Clémence GUILLERMAIN

Ingénieur et philosophe des sciences, auteur de Le vieillissement n’est pas une maladie (PUF, 2025).

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Une science : la biologie du vieillissement

Discipline scientifique d’importance, la biologie du vieillissement ne dispose pas d’une définition indiscutée de son objet, qui pourtant nous concerne tous. Différentes théories se complètent afin de mieux saisir le vieillissement en tant que processus biologique et en tant qu’expérience. Se profile cependant le risque, avec ce style de pensée, de trop assimiler le fait de vieillir à une pathologie.

La notion de « vieillissement » se situe à l’interface entre plusieurs domaines et au croisement de diverses approches : la médecine et la biologie, d’une part, pour lesquelles « le vieillissement » du corps, des tissus et des organes est un objet d’étude à part entière ; les sciences humaines et sociales, d’autre part, qui éclairent l’expérience humaine, individuelle et collective, du phénomène.

Toutes ces dimensions méritent d’être prises en compte. Pourtant, un examen des articles de presse et des rapports gouvernementaux récents publiés sur le thème du vieillissement montre qu’aujourd’hui, en France, la biologie fondamentale a plutôt tendance à être écartée des échanges, des débats et des réflexions collectives sur le sujet. Plusieurs auteurs dénoncent par ailleurs une forme de « (bio)médicalisation » du vieillissement par la société actuelle. Pourtant, la biologie du vieillissement apporte des éléments de connaissance ainsi qu’une perspective originale qui méritent d’être examinés avec soin.

Comment la biologie définit-elle le vieillissement ?

Étonnamment, un premier examen de la littérature scientifique publiée sur le sujet montre qu’à ce jour, en biologie, il n’existe pas de définition unique ni consensuelle du « vieillissement ». Les chercheurs s’accordent généralement sur le fait qu’il s’agit d’un phénomène complexe et hétérogène, qui se manifeste de multiples manières et à toutes les échelles d’étude (moléculaire, cellulaire, tissulaire, organique, etc.).

En outre, la notion de « vieillissement » n’est pas toujours clairement distinguée d’autres notions connexes, dont les significations, bien que relativement proches, ne sont pas interchangeables : « sénescence », « vieillesse », ou encore « fin de vie ».

En particulier, vieillissement n’est pas vieillesse. La vieillesse est une période de la vie qui s’oppose traditionnellement à l’enfance et à la jeunesse et se distingue de l’âge mûr. Elle est donc avant tout une phase de l’existence, délimitée par une borne inférieure, un « seuil », considéré comme son point de départ, qui est l’âge d’entrée dans celle-ci et qui varie selon les époques et selon le contexte social. Ainsi, Montaigne se disait vieux à l’âge de 47 ans, quand Aristote faisait commencer la vieillesse à 50 ans, Hippocrate à 56 et saint Augustin à 60. Aujourd’hui, dans les pays développés, il est de plus en plus difficile d’assimiler le début de la vieillesse à l’âge du départ à la retraite, peu après 60 ans.

Quant au terme de « sénescence », très utilisé en biologie cellulaire, il renvoie principalement aux manifestations délétères du vieillissement et suppose une augmentation de la mortalité avec l’avancée en âge. Il permet de dire de certaines espèces qu’elles sont « non sénescentes », car, bien qu’elles « vieillissent » d’une certaine manière, leur mortalité reste constante, voire décroît avec le temps.

Au-delà d’une définition imprécise, voire absente, la biologie du vieillissement se caractérise aujourd’hui par une absence presque totale et quasi systématique de consensus parmi les chercheurs, y compris sur les aspects les plus fondamentaux du phénomène. Parmi les zones de désaccord, certaines sont pourtant essentielles à la compréhension du vieillissement : quelle est la nature de ce phénomène ? Quand commence-t-il ? Est-il programmé par la génétique, quantifiable, guérissable, évitable ? Pourquoi certaines espèces ne vieillissent-elles pas, ou peu ?

Face à cette absence de consensus, diverses entreprises de clarification conceptuelle ont été menées en philosophie des sciences, afin notamment de tenter d’élaborer une définition unique et consensuelle du phénomène, de préciser la distinction entre vieillissement et maladies liées à l’âge, ou encore d’estimer la part « programmée » du vieillissement.

Quelles sont les grandes théories biologiques du vieillissement ?

Depuis la publication d’un célèbre article par le biologiste de l’évolution Ernst Mayr (1904-2005), en 1961, on distingue généralement la biologie fonctionnaliste, dite « des causes prochaines » (qui cherche à répondre à la question « comment ? ») de la biologie évolutionniste ou « des causes ultimes » (qui insiste sur le « pourquoi ? »).

Cette distinction se retrouve en biologie du vieillissement : les approches fonctionnalistes, d’une part, cherchent à expliquer comment un organisme vieillit, par quels mécanismes sous-jacents. Elles reposent le plus souvent sur l’hypothèse d’un « programme » de vieillissement, inscrit dans le génome des individus dès la conception. Les approches évolutionnistes, d’autre part, s’efforcent de comprendre pourquoi les organismes vieillissent, c’est-à-dire principalement pourquoi un tel phénomène a pu être soigneusement conservé par la sélection naturelle alors qu’il ne confère aucun avantage reproductif.

Sur le versant évolutionniste, trois grandes explications ou « théories évolutionnistes » du vieillissement ont été élaborées à partir du milieu des années 1950.

  • La théorie de l’accumulation de mutations de Peter Medawar (1915-1987), selon laquelle le vieillissement serait causé par une accumulation de mutations aux effets délétères, qui ne se manifesteraient qu’à un âge avancé. Ces effets tardifs expliqueraient qu’elles n’aient pas été éliminées par la sélection naturelle.
  • La théorie de la pléiotropie antagoniste de George Williams (1926-2010), qui postule l’existence de gènes, mutations ou allèles à effets dits « antagonistes ». Ceux-ci conféreraient un avantage reproductif à un âge jeune, mais auraient des effets délétères à un âge plus avancé, après la période de reproduction.
  • La théorie dite du « soma jetable » de Thomas Kirkwood (né en 1951), selon laquelle chaque organisme disposerait d’une quantité d’énergie limitée, qu’il pourrait allouer préférentiellement à sa survie, à la reproduction ou à l’entretien de son organisme (son « soma »), au détriment des deux autres. Elle postule ainsi l’existence d’un équilibre entre croissance, reproduction et métabolisme, qui expliquerait la dégradation des organismes avec le temps.

Ces trois grandes explications évolutionnistes du vieillissement se développent et coexistent jusqu’à la fin des années 1970, sans être nécessairement en compétition les unes avec les autres : chacune présente en effet ses forces et ses faiblesses. À ce jour, elles continuent d’influencer la biologie du vieillissement.

Sur le versant fonctionnaliste, les théories biologiques du vieillissement sont beaucoup plus nombreuses, et il existe différentes manières de les classifier ou de les hiérarchiser. On distingue généralement deux grandes catégories.

  • D’une part, les théories du vieillissement dit « programmé », qui reposent sur l’hypothèse que celui-ci se déroule selon un plan, inscrit dans les gènes de l’individu. La notion de « vieillissement programmé » est alors étroitement associée à l’existence de « gènes régulateurs », dont l’expression modulerait le vieillissement.
  • D’autre part, les théories du vieillissement « par accumulation de dommages ou d’erreurs », qui mettent davantage l’accent sur le rôle de l’environnement et la dimension stochastique des agressions environnementales. Celles-ci induiraient progressivement des dommages à tous les niveaux et causeraient ainsi l’ensemble des manifestations associées au vieillissement.

À ce jour, aucune de ces théories fonctionnalistes du vieillissement ne s’est révélée suffisamment satisfaisante pour supplanter toutes les autres ; celles-ci semblent davantage se compléter, avec des éléments de redondance.

En biologie du vieillissement, l’approche fonctionnaliste est dominante depuis le début des années 1980, alors que se popularise l’utilisation d’animaux modèles (vers, souris, drosophiles, etc.). Il s’agit désormais de mettre en évidence les mécanismes associés au vieillissement, suivant une approche essentiellement analytique, mécanistique et réductionniste. Une publication de référence énumère ainsi douze mécanismes caractéristiques du vieillissement, représentés dans la figure ci-contre.

Les 12 marques du vieillissement

Publiés en 2013 et en 2023, deux articles successifs du professeur de biologie moléculaire Carlos López-Otín et de son équipe identifient neuf puis douze mécanismes caractéristiques du vieillissement.

À quoi ressemble la biologie du vieillissement aujourd’hui ?

La biologie du vieillissement est un domaine particulièrement complexe, varié, morcelé, qui véhicule de nombreuses théories et s’appuie sur des hypothèses et des postulats divers et parfois contradictoires, souvent discutés, voire controversés. Elle possède néanmoins quelques grandes caractéristiques qui méritent d’être soulignées.

La biologie du vieillissement est d’abord marquée par une forme de « pathologisation » du phénomène, qui se traduit de plusieurs manières. Ainsi, la plupart des articles publiés dans ce domaine mobilisent de manière récurrente le vocabulaire habituellement employé pour décrire une situation pathologique : il est question de « dérégulations », d’« altérations », de « dysfonctionnements » ou de « dommages » liés à l’âge. Certains articles explorent également l’existence d’un parallèle, réel ou supposé, entre le vieillissement et certaines maladies liées à l’âge (cancers, maladies neurodégénératives, etc.). Cette « pathologisation » du vieillissement colore les hypothèses et théories qui circulent dans ce domaine. En un sens, elle révèle une forme d’« âgisme » de la part de la biologie actuelle.

En outre, la biologie du vieillissement est marquée par le retour d’anciennes idées, théories ou croyances, qui structurent et orientent la recherche actuelle. Par exemple, les biologistes savent avec certitude qu’une modification de l’alimentation peut influencer le vieillissement et la longévité chez de nombreuses espèces. De fait, la « restriction calorique » (diminution de la prise alimentaire sans malnutrition) est à ce jour la seule intervention non génétique connue capable d’allonger la durée de vie et de retarder l’apparition de maladies liées à l’âge. Or, cette hypothèse d’un lien entre vieillissement et alimentation n’est pas nouvelle : elle remonte au moins à l’Antiquité, notamment à la philosophie de Platon. La persistance de ces anciennes théories ou croyances mérite d’être questionnée : témoigne-t-elle d’une certaine compréhension, plus intuitive, du vieillissement ? Permet-elle de rendre compte de certains aspects du vieillissement que le discours et la méthode scientifiques actuels peinent à décrire ?

Enfin, et plus généralement, la biologie du vieillissement est influencée par nos conceptions et représentations du phénomène, qu’elles soient individuelles ou collectives, positives ou négatives. De fait, elle est souvent très anthropocentrée. En témoignent une série de biais observables à différents niveaux : dans la sélection des zones de l’organisme examinées, dans le choix des phénomènes étudiés, dans celui des espèces jugées dignes d’intérêt. Ainsi, on dispose désormais de données de haute qualité sur le vieillissement de centaines d’espèces de mammifères et d’oiseaux. À l’inverse, le vieillissement des invertébrés est beaucoup moins étudié, et certaines catégories d’espèces sont nettement laissées de côté (algues, champignons, bactéries).

S’il est difficile d’identifier et de caractériser une biologie du vieillissement contemporaine, il importe toutefois de la distinguer d’autres domaines ou disciplines qui s’intéressent au même phénomène, mais avec lesquels elle ne peut ni ne doit être confondue : biogérontologie, gériatrie, biologie de la longévité.

Surtout, la biologie du vieillissement doit être distinguée de la médecine dite « anti-âge », qui s’est massivement développée aux États-Unis depuis les années 1980, où elle dispose désormais d’un soutien et de financements considérables. Celle-ci est aujourd’hui un acteur essentiel de la recherche sur le vieillissement. Mais là où la biologie veut comprendre et expliciter les mécanismes associés au vieillissement, la médecine anti-âge possède une forte dimension interventionniste : son objectif est de proposer des solutions concrètes et efficaces pour lutter contre le vieillissement. Ainsi, l’avancée de la connaissance scientifique n’importe que dans la mesure où elle permet de mettre au point de nouvelles stratégies thérapeutiques antivieillissement.

Pourquoi tenir compte de la perspective biologique sur le vieillissement ?

S’il est vrai que le terme de vieillissement sert à décrire une expérience subjective et existentielle, vécue et perçue par un individu et par ses proches, il désigne aussi et peut-être avant tout un phénomène physiologique, corporel et incorporé. Ainsi, une meilleure prise en compte des éléments de connaissance produits et véhiculés par la biologie du vieillissement ne pourra qu’approfondir et enrichir notre compréhension du phénomène. En d’autres termes, il est aujourd’hui indispensable de « (re-)biologiser » notre compréhension du phénomène, c’est-à-dire de davantage tenir compte de sa dimension biologique.

Dans un premier temps, il s’agira d’identifier les principaux questionnements et les préoccupations majeures qui animent la société et qui alimentent les débats sur le sujet du vieillissement. Souvent, ceux-ci n’ont que peu ou pas de rapport direct avec la biologie. Dans un second temps, l’objectif sera de montrer que la biologie du vieillissement peut, sinon apporter des éléments de réponse concrets aux principaux questionnements, du moins nourrir la réflexion autour de certaines problématiques.

Par exemple, la biologie montre qu’il existe des différences biologiques interindividuelles face au vieillissement, qui peuvent être liées au sexe des individus, à leur milieu de vie ainsi qu’à différents facteurs environnementaux (régime alimentaire, exercice physique, température, microbes, interactions sociales, structure sociale). En outre, elle peut fournir des outils et des méthodes permettant de mesurer ou de quantifier certaines de ces différences, notamment via la détection de biomarqueurs associés au vieillissement. Ceux-ci permettent alors de distinguer des profils de vieillissement variés, et d’identifier les individus dont le vieillissement serait prématuré ou accéléré.

Plus généralement, il semble aujourd’hui indispensable d’ouvrir un espace de dialogue entre biologie du vieillissement et réflexion sociale et citoyenne sur le sujet, afin de mettre en regard ce que la biologie comprend du vieillissement et l’expérience vécue, individuelle ou collective, que nous avons de ce phénomène. Cette confrontation devrait permettre de faire évoluer le regard que les biologistes, et plus généralement la société, posent sur le vieillissement, avec au moins deux conséquences : d’une part, une recherche biologique mieux orientée, plus en accord avec les attentes des individus âgés ; d’autre part, une meilleure connaissance du vieillissement, reposant à la fois sur une compréhension plus fine des phénomènes biologiques impliqués et sur une meilleure prise en compte de notre expérience. Bien entendu, cela ne sera possible qu’au moyen d’approches diverses et interdisciplinaires, particulièrement pertinentes pour appréhender un objet d’étude aussi complexe que le vieillissement.

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