Image des vieux et rôle des vieux : une France « âgiste » ?
Si elle renvoie en premier lieu à la retraite, la vieillesse est fortement associée à la maladie, aux problèmes de santé, à la dépendance et à la solitude. Même s’ils adhèrent à certaines représentations négatives sur les personnes âgées, les Français en ont généralement une image positive et refusent de les ostraciser par rapport aux autres générations. Ils tendent cependant à penser que leurs concitoyens et la société en général discrimineraient en fonction de l’âge. Les « âgistes » seraient-ils seulement les autres ?
Le Conseil de l’âge est l’une des trois formations du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), dont la mission est d’animer le débat public et d’apporter aux pouvoirs publics une expertise prospective et transversale sur les questions liées à l’avancée en âge, à l’adaptation de la société au vieillissement et à la bientraitance, dans une approche intergénérationnelle. Répondant régulièrement à des saisines du gouvernement, l’essentiel de ses réflexions et productions est issu d’un programme de travail pluriannuel adopté par ses membres.
Sur la période 2023-2025, les travaux du Conseil de l’âge se sont centrés sur les aspirations et les besoins des personnes âgées, puis sur une réflexion plus sociétale, relative au profil des seniors d’aujourd’hui et à la perception qu’en ont les Français de tous âges.
Personnes âgées : aller au-delà des représentations
Quand on parle des personnes âgées, l’arbre des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) cache la forêt des 85 % de personnes âgées de 85 et plus qui vivent en domicile ordinaire (c’est-à-dire qui ne vivent pas en institution). Les aspirations des personnes de 70 ans et plus sont, par ordre d’expression, « rester à domicile le plus longtemps possible » et « avoir des amis et des liens affectifs ».
Partant de cette expression, en veillant à ne pas considérer uniquement les personnes âgées fragiles ou vulnérables, le Conseil de l’âge a passé au crible la politique dite « du domicile » 1 – à la fois dans ses approches, dans son organisation, dans ses dispositifs et dans son effectivité. Ses conclusions pointent à la fois les progrès accomplis mais aussi les faiblesses du soutien assuré. Adoptant de nombreuses orientations permettant de mieux prévenir la perte d’autonomie et d’adapter le cadre de vie et l’accompagnement des personnes âgées, il demandait aussi que la réponse aux enjeux du vieillissement de notre pays soit inscrite dans une stratégie sur dix à quinze ans. Cette stratégie est nécessaire pour faire face à l’intensité de la transition démographique. D’après les projections de l’INSEE, en 2040, les plus de 65 ans seront plus nombreux que les moins de 20 ans dans notre pays. Les plus de 75 ans y seront un peu plus de 11 millions, soit un habitant sur six.
Cette évolution traduit deux phénomènes qui concernent largement les mêmes générations. D’abord, la révolution de la longévité. Depuis 1950, l’espérance de vie à la naissance en France a augmenté de près de 17 ans, atteignant 80,1 ans pour les hommes et 85,7 ans pour les femmes en 2024. Ensuite, l’arrivée au seuil du grand âge, et des fragilités qui l’accompagnent, des générations nombreuses du baby-boom. Le nombre de naissances passe de 522 000 en 1941, plus faible nombre enregistré depuis 1919, à 870 000 en 1947, plus haut chiffre enregistré depuis 1903 !

Surtout, jamais les seniors n’auront été une population aussi peu homogène dans l’histoire de notre pays : ce groupe de 20 millions de personnes s’étire sur une cinquantaine d’années, des jeunes retraités de 60 ans aux centenaires et supercentenaires de 100 ans et plus – ces derniers sont un peu plus de 30 000 dans notre pays !
Les différentes évolutions juridiques et sociétales touchant les individus et les couples (développement de l’union libre, droit du divorce facilité, accès au Pacs puis au mariage pour tous les couples) n’ont pas concerné que les plus jeunes générations. La génération du baby-boom se les est pleinement appropriées. Elle qui a baigné dans les chansons Comme d’habitude et Le téléphone pleure de Claude François voit son taux de divorce continuer de progresser 2.
Conjugués à l’évolution à la baisse de la natalité et à l’éloignement géographique entre générations, ces bouleversements ont conduit le Conseil de l’âge à alerter. Une proportion croissante de seniors vieillira « en solo », sans conjoint ni enfants – avec les conséquences en matière d’isolement social qui peuvent en découler. La peur de cet isolement peut conduire certaines femmes âgées et très âgées à des cohabitations forcées avec un conjoint, avec les risques de violences psychologiques ou physiques associés.
Le paradoxe de ces situations subies de senior en solo ou faussement heureux en couple est qu’elles peuvent participer de l’image d’égoïsme générationnel dont se teinte parfois le regard des générations plus jeunes sur les plus âgés.
Une France âgiste malgré elle ? Les résultats de l’enquête du Conseil de l’âge
Ces quinze dernières années ont vu se succéder plusieurs débats nationaux et rapports sur la question du grand âge, qui n’ont pas permis de déboucher sur une stratégie déterminée de prévention des fragilités, d’adaptation de la société et de mise en place d’un système d’aides robuste en soutien à la perte d’autonomie.
Au point que nous nous sommes demandé si ce refus d’obstacle ne pouvait pas s’expliquer par une forme de déni. Notre pays vit une formidable révolution de la longévité, qui est une chance pour toutes les générations. Pourtant, le vieillissement y est très souvent présenté sous un jour défavorable, avec un bruit de fond âgiste.
La période récente a été marquée par de nombreuses expressions d’un ressentiment intergénérationnel – crise de la Covid-19, débats autour des retraites. Le Conseil de l’âge a souhaité revenir sur cette question du regard sur les personnes âgées et de leur place dans la société au travers de travaux sur l’âgisme.
2030
L’ombre de l’âgisme s’étend sur une France fragmentée. Dès 2024, une enquête commanditée par le Conseil de l’âge et réalisée par Harris Interactive mettait en lumière des représentations majoritairement négatives de la vieillesse chez les Français et le risque de fractures intergénérationnelles. Ses prédictions, alors jugées alarmistes, se sont matérialisées avec une effroyable précision.
La guerre des générations 2038-2041 :
chroniques d’un conflit qu’on pouvait éviter,
Presses universitaires de France, 2041.
L’enquête du Conseil de l’âge montre, en premier lieu, que, s’agissant des représentations de la vieillesse, une majorité de Français l’associe à des connotations négatives telles que la maladie, les problèmes de santé, la dépendance et la solitude – la retraite étant toutefois la première idée évoquée. Les femmes sont plus susceptibles que les hommes de développer ce regard négatif.
La perception de l’âge d’entrée dans la vieillesse est située à 65 ans pour 68 % des Français. Ce seuil est perçu plus tôt par les moins de 35 ans, dont 49 % estiment qu’on devient « vieux » à 55 ans. À l’inverse, plus on avance en âge, moins on a tendance à considérer un âge donné comme « vieux ».
Les termes les plus utilisés pour désigner les personnes de 65 ans et plus – les répondants pouvant en citer trois – sont « les retraités » (57 %) et « les seniors » (51 %). Les jeunes (18-24 ans), eux, utilisent davantage les expressions « personnes âgées » et « vieux ». Les mots plus affectueux de « papis » et « mamies » sont, eux, appréciés de toutes les générations, cités au moins une fois par 38 % des répondants.
Même si le terme « vieux » est revendiqué par certains collectifs ou personnalités, et qu’un magazine porte désormais ce nom, il n’est pas apprécié par une majorité de personnes âgées. Pour paraphraser le groupe funk américain Sly and the Family Stone, on pourrait dire : « Ne m’appelle pas vieux, jeunot 3. »
Le questionnaire de cette enquête proposait des affirmations positives ou plus négatives sur les personnes âgées de 65 ans et plus. Une large majorité des sondés est d’accord avec les représentations favorables, comme le fait que les personnes âgées peuvent apporter beaucoup aux autres (90 % d’accord) et qu’il est tout aussi agréable de les fréquenter que les jeunes (85 % d’accord).
Les moins de 50 ans sont plus enclins à considérer les aînés comme ayant bénéficié de conditions privilégiées (62 % d’accord chez les moins de 50 ans contre 37 % en moyenne), comme étant moins solidaires avec les jeunes générations (36 % d’accord chez les moins de 50 ans contre 27 % en moyenne) et pensant toujours que « c’était mieux avant » (84 % d’accord chez les moins de 50 ans contre 70 % en moyenne).
S’agissant du vieillissement de la population, et c’est une bonne surprise, une majorité le considère comme une opportunité. Les 50-69 ans se montrent globalement plus optimistes que les plus de 70 ans, qui vivent pleinement l’avancée dans l’âge, avec ses difficultés. Les plus jeunes se montrent un peu moins convaincus de l’intérêt d’être en contact avec des personnes de 65 ans mais sont positifs sur l’impact du vieillissement de manière générale pour la société, ou pour le dynamisme économique de la France.

2040
Des ressentiments larvés, mis en évidence par le niveau d’accord plus élevé des jeunes avec des représentations défavorables aux aînés, explosèrent avec la crise socio-économique de 2030. Les débats sur le financement des retraites, déjà tendus en 2024, se muèrent en accusations directes et violentes, désignant les retraités comme les responsables des difficultés de la jeunesse.
La guerre des générations 2038-2041 :
chroniques d’un conflit qu’on pouvait éviter,
Presses universitaires de France, 2041.
L’enquête révèle que la notion d’âgisme est relativement peu connue : seul un tiers des Français déclare en avoir déjà entendu parler. Cependant, deux tiers de ceux qui en ont entendu parler en donnent une bonne définition, l’associant à une discrimination liée à l’âge.
Point positif, seulement 24 % des Français se sentent personnellement âgistes. Mais, paradoxalement, 67 % des Français estiment que la société française est âgiste à l’égard des personnes âgées. On peut y voir un syndrome connu des sondeurs : les mauvais conducteurs ou contribuables, ce sont les autres !
C’est également la traduction du fait que des comportements âgistes se manifestent dans toutes les sphères de la vie sociale. Au cours des douze derniers mois, 28 % des Français de tous âges déclarent avoir été victimes ou témoins de plaisanteries ou de moqueries âgistes ou des paroles humiliantes (21 %). L’existence de limites d’âge (25 %) est le premier facteur de discrimination déclaré. Ces phénomènes ont majoritairement pour cadre l’espace public (transports en commun, rue) et les commerces. Un quart d’entre eux sont identifiés dans une émission ou un reportage dans les médias, et la même proportion dans cet espace plus intime qu’est le cadre privé, en famille ou avec des proches.
Les plus jeunes et les femmes déclarent plus fréquemment être témoins de situations d’âgisme, ce qui peut montrer une sensibilité particulière à toute forme de discrimination, née d’une exposition plus forte au racisme ou au sexisme.
2041
Le début des années 2030 vit une escalade des tensions intergénérationnelles, que le Conseil de l’âge avait pressentie, facteur d’un risque de « scission ». La crise économique mondiale de 2030 exacerba les inégalités et alimente encore la culpabilisation des générations aînées. Les réseaux sociaux devinrent le théâtre d’une « guerre des âges » numérique, où les stéréotypes négatifs et les appels à la discrimination se propageaient. Face à cette désintégration du contrat social intergénérationnel, le gouvernement de 2038 céda à la pression de l’opinion publique jeune, exaspérée. Des mesures radicales furent adoptées, pour « assurer l’avenir de la nation ». La première de ces mesures fut l’instauration du Versement obligatoire libératoire (Vol). Sous une rhétorique de « solidarité intergénérationnelle inversée », tous les retraités, quel que soit leur revenu, devaient verser mensuellement une part substantielle de leur pension à la Caisse des héritages étendus ! (Che !).
La guerre des générations 2038-2041 :
chroniques d’un conflit qu’on pouvait éviter,
Presses universitaires de France, 2041.
Que faire ?
Même si nous n’en arriverons certainement jamais aux extrémités qu’une science-fiction, ici imaginée par encadrés, peut avancer, la question se pose : à partir des constats issus de l’enquête d’opinion, que faire ? Eh bien, il faut agir !
Notre pays doit assumer ce tournant du vieillissement comme un phénomène normal, biologique et démographique, comme une évolution sociale et sociétale. Et il doit prendre conscience que c’est une chance que d’avoir ces vies plus longues, moins marquées par la perte de capacité à vivre et à agir, permettant aux générations de se côtoyer plus longtemps !
Nous avons encore le temps et la possibilité de poser les fondements d’un vieillissement de la population heureux et serein, dans une société qui ne soit pas clivée en fonction des âges, où chaque génération puisse retrouver une valorisation dans le regard et la considération des autres.
C’est pour cela que le Conseil de l’âge analyse la contribution économique et sociale résultant du bénévolat et de la participation sociale des retraités. Il s’appuie pour cela sur les services statistiques de l’État, des acteurs universitaires ou des acteurs associatifs.
Ses premiers constats sont que, concernant l’entraide entre ménages, hors bénévolat associatif, le profil par âges montre clairement un pic d’aide aux autres entre 50 et 70 ans, surtout pour les soins aux enfants, les soins à des adultes (plutôt entre 50 et 65 ans), les courses et le bricolage. Il note un recul de l’implication des seniors dans les activités associatives, leur participation bénévole restant uniquement supérieure à celle de la classe d’âge des 50-64 ans en 2024. Elle est inférieure à celle des 25-34 ans depuis 2023 et équivalente à celle des 35-49 ans depuis 2024 4. Ce recul donnera lieu à une étude approfondie de ses causes.
La question des transferts publics et privés vers chaque classe d’âge et entre générations sera étudiée à la lumière des travaux de l’INSEE et d’économistes sur la redistribution élargie et le financement de la consommation aux différents âges de la vie.
Le Conseil se penchera aussi au printemps 2025, au travers d’ateliers mêlant ses membres et des personnes concernées, sur le vocabulaire de l’âge et des personnes âgées, afin de livrer une réflexion sur le juste usage des mots.
L’ensemble de ces travaux seront rendus publics à l’été 2025 et donneront lieu, le cas échéant, à des premières pistes de propositions pour un plan de lutte contre l’âgisme.
- Terme préférable à l’expression « virage domiciliaire », à la fois inappropriée – les personnes âgées, y compris en perte d’autonomie, ont toujours vécu majoritairement à domicile – ou au peu élégant « maintien à domicile ».
- La part des divorces impliquant un homme ou une femme de plus de 60 ans a triplé dans l’ensemble des divorces, bien qu’ils restent moins importants (autour de 3 ‰ annuellement) que pour les autres groupes d’âge. Alors que le taux de divorce tous âges confondus se stabilise depuis les années 2000, il continue à augmenter chez les 50 ans et plus. Voir le rapport Panorama des comportements conjugaux et configurations familiales chez les seniors, Conseil de l’âge, juillet 2024.
- Sly and the Family Stone, Don’t Call Me Nigger, Whitey (1969).
- Recherches et Solidarités, « Les Français et le bénévolat en 2024 », enquête réalisée par l’IFOP, mai 2024.
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