Face au vieillissement extrême : le Japon
Première nation à connaître une fécondité durablement basse, le Japon est aujourd’hui le pays le plus vieux du monde. Son cas montre que le vieillissement n’est pas forcément une plaie mortelle. C’est une évolution universelle que l’archipel surmonte à sa manière. La perspective japonaise dessine par ailleurs un futur paradoxal où les sociétés ne vieillissent plus.
Les perles y abondent et l’or y serait si commun que les toits des temples en sont couverts, et les tables des princes faites d’or massif et de bonne épaisseur. »
C’est par ces lignes extraites du Livre des merveilles (1298) de Marco Polo que l’Europe entendit parler du Japon pour la première fois. Aujourd’hui, des nouvelles tout aussi incroyables mais moins joyeuses nous parviennent régulièrement du Japon.
Ainsi en 2023, Yusuke Narita 1, assistant professeur à l’université de Yale et influenceur célèbre au Japon, évoquait l’idée, « pour faire avancer le débat », de vastes suicides collectifs des plus vieux. La même idée était déjà à l’honneur en 2022 dans le film Plan 75, de Chie Hayakawa, primé au Festival de Cannes. Plan 75 raconte le futur proche d’un Japon dystopique où une procédure publique incite les personnes de plus de 75 ans à avoir recours à l’euthanasie. Enfin, en 2019, la BBC titrait sur ces seniors japonais qui commettent de menus larcins dans l’espoir d’être soignés et nourris en prison 2.
Si, à bien des égards démographiques, le Japon semble façonner un aperçu de ce qui attend tous les pays du monde, certaines caractéristiques le singularisent. Le poids du vieillissement y est atténué par une population de personnes de plus de 65 ans en bonne santé qui participe davantage au monde du travail. En revanche, la réticence à l’immigration et, surtout, la résilience de structures patriarcales traditionnelles grèvent la fécondité du pays et amplifient son vieillissement « par le bas ».
Le pays le plus vieux du monde
De tous les pays du monde, le Japon est le premier à être entré dans sa seconde transition démographique, caractérisée par une fécondité durablement sous le seuil de remplacement des générations. Passée sous le niveau de 2,1 enfants par femme il y a plus d’un demi-siècle, la fécondité japonaise est même coincée dans un « piège de faible fécondité », avec un indice conjoncturel de fécondité au-dessous de 1,5 depuis 1993. Les Japonais ont un mot pour cette situation indésirable : Shoshi-ka, la sous-natalité. Le vieillissement est le corollaire inévitable de cette évolution.
En 2025 le Japon semble dans une situation démographique unique. Que l’on considère l’âge médian (50 ans, contre 42,5 en France) ou la proportion des plus de 65 ans (30 %, contre 22,5 % en France), le Japon est le pays le plus vieux du monde. Si la fécondité japonaise n’est pas la plus basse du monde (1,2 enfant par femme, contre 0,74 pour la Corée du Sud), le fait qu’elle soit sous 1,5 depuis si longtemps induit des effets cumulatifs puissants. Il y a aujourd’hui près de deux fois plus de femmes de 50 ans que de filles de 5 ans. Si bien que la pyramide des âges japonaise n’a de pyramide que le nom et ressemble davantage à un cercueil.
Même si les Japonaises se mettaient soudainement, et improbablement, à faire 2 ou 3 enfants en moyenne, celles-ci ne sont pas assez nombreuses pour inverser la tendance. En Europe de l’Ouest, des pays comme l’Allemagne ou l’Italie sont entrés en même temps que le Japon en Shoshi-ka, mais ont recouru à l’immigration pour atténuer ce choc. Ainsi, sans immigration, l’Allemagne aurait perdu 5 millions d’habitants entre 2000 et 2020, alors qu’elle en a gagné 1,7 million, une soupape absente au Japon. Historiquement réticent à l’immigration, le Japon encaisse de plein fouet son déficit naturel. Le pays a assoupli, depuis, ses règles migratoires, sur une ligne de crête entre nécessité démographique et économique, d’une part, et résistance politique et culturelle, d’autre part. Il demeure qu’en 2025 il devrait y avoir au Japon deux décès pour une naissance.
La population japonaise a atteint son sommet en 2010, avec 128 millions d’habitants, et en comptait encore 124 en 2024. Une descente qui ne fait que commencer, puisque l’ONU 3 prévoit 105 millions en 2050, puis seulement 77 en 2100. Plus pessimistes, les prévisions de l’IHME 4estiment la population japonaise à 60 millions en 2100.
Savoir que votre population va diminuer de moitié entre 2025 et 2100 n’est pas sans effet. L’ombre d’un futur diminué, d’un avenir affaibli pèse sur le bonheur des Japonais, classés 55es au classement du World Happiness Report 2025 5, juste devant la Corée du Sud, 58e. Qu’ont en commun ces deux pays, en plus d’être les plus bas classés, en matière de bonheur, parmi les pays riches ? Ils ont une fécondité très basse, ont connu un vieillissement record depuis 1950 et devraient perdre près de 50 % de leur population d’ici à 2100. Ce pessimisme intériorisé influence les comportements reproductifs et économiques et alimente une boucle rétroactive autoréalisatrice.
Le Japon : un pays singulier ou précurseur ?
Porter son regard sur le Japon, est-ce faire l’expérience de l’altérité ou disposer, au contraire, d’une fenêtre sur le futur ? Suffirait-il d’observer le Japon d’aujourd’hui pour comprendre le vieillissement qui saisira progressivement toutes les sociétés du monde ?
En matière de vieillissement, la situation japonaise est riche d’enseignements, mais tous ne seront pas réplicables.
Au premier regard, il semble que les performances économiques nippones soient décevantes. En trente ans (depuis 1995), le PIB japonais a perdu près de 25 % (contre + 91 % pour la France et + 2 400 % pour la Chine 6). Une autre façon d’appréhender le déclin économique japonais est de comprendre que le PIB nippon représentait 73 % du PIB américain en 1995 et seulement 15 % en 2023.
Ce résultat s’explique notamment par la décroissance massive de la population en âge de travailler du Japon, qui a diminué de 14 millions de personnes depuis son sommet de 1995. Difficile de maintenir la croissance économique dans de telles conditions. Une difficulté que l’on retrouve dans le niveau d’endettement public du Japon, le plus élevé du monde, à 255 % du PIB.
Une forte proportion de personnes âgées explique aussi que la demande soit atone et que l’économie japonaise ait souvent flirté avec la déflation, en dépit de taux d’intérêt parfois négatifs. En général, les plus de 65 ans contribuent peu au PIB et pèsent sur les dépenses de santé et de retraites.
Pourtant, le Japon a plutôt bien surmonté sa crise démographique actuelle, et la plupart des choses qu’il a réussi à faire seront difficiles à reproduire par d’autres pays.
En effet, le Japon a contourné certains des problèmes liés à la diminution de la population en âge de travailler en combinant des investissements importants dans l’automatisation, de vigoureux investissements directs à l’étranger et, surtout, un taux de participation élevé de sa population âgée.
Par exemple, en France, seulement 4 % des personnes âgées de plus de 65 ans travaillent, contre 25 % des Japonais (une proportion qui monte à 50 % pour les 65-69 ans). De même, l’âge moyen de départ à la retraite au Japon est de 71 ans, contre 63 ans en France.
De plus, les dépenses de santé, nécessairement corrélées à l’âge de la population, demeurent à un niveau comparable aux dépenses françaises et bien inférieures à celles des États-Unis (11 % du PIB au Japon pour 30 % de plus de 65 ans contre 12 % en France pour 22,5 % de seniors et 16 % aux USA pour 17 % de plus de 65 ans). C’est à la fois le signe d’une certaine rigueur japonaise mais aussi d’un manque de solidarité intergénérationnelle. En effet, le taux de pauvreté des personnes âgées est considérablement plus élevé au Japon (20 %) qu’en France (5,8 %).
Le vieillissement japonais est également tempéré par la relative bonne santé de la population. Ainsi, un Japonais de 72 ans aurait la santé d’un Américain de 69 ans, d’un Chinois de 65 ans ou d’un Russe de 59 ans. Une performance que les autres pays auront du mal à répliquer. Les 65-74 ans sont si toniques au Japon que l’Association japonaise de gérontologie a suggéré d’appeler « pré-vieux » cette tranche d’âge.
Cela dit, une société vieillit par le haut (recul de la mortalité, augmentation de l’espérance de vie), mais aussi par le bas (faible fécondité). Or, l’une des raisons de la très faible fécondité japonaise est le fruit, pour partie, d’un faible recours à l’immigration, mais surtout de structures familiales extrêmement patriarcales, qui augmentent le coût d’opportunité d’avoir un enfant pour les femmes.
Des travaux récents ont montré qu’au sein des pays riches, c’est là où les tâches domestiques et éducatives sont le mieux partagées que la fécondité est la plus haute. Or, parmi les pays riches, le Japon est le 2e pays le plus mal classé en matière de partage des tâches 7.
De ce point de vue, l’Europe est mieux armée que le Japon pour maintenir une fécondité moins basse et donc limiter son vieillissement. Toutefois, la quasi-totalité des pays de la planète doit faire face au vieillissement. Or, c’est paradoxalement un souci qui ne concerne plus le Japon.
Le Japon ne vieillira plus
À 50 ans d’âge médian et 30 % de plus de 65 ans, le Japon est indéniablement vieux.
Mais il convient de distinguer entre vieillesse et vieillissement, lequel est nécessairement une évolution. Par exemple, entre 1950 et 2025, le Japon a vieilli beaucoup plus que la France. En 1950, l’âge médian était de 33 ans en France et de 21 ans au Japon (contre 42,5 en France et 50 au Japon en 2025). Autrement dit, alors que la France a vieilli de 9,5 ans depuis 1950, le Japon a encaissé 29 ans. À peu près trois fois plus vite.
M’inspirant du ratio de Palma en économie 8, j’ai voulu mesurer la vieillesse d’une société en contrastant le nombre de seniors (les plus de 65 ans) avec celui des très jeunes (les moins de 5 ans). Ce ratio me semble dépeindre plus sincèrement l’âge d’une société que le pourcentage de plus de 65 ans ou que l’âge médian. Je suggère de baptiser ratio de Rogaï le rapport du nombre des plus de 65 ans sur le nombre des moins de 5 ans. Rogaï désigne en japonais l’agacement qui saisit les jeunes lorsqu’ils observent ou subissent la lenteur des vieux, notamment, mais pas exclusivement, face à la technologie.
Dans le tableau ci-dessous se lisent les ratios de Rogaï (dorénavant RR) d’un certain nombre de pays, en 1950, 2100 et 2025, l’exacte étape de mi-parcours.
Il y avait au Japon en 1950 4,23 millions de seniors et 11,95 millions de moins de 5 ans. Le ratio de Rogaï en 1950 est donc de 4,23/11,95 = 0,354 ˜ 0,4. C’est-à-dire que l’on comptait 0,4 personne de plus de 65 ans pour 1 bambin de moins de 5 ans. Ou, pour le dire de manière plus concrète : 4 seniors pour 10 marmots.
On imagine aisément une vaste réunion familiale en 1950 avec, aux extrêmes des âges, 4 aïeux et 10 chérubins. Avance rapide en 2025 et un RR de 94, le plus élevé au monde ; 94 seniors pour 10 gamins : la réunion familiale a changé de physionomie.
J’attire maintenant l’attention du lecteur sur le ratio de Rogaï japonais de 2100 : 99 ! Entre 2025 et 2100, la proportion de seniors par rapport aux très jeunes n’aura que très peu augmenté (de 94 à 99). En revanche, les ratios des autres pays augmenteront parfois considérablement (de 44 à 184 en Chine) parfois raisonnablement (de 46 à 66 en France). Ainsi, en 2100, l’Inde sera aussi vieille que la France, et l’Iran, presque autant que le Japon.
Afin de matérialiser ce changement, j’utilise un autre indicateur, non pas de vieillesse (comme le ratio de Rogaï), mais de vieillissement, que j’appelle ici effet Dorian Gray 9 (EDG) et qui consiste à diviser le ratio de Rogaï d’une année par celui d’une autre année afin de mesurer la transformation accomplie.
Par exemple, pour le Japon, entre 1950 et 2025, l’effet Dorian Gray est de RR2025/RR1950 = 94/4 = 23,5. À l’exception de la Corée du Sud, aucun pays n’a vieilli aussi vite que le Japon depuis 1950. En revanche, le vieillissement à venir est quasi nul, la proportion des aînés relative aux jeunots étant stable. Il y aura en 2100, 99 seniors pour 10 enfants de moins de 5 ans, c’est-à-dire à peine plus que les 94 de 2025, et cela se reflète dans l’EDG, qui n’est que de 1.
Alors qu’entre 2025 et 2100 le Japon ne bougera pas, la France vieillira modérément (1,4), la Chine, trois fois plus que la France (4,2), et les pays émergents seront ceux qui vieilliront le plus vite (ici l’Inde et l’Iran).
L’effet Dorian Gray exprime l’idée que le vieillissement est invisible aux yeux de la sagesse conventionnelle. Parce qu’il est à venir, nous le plaçons au mauvais endroit. Si, au Japon, les toits des temples ne sont pas en or massif, comme Marco Polo pouvait l’évoquer, le vieillissement n’est pas non plus la plaie mortelle que l’on se représente, et s’il y a quelque chose d’extrême à propos du vieillissement japonais, c’est qu’il est quasiment accompli.
- The New York Times, 7 janvier 2023.
- BBC, 31 janvier 2019.
- Gilles Pison, Svetlana Poniakina, « Tous les pays du monde (2024) », Population et sociétés, no 626, octobre 2024. https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/tous-les-pays-du-monde-2024/.
- Institute for Health, Metrics and Evaluation, basé à Seattle et soutenu par la fondation Gates.
- World Happiness Report 2025. https://worldhappiness.report/ed/2025/.
- Chiffres de la Banque mondiale. Attention, la baisse du PIB japonais s’explique pour partie par la faiblesse du yen face au dollar.
- Matthias Doepke, Anne Hannusch, Fabian Kindermann et Michèle Tertilt, « The Economics of Fertility : A New Era », National Bureau of Economic Research, Working Paper no 29948, avril 2022. https://www.nber.org/papers/w29948.
- De l’économiste chilien José Gabriel Palma, le ratio de Palma envisage la question des inégalités en contrastant le revenu des 10 % les plus riches à celui des 40 % les plus pauvres. Selon Palma, c’est une façon plus éloquente de décrire le niveau des inégalités que le plus conventionnel coefficient de Gini. L’INSEE utilise un indice de vieillissement similaire (rapport entre les plus de 65 ans et les moins de 20 ans).
- Dans *Le Portrait de Dorian Gray* (1890), d’Oscar Wilde, Dorian Gray a vendu son âme au diable afin que son vieillissement n’apparaisse pas sur son visage mais sur un tableau le représentant. Ainsi, son vieillissement sera masqué. Pour un temps seulement…
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-6/face-au-vieillissement-extreme-le-japon.html?item_id=7971
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