Laurent TOULEMON

Directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED)

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Un nouveau régime démographique français ?

Entre augmentation spectaculaire des naissances après la Seconde Guerre mondiale, diversification des structures familiales et vieillissement progressif de la population, les transformations démographiques françaises dessinent les contours d’une société en mutation. Alors que la fécondité s’érode lentement et que les générations nombreuses du baby-boom atteignent les âges avancés, la France s’apprête à relever de nouveaux défis.

Le vieillissement de la population qui nous attend sera rapide et important. Pour en comprendre les mécanismes démographiques, il faut remonter près d’un siècle en arrière et analyser les composantes du mouvement de la population : naissances, décès et solde migratoire 1.

Le vieillissement de la population

On définit le vieillissement d’une population comme l’augmentation de la proportion d’habitants dont l’âge dépasse une certaine limite. En définissant la longévité comme la capacité à mourir tard, plus la longévité est élevée, plus les décès ont lieu à des âges élevés et plus le vieillissement est prononcé.

D’un point de vue dynamique, la structure par âges d’une population dépend surtout du taux de croissance de la population : une population qui croît est jeune, une population qui décroît est âgée. La figure 1 compare trois populations avec la même loi de mortalité (les mêmes risques de décéder selon le sexe et l’âge), selon que la population augmente de ? % par an, est constante ou diminue de 1 % par an. Les populations sont décrites par des pyramides des âges, hommes à gauche et femmes à droite, nouveau-nés en bas et personnes âgées en haut.

Les courbes bleues représentent les effectifs à chaque âge, et les courbes jaunes, les naissances passées. On voit que la pyramide des âges est contrainte par les naissances : à gauche la population augmente, comme le font les naissances ; à droite la population et les naissances diminuent d’année en année. Ces taux de changement sont élevés, plus ou moins 1 % par an, soit un doublement ou une diminution de moitié (des naissances, des décès et de la population stable) en soixante-dix ans, mais le principe est important : des naissances nombreuses rajeunissent la population d’abord parce qu’elles augmentent la taille de la population. Il en va de même pour la mortalité : jusqu’à récemment, la mortalité infantile était importante et la baisse de la mortalité contribuait à rajeunir la population, car elle se traduisait par une baisse des décès à tous les âges, y compris des jeunes enfants. Aujourd›hui, la mortalité est très faible avant 60 ans et la baisse de la mortalité n’a plus qu’un effet statique d’augmentation du vieillissement, sans effet sur la croissance à long terme.

Enfin, le solde migratoire, dernière composante des mouvements de la population, modifie également la structure par âges, de la population : si les immigrants (ceux qui arrivent dans la population) sont âgés, ou si les émigrants (ceux qui quittent la population) sont jeunes, cela accroît le vieillissement. En France, c’est l’inverse qui se produit : le solde migratoire, différence entre les entrées et les sorties du territoire, est positif aux âges jeunes. Par ailleurs, plus le solde migratoire est important, plus la population croît : les immigrants vieillissent mais ils font également des enfants. Au total, les migrations freinent le vieillissement en France.

Examinons maintenant à grand trait les périodes de l’évolution démographique depuis un siècle.

Le baby-boom : 1946-1974

Pendant la première moitié du XXe siècle, la population de la France a stagné autour de 40 millions d’habitants, et la France était un pays vieilli. Si la Première Guerre mondiale a donné lieu à une hausse temporaire de la fécondité avant la poursuite de la baisse liée à la transition démographique, la Seconde Guerre mondiale est suivie d’un baby-boom massif et rapide, et aussi durable qu’imprévu : la France connaît entre 1945 et 1950 une hausse très importante de la fécondité, suivie de vingt années de stabilité et de dix années de baisse, de 1964 à 1974. Le nombre annuel des naissances en France métropolitaine augmente ainsi de 612 000 en 1939 à 840 000 en 1946, et reste supérieur à 800 000 jusqu’en 1974. La fécondité reste haute, les mises en couple nombreuses et précoces compensant la diminution des familles nombreuses. Simultanément, les décès se raréfient : autour de 535 000 par an, contre 650 000 dans les années 1930. La mortalité baisse très rapidement jusqu’en 1960, grâce aux progrès contre les maladies infectieuses avec la diffusion des antibiotiques, les progrès se stabilisant ensuite à un rythme soutenu du fait de la baisse des maladies cardio-vasculaires. Le solde migratoire augmente également fortement, tout en restant faible par rapport au solde naturel : 100 000 par an, contre 300 000 (sauf pendant le rapatriement de 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, où le solde migratoire de la métropole atteint 860 000 personnes). Cette période de reconstruction correspond à une croissance économique forte, accompagnée par la mise en place de la Sécurité sociale et la transformation de la structure des professions. La population métropolitaine augmente fortement, de ?? millions en 1945 à 53 millions en 1975 (figure 2).

1975-2014 : un équilibre démographique pendant quarante ans

Après avoir crû de près de 435 000 habitants par an pendant les trente ans du baby-boom, la population de la France métropolitaine connaît une phase de croissance ralentie : au cours des quarante années suivantes, entre 1975 et 2015, la croissance annuelle est de l’ordre de 290 000 personnes. En 1975, les naissances annuelles se stabilisent aux alentours de 765 000 par an, tandis que les décès restent constants, autour de 540 000. Le solde naturel se stabilise ainsi autour de 225 000 par an (plus 20 000 si l’on inclut les départements et régions d’outre-mer). Après la mise en place d’une politique de migration en 1974 affichant trois axes (contrôle des flux, amélioration des conditions de vie et organisation d’un éventuel retour au pays), le solde migratoire diminue également, oscillant autour de 60 000 par an (figure 3).

La population augmente alors grâce à la baisse de la mortalité et au remplacement progressif des générations d’avant-guerre par les générations du baby-boom, qui atteignent 68 ans en 2014 ; le nombre de personnes plus âgées augmente également grâce à la baisse de mortalité, qui reste rapide aux âges élevés : la hausse de l’espérance de vie se prolonge du fait de la baisse de la mortalité aux âges élevés, les décès étant devenus très rares avant 60 ans.

Ce nouveau régime, moins dynamique (fécondité sous le seuil de remplacement des générations de 2,1 enfants par femme, ralentissement des progrès contre la mort, diminution du solde migratoire), conduit cependant à des perspectives de population continûment croissante : la migration se féminise et les limitations à l’entrée conduisent les immigrés à s’installer plus durablement et à contribuer à la natalité. Le niveau de la fécondité est suffisant pour garantir la stabilité de la population des enfants et des adultes ; le nombre de personnes âgées augmente progressivement. Entre 1975 et 2015, la population française croît de 11 millions, passant de 53 à 64 millions d’habitants. Cette hausse se concentre aux âges actifs (de 26 à 33 millions aux âges ??-??) et, surtout, après ?? ans (de 10 à 16 millions), tandis que le nombre de jeunes de moins de 20 ans diminue légèrement, de 17 à 16 millions.

Depuis 2015 : dix ans de changement

Depuis 2015, la population connaît une phase de croissance encore ralentie. La fécondité diminue fortement, l’indicateur conjoncturel de fécondité passant de 2 à 1,6 enfant par femme. Les décès augmentent à cause de l’avancée en âge des générations nombreuses du baby-boom : les premières générations nées en 1946 atteignent l’âge de ?? ans, et les épisodes grippaux et caniculaires se multiplient. Le solde naturel diminue spectaculairement, de 205 000 en 2015 à 17 000 en 2024. Dans le même temps, le solde migratoire augmente (figure 3), notamment à cause de la baisse des sorties du territoire de personnes non immigrées 2.

Même si l’allongement de l’espérance de vie se prolonge à l’avenir, le nombre de décès augmentera fortement jusqu’en 2040 et devrait dépasser le nombre des naissances dès 2026 3. Le nombre de personnes très âgées va augmenter rapidement jusqu’en 2040, avant de se stabiliser. Selon un scénario où la fécondité et les migrations se stabilisent à leur niveau de 2024, tandis que la mortalité diminue lentement, l’augmentation du nombre de décès entamée vers 2010 est spectaculaire jusqu’en 2045, avec le vieillissement des baby-boomeurs (figure 4).

Le vieillissement est inéluctable

Les projections sont bien entendu incertaines, mais la hausse des décès est certaine car inscrite dans la pyramide des âges : dans le scénario des projections de l’INSEE le plus proche de la situation de 2024, la population de plus de 80 ans augmente fortement jusqu’en 2045. Si la fécondité se maintient au niveau de 2024, le nombre des naissances pourrait se stabiliser. Pour 2070, la situation est beaucoup plus ouverte : le nombre de personnes âgées pourrait se stabiliser si les progrès contre la mort ralentissent, tandis que le nombre de jeunes pourrait diminuer si la baisse de la fécondité se poursuit.

La proportion de personnes âgées est présentée sur la figure 5 avec trois limites d’âge. La part des personnes de plus de ?? ans augmente lentement jusqu’en 1975, grâce à la baisse de la mortalité ; elle marque le pas quand les générations creuses nées pendant la Première Guerre mondiale atteignent 60 ans, avant de poursuivre sa progression pour atteindre 21 % en 2005. La hausse s’accélère ensuite au fur et à mesure que les générations nombreuses du baby-boom vieillissent, avant de ralentir en 2035, voire de se stabiliser selon le scénario des projections. En 2070, entre 30 % et 40 % des habitants seront âgés de 60 ans et plus 4. La proportion de personnes âgées de 75 ans ou davantage suit la même évolution, avec quinze ans de retard. La part des personnes âgées pourrait être plus élevée à l’horizon 2070 si les naissances poursuivent leur baisse, conduisant à une diminution de la population des jeunes puis des adultes.

Combien de centenaires ?

Sur la figure 5, la proportion de centenaires est négligeable. Cependant, le nombre de centenaires a connu une hausse spectaculaire depuis les années 1950. En 2023, l’INSEE comptait 30 000 centenaires, contre environ 8 000 en 2000, un millier en 1970, peut-être 200 en 1950 et 100 en 1900 5. La baisse de la mortalité aux grands âges permet à une proportion croissante de personnes de 60 ans d’atteindre les 100 ans : pour 1000 personnes âgées de 60 ans en 1980, 21 sont devenues centenaires en 2020, un record en Europe. En 2040 on pourrait compter 1 centenaire pour 1 000 habitants (76 000 centenaires), mais l’incertitude est très forte, tant pour le nombre de personnes atteignant 100 ans que pour leur durée de vie au-delà de cet âge. Le nombre de centenaires en 2040 varie du simple au double, de 60 000 à 120 000, d’après les scénarios de longévité haute ou basse de l’INSEE, une proportion de 0,09 % à 0,16 % de la population totale projetée.

En 2046 les premiers baby-boomeurs atteignent 100 ans, ce qui induit une hausse de courte durée, en raison de la faible durée de vie après 100 ans. Les hypothèses divergent ensuite fortement : de 100 000 à 600 000 centenaires (200 000 pour le scénario central, soit 0,3 %, un triplement par rapport à 2040). La mortalité est plus forte pour les hommes, et cette surmortalité masculine diminue aux âges adultes depuis trente ans mais continue à augmenter aux âges après 85 ans 6. En 2023 on estime que 86 % des centenaires sont des femmes, soit un homme pour six femmes centenaires. La proportion de femmes augmente ainsi fortement après 60 ans : 53 % des sexagénaires sont des femmes, elles représentent 61 % des octogénaires et 73 % des nonagénaires.

Conclusion

La politique familiale a probablement contribué au maintien de la fécondité en France à un niveau correspondant à la stabilité de long terme de la population, la baisse de la fécondité des jeunes étant compensée par une hausse aux âges après 30 ans, le modèle dominant restant, après le baby-boom, celui de la famille à deux enfants. La question de la possibilité pour les mères comme pour les pères d’exercer une activité professionnelle sans discrimination est au centre de l’adaptation des familles à des rôles moins inégalitaires entre femmes et hommes 7. La baisse de la fécondité depuis 2014 est moins marquée en France que chez nos voisins 8 mais pose la question de l’évolution des comportements au cours des prochaines décennies. Les incertitudes portent également sur le solde migratoire, avec la gestion des crises liées aux conflits armés, et sur la mortalité, après l›épidémie de Covid-19. Cependant, une évolution est certaine : les générations nombreuses du baby-boom, nées entre 1946 et 1974, remplacent aux âges élevés les générations moins nombreuses nées avant 1946. Le « choc des retraites » a commencé en 2006, quand les premiers baby-boomeurs ont atteint l’âge de 60 ans ; ces générations approchent en 2025 l'âge de 80 ans, et le nombre de personnes âgées de 80 ans ou plus va fortement augmenter dans les prochaines années, avant de se stabiliser vers 2040. À plus long terme, une perspective de diminution de la population n’est pas à exclure, mais la baisse serait lente et modérée, tandis que dans d’autres pays (Europe du Sud, Europe de l’Est, Asie de l’Est), une fécondité beaucoup plus basse et un solde migratoire faible ou négatif conduisent à des perspectives de diminution rapide et de vieillissement accéléré.

  1. Ce texte reprend certains éléments publiés dans Laurent Toulemon, « État des lieux : la démographie de la France depuis la fin du baby-boom », Mermoz, no 5, 2025, pp. 5-8. (https://lecercledeseconomistes.fr/formats/publications/demographie-la-transition-silencieuse/).
  2. Pierre Tanneau, « Flux migratoires : un nombre d’entrées en France encore en retrait en 2021 par rapport à 2019 », Insee Première, no 1945, 2023, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7454727.
  3. Gilles Pison, Laurent Toulemon, « La population de la France va-t-elle diminuer ? », Population et sociétés, no 631, mars 2025. https://doi.org/10.3917/popsoc.631.0001.
  4. Élisabeth Algava, Nathalie Blanpain, « 68,1 millions d’habitants en 2070 : une population un peu plus nombreuse qu’en 2021, mais plus âgée », Insee Première, no 1881, 2021 (https://www.insee.fr/fr/statistiques/5893969).
  5. Nathalie Blanpain, « 30 000 centenaires en France en 2023, près de 30 fois plus qu’en 1970 », Insee Première, no 1943, 2023. https://www.insee.fr/fr/statistiques/7234483. France Meslé, Jacques Vallin, Carlo-Giovanni Camarda, Arianna Caporali, Svitlana Poniakina, Laurent Toussaint, Jean-Marie Robine, « Vivre au-delà de 105 ans : quand l’improbable devient réalité », Population et sociétés, no 621, 2024. https://doi.org/10.3917/popsoc.621.0001.
  6. Didier Breton, Nicolas Belliot, Magali Barbieri, Justine Chaput et Hippolyte d’Albis, « L’évolution démographique récente de la France 2023. Les comportements des femmes et des hommes sont-ils si différents ? », Population, vol. 78, no 3, 2023, pp. 363-430 https://www.ined.fr/fr/publications/editions/conjoncture-demographique/evolution-demographique-recente-de-la-france-2023/.
  7. Laurent Toulemon (dir.), « Politiques familiales et natalité », Informations sociales, no 211, 2024 https://shs.cairn.info/revue-informations-sociales-2023-3.
  8. Anne Solaz, Laurent Toulemon et Gilles Pison, « La France, toujours une exception démographique en Europe ? », Population et sociétés, no 620, 2024 https://doi.org/10.3917/popsoc.620.0001.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-6/un-nouveau-regime-demographique-francais.html?item_id=7959
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