Jacques VÉRON

Directeur de recherche émérite à l’Institut national d’études démographiques, coauteur de La démographie de l’extrême. Quand la fiction anticipe l’avenir des sociétés, Paris La Découverte, 2024.

Jean-Marc ROHRBASSER

Chercheur à l’Institut national d’études démographiques, coauteur de La démographie de l’extrême. Quand la fiction anticipe l’avenir des sociétés, Paris La Découverte, 2024.

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Le vieillissement sous le regard de la fiction

De nombreuses utopies et dystopies traitent de démographie. Romans, essais et récits abordent la question du vieillissement et de sa prise en charge avec des perspectives parfois extrêmes. Lire les fictions au regard des réalités et des dynamiques contemporaines permet d’apprécier autrement, avec un regard décalé, les préoccupations du moment

« J’ai peut-être l’air vieux mais c’est juste à cause de mon âge. »

Harry Harrison, Soleil vert.

Lorsque, dans la décennie 1960, les sociétés s’inquiétaient particulièrement de l’accélération de la croissance démographique mondiale, certains auteurs de fiction mettaient en scène la planification familiale comme solution au problème de la population : c’est le cas par exemple de John Brunner dans Tous à Zanzibar. La solution imaginée pour résoudre ce que l’on a pu dénommer « explosion démographique » était tout autre dans le roman L’âge de cristal de William Nolan et George Johnson. Ces deux auteurs imaginent une société dont la régulation est assurée par une limitation autoritaire de la durée de la vie, en l’occurrence à 21 années. Mais, dans la réalité, tout a été fait pour accroître de manière continue l’espérance de vie, ce qui était considéré comme un marqueur du progrès. Limiter la durée de vie aurait semblé inimaginable et, de plus, une régression.

Toutefois, le vieillissement démographique, qui résulte certes d’une baisse de la fécondité mais aussi d’une baisse de la mortalité aux âges élevés, est devenu un véritable sujet de préoccupation dans les pays développés. La fiction elle-même s’est penchée sur cette question. Des œuvres littéraires nous invitent, chacune à sa manière, à réfléchir à la condition des personnes âgées et à la place qui leur est réservée lorsque leur nombre ne cesse de croître. Elles peuvent nous sensibiliser à des questions qu’il serait tentant de laisser de côté.

« Un segment essentiel de la population »

Dans son roman Soleil vert, qui a donné lieu à un film marquant, Harry Harrison immerge son lecteur dans un New York caniculaire en l’an 1999. La ville compte alors 35 millions d’habitants, qui souffrent de rationnements en eau et en nourriture. Dans un tel contexte, les « Aînés » jugent leur place insuffisante. Ils organisent alors des manifestations de protestation contre leur marginalisation. Ils entendent avant tout faire reconnaître leur utilité pour la société :

« … nous n’accepterons pas d’être traités comme des citoyens de seconde zone, ou de troisième, ou même de quatrième comme c’est devenu le cas aujourd’hui ; nous n’accepterons pas non plus qu’on nous fasse l’aumône d’un petit coin sale à côté de la cheminée, où on nous laissera tranquillement mourir de faim. Nous sommes un – non, le – segment essentiel de la population, un réservoir d’expérience, de connaissances d’expertise 1. » Notons que ces manifestations sont sévèrement réprimées par la police.

Le film Soleil vert (1973) a marqué les esprits. Dans cette dystopie, se déroulant en 2022, l’humanité a épuisé les ressources naturelles. Pour se nourrir, elle doit consommer, sans que la population soit au courant, ses défunts, transformés en aliments préconditionnés sous la forme de tablettes baptisées « Soleil vert ». Signé par l’écrivain américain Harry Harrison, le roman, dont est tiré le film, est sorti en 1966 sous le titre Make Room! Make Room! Il ne traite pas du secret de la fabrication de la nourriture, se centrant sur le risque d’explosion démographique.

Bien plus qu’un segment de la population, les personnes âgées en représentent l’essentiel dans le roman 2024, de Jean Dutourd, puisque l’âge moyen des humains s’y élève à 70 ans. Dans ce monde vieilli, les personnes âgées ne se préoccupent que de leur propre sort. Ainsi, elles énumèrent les médicaments qu’elles prennent, décrivent en détail les opérations qu’elles ont subies, se plaignent de leur vue qui décline et, d’une manière générale, des difficultés de leur vie. Elles se plaignent aussi de la mesquinerie des autres. Par ailleurs, puisqu’il s’agit de loger une importante population âgée, les écoles, les collèges et les lycées sont transformés en « asile de vieillards » ou, selon la terminologie administrative, en « homes vermeils ». Cette situation n’est pas sans rappeler le monde rural japonais de nos jours, où se produit ce genre de transformation. Dans ce contexte, mettre au monde un enfant apparaît comme un acte de résistance.

Dans Le Dernier Homme, une nouvelle de 1929 de Wallace G. West, vie et travail se confondent. West envisage un univers « monosexuel » résultant d’un « massacre systématique des mâles ». La reproduction humaine s’y réalise dans une « usine de gestation ». Dans ce monde exclusivement féminin, seul compte le travail : « Dès le lendemain [du jour de repos des femmes] la ruche humaine recommencerait à bourdonner, pour produire suffisamment d’aliments afin de nourrir les myriades d’êtres habitant la ville de Nu Yok [sic]. » Un travail acharné est exigé par « l’économie de la ruche ». Dès lors que les femmes ne peuvent plus travailler douze heures par jour, elles doivent se rendre dans des « chambres mortelles ».

Un autre aspect du vieillissement est la coexistence d’un nombre élevé de générations aux histoires différentes.

Paru en 1975, ce roman dystopique de Jean Dutourd suppose que l’humanité vieillissante ne court pas vers la surpopulation, mais vers la dépopulation.

« L›âge est un crime »

Ce sont bien les relations entre générations qui intéressent Kurt Vonnegut Jr. dans une nouvelle de 1954. Il y décrit l’installation d’une gérontocratie dans un cadre familial. Le personnage central, qui tire les bénéfices d’un élixir de longue vie, continue de dominer sa descendance, dont les plus jeunes représentants ont déjà plus de 100 ans. Seul à avoir sa chambre, il contraint ses descendants à s’entasser très inconfortablement dans l’appartement familial. Son égoïsme fait le malheur de ceux-ci, au point qu’ils essaient – mais sans succès – de remplacer son médicament par un placebo. Les conditions de vie de ses descendants ne lui importent guère pourvu qu’il puisse continuer de regarder ses séries préférées à la télévision...

Dans une autre nouvelle, parue dans le recueil intitulé Le K, Dino Buzzati envisage à sa manière un conflit de générations. Il décrit la traque que font subir les jeunes à leurs aînés à partir d’événements que va vivre un homme de 46 ans, mais grisonnant, en couple avec une jeune femme, « un beau brin de fille ». Alors que celui-ci est entré dans un bar pour s’acheter des cigarettes, il est pris à partie par une bande organisée de jeunes qui vont le lyncher. Cet homme n’ignorait en réalité pas le danger que faisait courir sa situation, puisqu’« on vivait une époque où les hommes de plus de quarante ans y réfléchissaient à deux fois avant d’aller se promener en plein milieu de la nuit ». Il savait pertinemment qu’après 40 ans on était vieux. Il savait aussi que les « vieux » en compagnie de femmes jeunes étaient particulièrement visés. Dans la société décrite par Buzzati, « les nouvelles générations éprouvaient un total mépris pour les vieux. Un sombre ressentiment dressait les petits-fils contre les grands-pères, les fils contre les pères. » Jugées responsables du mal-être des jeunes, les « vieilles générations » faisaient l’objet d’une véritable haine. Il fallait que les jeunes les punissent « de leur mécontentement, de leur mélancolie, de leurs désillusions, de leur malheur qui sont le propre de la jeunesse depuis que le monde est monde. » Le slogan des jeunes, « l’âge est un crime », leur permet de justifier des actions violentes pouvant aller jusqu’au meurtre.

D’autres romanciers ne se sont aucunement préoccupés de la possibilité d’un conflit entre générations, accordant leur attention au vieillissement individuel vu sous l’angle de la santé.

La réparation des vivants

Dans son grand roman Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley imagine une société dont est éliminé tout vieillissement individuel. À l’aide de « transfusions de sang jeune », chacun reste jeune jusqu’à sa mort : « La jeunesse à peu près intacte jusqu’à 60 ans, et puis, crac ! la fin. »

Deux autres œuvres littéraires mettent en scène la réparation des vivants que permet une généralisation du clonage. Ainsi, Jean-Michel Truong dépeint dans Reproduction interdite une France où des clones sont produits en masse. Un des objectifs de cette production est un usage médical et chirurgical. Chaque embryon peut avoir un « jumeau humain » : une personne peut, si le besoin s’en fait sentir au cours de sa vie, disposer d’organes sains qui lui seront transplantés. Les clones permettent ainsi une réparation des vivants.

Sur ce même thème du clonage, le roman du Prix Nobel de littérature Kazuo Ishiguro Auprès de moi toujours renverse quant à lui la perspective puisqu’il nous plonge dans l’univers des clones et de leurs sentiments. Utilisés également pour réparer les vivants, les clones sont condamnés à la souffrance éprouvée à chaque don d’organe permettant aux humains de mieux vieillir. Leur destin est de « terminer », c’est-à-dire de mourir par épuisement, après un nombre variable de dons. Ishiguro résume leur destinée de la manière suivante : « Aucun de vous n’ira en Amérique, aucun de vous ne sera star de cinéma. Et aucun de vous ne travaillera dans ces supermarchés, comme j’ai entendu certains d’entre vous l’envisager l’autre jour. Vos vies sont toutes tracées. Vous allez devenir des adultes et, avant de devenir vieux, avant même d’atteindre un âge moyen, vous allez commencer à donner vos organes vitaux. C’est pour cela que chacun de vous a été créé. Vous n’êtes pas comme les acteurs que vous regardez sur vos vidéos, vous n’êtes pas même comme moi. Vous avez été introduits dans ce monde dans un but précis et votre avenir à tous, sans exception, a été déterminé à l’avance. »

La fin de vie, qu’elle relève d’une décision individuelle ou qu’elle soit administrée, a aussi retenu l’attention d’auteurs de fiction.

Ne pas vivre à tout prix

Inspiré par la mort de Socrate chez Platon, Thomas More décrit dans son Utopie les modalités souhaitables de la fin de la vie. Celles-ci relèvent de ce que l’on entend aujourd’hui par suicide assisté. More imagine un individu devenu « incapable et privé de tous les bénéfices de la vie », ne faisant en réalité que « survivre à sa mort », lequel mettra volontairement fin à ses jours. Dans L’Utopie, les personnes qui souffrent d’un mal incurable sont convaincues du bien-fondé d’une mort anticipée et mettent « volontairement fin à leur vie par faim ». Elles peuvent aussi s’abandonner au sommeil « et en dormant [être] délivré[e]s de leurs maux sans sentir nullement les douleurs de la mort ». Mais la décision de mourir reste libre : « Personne n’est contraint en ce point de mettre fin à ses jours s’il ne prête son bon vouloir. »

Cette idée de ne pas vivre à tout prix, quel que soit l’état de santé de la personne, se retrouve dans La Vie devant soi d’Émile Ajar, pseudonyme de Romain Gary. Il s’agit en l’occurrence pour Mme Rosa, confrontée à la maladie, d’éviter de vivre « plus que c’est nécessaire ». Elle est fermement décidée à refuser tout acharnement thérapeutique, craignant une fin de vie pénible à l’hôpital, « où ils vous font mourir jusqu’au bout au lieu de vous faire une piqûre ». Mme Rosa revendique le droit de mourir à son heure. Momo, un jeune garçon accueilli dans la pension qu’elle tenait auparavant, très attaché à elle, supplie un médecin de « l’avorter pour l’empêcher de souffrir ». Mais le médecin lui rétorque que l’euthanasie est interdite en France.

Enfin, il convient de citer trois œuvres de fiction qui présentent la fin de la vie de manière cynique, voire terrifiante.

La mort administrée

En 1954, Richard Matheson s’intéresse au sort des personnes âgées dans une société qui se veut très efficace d’un point de vue économique. Sa nouvelle L’Examen nous plonge dans un monde sans pitié pour ceux qui atteignent un âge avancé. Une loi a en effet été votée, en principe pour enrayer la surpopulation mais en fait pour ne pas s’encombrer de « vieux » inutiles. Tous les cinq ans, ces derniers sont soumis à un examen afin de vérifier leur santé physique et mentale. Les personnes jugées « inaptes » subissent une injection mortelle.

Matheson met en scène un fils préparant méticuleusement son père à cet examen. Mais, dans son for intérieur, il souhaite que son père échoue. Le vieil homme redoute un examen qu’il juge particulièrement humiliant : « Le vieillard se sentait effrayé et insulté à l’idée de devoir se dévêtir pour comparaître devant des médecins qui le palperaient, le tapoteraient et lui poseraient des questions choquantes. » Lors de son repas à la cantine de l’Administration, il redoute également d’« être de nouveau dans le collimateur d’observateurs chargés de voir s’il faisait tomber une fourchette ou une cuillère, renversait un verre d’eau ou laissait tomber de la sauce sur sa chemise ». Finalement, le vieil homme préférera se suicider plutôt que de se rendre à l’examen.

La fiction offre un autre exemple de fin de vie gérée par la société. Dans son roman Les Fils de l’homme, P. D. James imagine une cérémonie, le Quietus, organisée afin d’encadrer des suicides collectifs de personnes âgées. Il s’agit pour les autorités de réagir à des suicides individuels qui conduisent à une « pagaille ». La participation au Quietus est volontaire mais administrée de façon tatillonne puisque est exigée la signature d’un formulaire en trois exemplaires, dont un à destination du bureau du recensement. P. D. James décrit en détail un Quietus de femmes, véritable « caricature du cortège nuptial ». Vêtues de blanc, celles-ci se dirigent en procession vers la mer, où les attendent d’anciennes barges. Des soldats leur entraveront les chevilles et leur fixeront des poids avant de couler les barges en pleine mer.

Plus terrifiant encore est le roman Eternity Express de Jean-Michel Truong. On y est confronté à une véritable extermination des personnes âgées. Des cadres aisés ont été appâtés par des publicités alléchantes vantant de luxueux « villages de retraite » en Chine. Ceux-ci proposent des infrastructures haut de gamme permettant de s’adonner à toutes sortes d’activités sportives, comme le golf ou le polo. Ces retraités effectuent un long voyage en train, avant d’être accueillis par des hommes en uniforme vert qui leur offrent à l’arrivée une coupe de champagne. Ces hommes les accompagnent ensuite en musique vers des douches puis les dirigent vers des « hauts-fourneaux » ! C’est, dans les termes de l’auteur, la procédure d’« interruption volontaire de vieillesse » organisée à la suite d’un accord entre l’Union, c’est-à-dire l’Europe, et la Chine. Quant aux hommes en vert, ils ne sont que des employés d’une entreprise de collecte d’ordures.

***

Les fictions que nous avons présentées nous invitent à réfléchir à des questions primordiales étant donné l’ampleur du vieillissement démographique dans nos sociétés, qui s’enorgueillissent de la progression de l’espérance de vie ainsi que du nombre de centenaires voire de « supercentenaires ». Mais dans quelles conditions vit-on au grand âge ? Étant donné le coût économique du vieillissement démographique dû à l’augmentation des dépenses de santé lors de l’avancée en âge, faudrait-il renoncer à faire bénéficier des personnes très âgées de toutes les possibilités qu’offre aujourd’hui la médecine ? Et la prise en charge du grand âge, et même de la dépendance, est un défi majeur pour nos sociétés. Pour ce qui est du vieillissement individuel, suffit-il de « penser jeune » pour « être jeune », comme le prétend un personnage de Soleil vert ? D’autre part, la coexistence de très nombreuses générations pourrait-elle conduire, dans des cas extrêmes, à des conflits allant jusqu’à la violence, comme l’imagine Buzzati ? La mort, telle qu’envisagée dans l’île d’Utopie, est paisible. Pourtant, encore aujourd’hui, la question de l’opportunité d’une législation favorable au suicide assisté et à l’euthanasie est loin de faire consensus. En dernière instance, les situations extrêmes que décrivent les fictions considérées ici ont un mérite : celui de nous alerter sur des risques de dérive qui résulteraient d’un vieillissement démographique insuffisamment bien géré.

  1. En italique dans le texte original.

Références

  • Brunner, John, Tous à Zanzibar, Paris, Robert Laffont, 1972 (le texte original date de 1968).
  • Buzzati, Dino, « Chasseurs de vieux », Le K, Paris, Pocket, 2002 (le texte original date de 1966).
  • Dutourd, Jean, 2024, Paris, Gallimard, Folio, 1989.
  • Gary, Romain (Ajar, Émile), La Vie devant soi, Paris, Gallimard, Folio, 2002.
  • Harrison, Harry, Soleil vert, Paris, J’ai Lu, 2014 (le texte original date de 1966).
  • Huxley, Aldous, Le Meilleur des mondes, Paris, Pocket, 2017 (le texte original date de 1932).
  • Ishiguro, Kazuo, Auprès de moi toujours, Paris, Gallimard, Folio, 2008 (le texte original date de 2005).
  • James, P. D., Les Fils de l’homme, Paris, Le Livre de Poche, 2019 (le texte original date de 1992).
  • Matheson, Richard, « L’Examen » in Nouvelles, tome 2, 1953-1959. Paris, « Fantastique », J’ai Lu, p. 225-247 (le texte original date de 1954).
  • More, Thomas, De optimo rei publicae statu deque nova insula Utopia, tr. fr. L’Utopie, Paris, Gallimard, Folio, 2012 (le texte original date de 1516).
  • Truong, Jean-Michel, Reproduction interdite, Paris, Olivier Orban, 1989.
  • Truong, Jean-Michel, Eternity Express, Paris, Albin Michel, Pocket, 2003.
  • West, Wallace G., « Le Dernier Homme », in Les Meilleurs Récits de Amazing Stories. Période 1926/32, Paris, Éditions J’ai Lu, 1974 (le texte original date de 1929).
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