble de textes législatifs témoigne alors de cette logique : directive européenne de 2014 sur l'information extrafinancière, loi, dite « Sapin 2 », relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, mise en place d'un outil obligatoire pour mesurer les écarts de salaires hommes-femmes, amendements déposés dans le cadre du projet de loi Pacte visant à contraindre les grandes entreprises à « publier un ratio d'équité mesurant l'écart de rémunération entre le dirigeant et les salariés ».

La transparence en débat

Mouvement en apparence irrépressible, l'exigence accrue de transparence des entreprises n'est pas sans susciter des controverses. Celles-ci portent sur deux éléments : son efficacité et l'étendue qu'il convient de lui donner.

L'efficacité du principe de transparence financière a pu être remise en cause à l'occasion de certaines « affaires » ou, plus récemment, de la crise financière de 2008. Les règles de transparence des entreprises n'auraient ainsi pas empêché des crises qu'elles étaient censées prévenir, voire, comme l'illustre le débat soulevé par la notion de « juste valeur » adoptée en comptabilité, elles auraient pu en accentuer les effets.

Au sein de ces controverses, c'est en réalité moins le principe de transparence financière qui fait débat que les modalités de son application, et le décalage qui peut exister entre le discours affiché par certaines entreprises et leurs pratiques effectives en matière de transparence.

L'efficacité du principe de transparence doit aussi être appréciée en fonction des objectifs initiaux que lui assignaient ses promoteurs. La désillusion éprouvée par certains au regard des effets de la transparence témoigne en effet moins des « vertus » effectives de cette dernière que des espoirs démesurés qui avaient pu inadéquatement être placés dans ce principe.

À cet égard, les deux régimes de transparence évoqués précédemment n'ont pas les mêmes effets, comme l'illustre l'exemple des rémunérations des mandataires sociaux. L'un des effets inattendus de la publicité exigée de ces dernières est l'inflation de leur montant, résultant d'un effet de comparaison. Les promoteurs d'une transparence placée sous le régime de la moralisation de l'entreprise y verront le signe d'un effet pervers, quand d'autres observateurs et experts seront seulement attentifs à ce que ces rémunérations soient bien alignées avec la performance de l'entreprise et les intérêts des actionnaires.

Le débat sur les limites à apporter à l'impératif de transparence tient enfin au fait que, si ce dernier n'a pour ainsi dire pas de limite intrinsèque, l'effort que peut réaliser l'entreprise en ce domaine n'est pas extensible à l'infini. Il s'agit donc des contours d'une transparence « raisonnable » qu'il s'agit de définir 2, à partir de deux considérations.

La transparence est un moyen et non une fin en soi 3. L'idée d'une transparence absolue relève d'un dangereux fantasme, non seulement parce qu'il existe des limites à l'extension des exigences légitimes de connaissance, mais aussi parce que l'impératif de transparence doit être concilié avec d'autres exigences, comme celle de l'efficacité des structures de décision de l'entreprise. Il importe, en outre, d'être au clair sur les objectifs que la transparence peut servir. Il s'agit avant tout de réduire les asymétries d'information entre l'entreprise et ses principales parties prenantes en partageant une information pertinente, plutôt qu'exhaustive, tout en ayant en tête qu'il restera toujours une part d'irréductibilité dans cette asymétrie de l'information.

Par ailleurs, la transparence a un coût. Son coût économique résulte notamment du fait que la transparence ne signifie pas un accès direct à l'information : celle-ci est mise en forme et certifiée ; elle passe donc par des intermédiaires, qui doivent être rémunérés. Dans certains cas, les obligations de transparence peuvent aussi pénaliser l'entreprise en offrant à des concurrents non soumis aux mêmes contraintes des informations de nature stratégique 4. Le coût organisationnel tient, quant à lui, au temps passé à collecter l'information. Il faut donc trouver un compromis entre l'exigence de la protection des intérêts des actionnaires, voire des autres parties prenantes, et l'efficacité et la souplesse des structures de décision.

La thèse que nous soutenons est que, dans l'établissement de cette transparence raisonnable, l'autorégulation joue un rôle privilégié par rapport à la réglementation.

Le code de gouvernement d'entreprise, instrument privilégié d'une transparence raisonnable et effective

Préfiguré par une série de rapports, le code de gouvernement d'entreprise des sociétés cotées, élaboré conjointement par l'Afep et le Medef en 2003 et révisé à sept reprises depuis, repose sur trois piliers : transparence, responsabilité et contrôle.

On retrouve ici le principe d'équilibre. La transparence seule se nourrit de la logique de soupçon et devient déraisonnable ; dès lors qu'elle se caractérise par la faculté de rendre des comptes, la responsabilité sans un minimum de transparence devient illusoire.

Au travers de ses différentes révisions, ce code a permis de consolider progressivement le principe de transparence. Ses recommandations concernent ainsi notamment :

  • la formalisation des travaux du conseil et l'organisation des pouvoirs dans l'entreprise ;
  • l'information (financière et extrafinancière) fournie aux investisseurs ;
  • la transparence sur les éventuels conflits d'intérêts des administrateurs ;
  • la transparence sur les éléments de rémunération des mandataires sociaux.

Les recommandations du code, qui relèvent du droit souple, devancent régulièrement les obligations imposées par la loi, comme en témoigne l'introduction dans notre pays du say on pay.

Plus fondamentalement, en mettant au coeur de sa logique le principe «appliquer ou expliquer» (les entreprises ont la faculté de déroger à certains de ces principes, à condition de préciser les raisons d'un tel choix), le code illustre la première des vertus de l'autorégulation, qui consiste à faire le pari de la responsabilisation des entreprises. C'est en persuadant ces dernières qu'une bonne gouvernance est susceptible de participer à leur succès - plutôt qu'en les forçant, par des moyens coercitifs, à respecter des règles formelles -, que l'on peut réaliser des progrès.

Le suivi des recommandations du code en matière de transparence est assuré par le Haut Comité de gouvernement d'entreprise 5. Installé en septembre 2013, cet organisme indépendant publie chaque année un rapport sur l'application des recommandations formulées par le code Afep-Medef. Ses avis, qui ont créé au fil des ans une véritable jurisprudence, la rapidité de ses réactions, qui ont permis en des délais très courts de résoudre plusieurs crises de gouvernance 6, l'introduction enfin de la procédure du name and shame, utilisée pour la première fois en 2017 et intégrée dans la dernière révision du code, illustrent l'efficacité de cette surveillance.

L'impératif de transparence fait désormais partie du quotidien de l'entreprise. Nul ne songerait à revenir sur un mouvement sans doute amené encore à s'amplifier. La transparence totale relève toutefois du mythe, et sa quête peut s'avérer dangereuse, en particulier pour l'entreprise, qui doit pouvoir rester maître du dosage nécessaire de l'information qu'elle peut diffuser sans mettre en danger les fondements de son activité. C'est pourquoi le véritable enjeu relève de l'équilibre qui devra être réalisé entre la transparence imposée par la régulation et celle qui naît des mécanismes d'autorégulation.

  1. Voir les remarques en ce sens de Denis Kessler : « L'entreprise entre transparence et secret », Pouvoirs, no 97, avril 2001.
  2. Cette notion de transparence comme optimum trouve sa validation dans des travaux économiques (« Faut-il tout dire, tout le temps ? », Christian de Boissieu, Sociétal, no 37, troisième trimestre 2002).
  3. La transparence n'est pas une fin en soi ; elle est un moyen permettant, d'une part, d'assurer une meilleure allocation du capital en réduisant les asymétries d'information entre le management des entreprises et les investisseurs et, d'autre part, de prévenir d'éventuels conflits d'intérêts en portant les informations nécessaires à la connaissance des organes de contrôle de l'entreprise.
  4. C'est le principal argument opposé à la proposition d'un reporting fiscal public pays par pays.
  5. L'AMF dispose aussi d'un droit de regard important sur l'application du code, au travers de son rapport annuel sur le gouvernement d'entreprise et les rémunérations des dirigeants.
  6. En obtenant par exemple le renoncement, de la part de dirigeants, à un montant substantiel de leur rémunération.
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