Olivier BABEAU

Professeur à l’université de Bordeaux. Président de l’Institut Sapiens

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Les consultations citoyennes : un miroir aux alouettes

Démocratie directe et démocratie participative ne mènent pas à un chemin politique enchanté mais vers une impasse potentiellement totalitaire. L’expérience de la Convention citoyenne pour le climat met en évidence le fantasme d’une démocratie de représentation permanente, sans représentants. S’il faut toujours souhaiter davantage d’implication, disqualification de l’expertise et confiscation de la décision publique au profit de minorités agissantes sont les principaux risques.

Chacun s’accorde pour constater l’affaiblissement de notre démocratie. Abstention massive, montée en puissance des extrêmes, perte de confiance envers les élites et les élus en sont les manifestations les plus inquiétantes. Aux yeux de beaucoup, la solution serait à trouver dans des formes de retour à la démocratie directe. Une réponse séduisante qui est pourtant une grave impasse.

Des dérives de la démocratie dite directe

Le référendum, c’est-à-dire la question directement posée au peuple, n’est hélas pas une solution très convaincante. On se souvient de l’interrogation de Raymond Aron : « L’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils? » La décision du Royaume-Uni votée par référendum en 2016 de sortir de l’Union européenne - le Brexit - est l’un des exemples les plus ahurissants de l’absurdité du système de vote actuel et de la faiblesse de la solution consistant à imaginer une « démocratie du référendum continu » sur tous les sujets. Mobiliser une population entière pour répondre à une question de cette importance a maximisé tous les défauts du scrutin. C’est d’ailleurs souvent le cas du référendum en tant que tel, dont on sait bien qu’il permet aux gens d’exprimer par leur choix binaire bien autre chose que la seule réponse à la question posée. Audelà de l’ambiguïté de la réponse apportée à une question qui se veut simple, le problème est surtout que le référendum exacerbe le terrible reproche que l’on fait classiquement à la démocratie : donner le pouvoir à des gens qui ne sont pas toujours correctement informés de la réalité des enjeux, des mécanismes à l’œuvre, des impacts de leur décision, voire qui ne comprennent tout simplement pas vraiment ce dont il s’agit. « Dans un référendum, nous demandons directement aux gens ce qu’ils pensent alors qu’ils n’ont pas été obligés de penser », écrit l’historien David Van Reybrouck 1, mais ils auront en revanche été l’objet de toutes les formes de manipulation concevables au cours des mois précédents.

De toutes les solutions ayant recours au principe de la démocratie directe, celle de convention citoyenne jouit aujourd’hui des plus grandes faveurs. Pourtant, l’analyse lucide de l’exemple le plus récent d’expérimentation que nous ayons n’est guère concluant. Tous les problèmes pratiques de l’idée de démocratie directe y ont trouvé leur illustration. La Convention citoyenne pour le climat aura confirmé toutes les réserves que l’on avait pu formuler lors de son annonce par le président de la République. Créée pour être un outil innovant de décision satisfaisant à une demande de plus en plus pressante de participation, elle est apparue en réalité comme une redoutable machine à accélérer l’affaiblissement de notre démocratie et notre déclin économique. On pouvait craindre qu’à défaut d’être un innocent accessoire de communication politique, ce qui aurait été un moindre mal, elle ne soit que le faux nez d’un exécutif qui tente de légitimer ses réformes. Au vu des résultats, elle aura été pire que cela, car détournée en porte-voix des élucubrations écolo-totalitaires les plus folles portées par quelques minorités actives qui sont parvenues à en prendre les commandes.

Le concept était vicié dès le départ. Il n’y a pas de meilleur moyen d’affaiblir l’adhésion au système représentatif que de suggérer qu’il est une sorte de fatras dépassé, qu’un groupe de gentils citoyens dûment éclairé peut court-circuiter avec profit. Comment ne pas voir qu’en s’offrant comme une alternative aux institutions démocratiques traditionnelles, elle en sape encore plus la faible légitimité? Elle accrédite l’idée selon laquelle les représentants élus ne sont que de simples porte-voix du « peuple ».

Ils n’auraient alors qu’à appliquer servilement la volonté populaire qu’une plateforme idoine synthétiserait en permanence. C’est une vision très naïve de la décision publique, reposant sur le postulat extrêmement irréaliste que les gens pourraient s’exprimer de façon définitive sur tous les sujets. C’est précisément contre ce vieux fantasme que l’article 27 de la Constitution de 1958 interdit tout « mandat impératif ». Élire un représentant qui a les mains complètement liées et ne serait que la « voix de son maître » n’a aucun sens. Quel maître en effet? Parmi le flot des avis contradictoires, lequel faudra-t-il écouter? Si l’on estime si simple et sain de se fier aveuglément à une règle majoritaire, c’est qu’on a oublié que sur beaucoup de sujets, comme l’abolition de la peine de mort, les lois votées par les représentants auraient été contredites en cas de référendum. Pour l’État comme pour les citoyens, les fantasmes d’infaillibilité et de toute-puissance sont de dangereuses impasses.

Les leurres de la Convention pour le climat

Ceux qui voient en la convention la panacée à la crise démocratique prônent la mise en place d’un lien direct entre les électeurs et un pouvoir suprême unique débarrassé de sa cohorte de représentants. Ce faisant, ils réactivent sans l’avouer vraiment le vieux fantasme de l’homme providentiel, du meneur incarnant la nation et traduisant la volonté populaire tout à la fois. Un rêve qui a toujours pris la forme d’un cauchemar lorsque, dans l’Histoire, il s’est réalisé. On sait ce qu’il advient généralement des hommes providentiels, et de quelle façon ils exercent et conservent le pouvoir. Celui qui prétend diriger seul au nom du peuple finit presque toujours par diriger pour lui et sa famille. Retour à la case départ de la monarchie, les oripeaux démocratiques en plus. Une démocratie moderne sans représentants jouant le rôle d’intermédiaires entre le citoyen et les décisions publiques est un leurre ; elle ne serait alors que l’étiquette hypocrite d’une démagogie sombrant rapidement dans la dictature.

La démocratie participative, un temps érigée en summum de la modernité démocratique, autant qu’on ait pu la tester, est en pratique affreusement décevante et trompeuse. Les expériences de consultations en ligne ne donnent rien de probant : ce sont toujours les mêmes qui s’expriment, et les groupes de pression y sont surreprésentés. Aucune « gamification » de la politique ne pourra vraiment intéresser durablement - et suffisamment pour qu’ils fassent l’investissement en renseignements suffisant - les citoyens aux problèmes les plus complexes. La convention citoyenne n’y échappe pas : il existe un biais redoutable dans la constitution des participants, qui sont par définition les personnes les moins indifférentes au sujet. En réalité, derrière les revendications de démocratie directe se cachent la plupart du temps des minorités actives sachant parfaitement qu’elles n’auront jamais aucune chance de s’imposer si le fait majoritaire prévaut. La démocratie directe est alors le faux nez d’un désir de prise de pouvoir par des groupuscules idéologiquement radicaux, revendiquant d’autant plus fortement le droit du peuple à décider qu’ils souhaitent substituer leur propre volonté à la sienne. Comme « l’intérêt général », la « volonté populaire » présente le grand avantage de ne vouloir rien dire précisément, de n’être vraiment incarnée par personne. Tous les régimes dictatoriaux s’en sont toujours prévalus - pensons à la « dictature du prolétariat » qui était surtout celle de la nomenklatura. La démocratie participative a une fâcheuse tendance à être un outil rhétorique utilisé par des minorités agissantes rêvant d’imposer leurs choix aux autres. Pascal Perri 2 montre dans l’un de ses livres comment les « zadistes », qui s’opposent à la construction d’un aéroport, ont utilisé l’idée de vote populaire à leur profit pour imposer l’idée d’une opposition du « peuple » à ce projet. Quand un référendum a été organisé, ils en ont contesté la représentativité réelle… Les procédés ne sont pas nouveaux, et constituent depuis 1968 - au moins - des techniques traditionnelles du militantisme étudiant : ces fameuses « assemblées générales », en fait un amphithéâtre où les groupes activistes les plus déterminés se sont entassés, procèdent à des votes à main levée censés traduire la volonté de tous. Sombres mises en scène, absurdes pantalonnades où la démocratie est l’otage de groupes minoritaires et le procédé d’expression directe, le subterfuge utilisé pour contourner l’absence de représentativité réelle. Si, en d’autres termes, les possibilités d’expression et d’information des citoyens doivent être considérablement multipliées, il est vain et même dangereux d’imaginer qu’elles permettront de se passer des intermédiaires que sont les représentants.

Complexité et compétence

Les fantasmes de démocratie directe achopperont toujours sur un point essentiel : la compétence. Dans nos sociétés, la complexité - en dehors même de la complication créée par l’administration - et la profusion des sujets rendent impossible la décision directe des citoyens sur tous les sujets. Il ne s’agit vraiment pas de plaider en faveur d’une sorte d’oligarchie des experts ou de renvoyer le peuple à un supposé état infantile - la responsabilisation et la confiance en la capacité d’initiative des gens sont au contraire des valeurs centrales d’une démocratie saine.

Il faut simplement souligner que l’évidence reconnue à travers toute l’Histoire est que la décision politique nécessite certaines compétences. C’est a fortiori vrai dans des sociétés civilisées hautement complexes.

Dans Politique, Aristote mettait en garde contre l’ignorance de l’homme de la rue et soulignait la nécessité d’une certaine formation pour être capable de décider correctement : « Le choix judicieux est l’affaire des gens de savoir : par exemple, le choix d’un géomètre appartient à ceux qui sont versés dans la géométrie, et le choix d’un pilote à ceux qui connaissent l’art de gouverner un navire. Car, en admettant même que, dans certains travaux et certains arts, des profanes aient voix au chapitre, leur choix en tout cas n’est pas meilleur que celui des hommes compétents. Par conséquent, en vertu de ce raisonnement, on ne devrait pas abandonner à la masse des citoyens la haute main sur les élections de magistrats. »

En matière de compétences, on reste sans voix devant cette participante de la Convention citoyenne sur le climat, censée avoir reçu « sept semaines de formation », qui est capable d’expliquer que notre bilan carbone sera meilleur sans centrales nucléaires (c’est pourtant l’énergie la moins carbonée) et que les énergies renouvelables comme l’éolien et le solaire sont pilotables (ce qu’elles ne sont pas). Il n’est pas étonnant que de postulats aussi faux et d’informations idéologiquement biaisées découlent d’inquiétantes chimères.

La Convention citoyenne flatte la tendance préoccupante à nier le savoir des experts et à reconnaître symétriquement que l’opinion de l’homme de la rue vaut autant, sinon plus, que les connaissances accumulées par de nombreuses années de travail et d’expérience. La disqualification du discours des savants, assimilé à celui de l’élite et donc frappé d’un même opprobre, et le mythe du « bon sens populaire qui suffit » sont les ingrédients les mieux connus du populisme. Court-circuiter les corps intermédiaires et instaurer un « dialogue direct » entre le « peuple » et son dirigeant est le schéma de base des régimes de ce type.

Il s’agissait de donner des gages aux tenants de la démocratie directe. Cela n’est parvenu qu’à en exciter l’amertume. L’adoption des mesures proposées s’est heureusement heurtée aux procédures institutionnelles qui ont fait barrage aux plus nuisibles. Beaucoup ont crié au déni de démocratie. S’il s’agissait d’une manœuvre politique cherchant à se concilier les bonnes grâces des enragés de la révolution verte, ce fut un marché de dupes. Il y a en effet une grande leçon qu’il serait temps de comprendre : les fondamentalistes, quels qu’ils soient, ne sont pas calmés par les concessions qu’on leur fait, mais deviennent plus exigeants encore. Ils voient des brèches là où d’autres pensent offrir des arrangements. La Convention n’a pas calmé la frange la plus radicale des anticapitalistes pour qui l’écologie n’est que le véhicule opportun d’un vieux combat contre notre modèle de civilisation. Elle n’a fait qu’en exciter l’ire.

En bref, pour paraphraser Audiard : le jour où les mauvaises idées seront mises en orbite, la Convention citoyenne n’a pas fini de tourner. Si des formes d’expression des citoyens, de consultation de leurs désirs et de contrôle par eux des actions publiques doivent être développées, elles ne pourront jamais se substituer au système représentatif. Ce système n’est pas seulement indépassable parce que nous sommes trop nombreux pour nous exprimer tous clairement. Il l’est surtout parce que la foule des citoyens à laquelle nous appartenons ne peut pas prétendre pouvoir prendre de bonnes décisions publiques. Tout simplement.

Il est temps que notre démocratie mûrisse pour faire droit à de nouveaux modes d’expressions directes de la volonté des citoyens permettant de sortir d’un système où ils ne sont consultés que lors des scrutins. En ce sens les civic tech ouvrent des voies prometteuses en matière d’expression populaire non biaisée par des groupes idéologiques. Sans verser dans l’erreur que serait un régime du référendum permanent ou des « conventions » à répétition, il doit être possible de moderniser notre démocratie en instaurant un lien à double sens entre les citoyens et leurs élus.



  1. David Van Reybrouck, Contre les élections, Actes Sud, 2014.
  2. Perri Pascal, L’écologie contre la démocratie, Plein Jour, 2016.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/les-consultations-citoyennes-un-miroir-aux-alouettes.html?item_id=5828
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