Jean-Luc TAVERNIER

Directeur général de l’Insee.

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Crise Covid et mesure de la pauvreté

Il n’est jamais aisé de mesurer la pauvreté. Les outils déployés par l’Insee permettent cependant des chiffrages toujours plus fiables. Avec des approches originales, il est possible d’apprécier les conséquences de la crise Covid sur les niveaux de vie. Il en ressort, selon les premières estimations pour 2020, un taux de pauvreté monétaire stable. Les limites des méthodes sont connues mais n’invalident pas les ordres de grandeur.

L’Insee a fait paraître, début novembre 2021, sa première estimation du taux de pauvreté pour 2020 1. Selon ce premier chiffre, 14,6 % des personnes seraient en dessous du seuil de pauvreté en France. Ce taux est stable par rapport à 2019.

Pour son estimation, l’Insee utilise depuis quelques années une méthode de microsimulation. Cette méthode présente certaines fragilités, accentuées par le caractère inédit de la crise. Néanmoins, les travaux complémentaires menés par l’Institut sur les données de la Banque postale et sur le recours à l’aide alimentaire conduisent à conclure que la pauvreté s’est sans doute intensifiée mais n’a pas explosé. Au total, l’estimation de stabilité ou de quasi-stabilité du taux de pauvreté paraît fiable, avec la réserve usuelle qu’elle ne tient compte que des revenus déclarés.

L’écart entre cette mesure et les perceptions tient sans doute au caractère inédit de la crise, qui exacerbe les visions pessimistes : l’opinion sera plus marquée par les mois difficiles que par les compensations sur le reste de l’année, par des situations locales très préoccupantes mais qui ne sont pas généralisées sur tout le territoire. Il demeure qu’un seul indicateur ne peut pas à lui seul rendre compte d’une réalité sociale ou économique comme la pauvreté. Celle-ci n’est pas que monétaire.

Au cœur de l’année 2020, les associations caritatives estimaient que le nombre de personnes pauvres en France avait augmenté de 1 million en 2020. Force du chiffre choc et absence de chiffrage alternatif par la statistique publique, cette estimation s’est imposée dans le débat public. C’est seulement dix mois après la fin de l’année que l’Insee publie une estimation du taux de pauvreté en 2020.

Mais pourquoi faut-il un temps si long pour une telle estimation ? Quelle en est la fiabilité ? Comment peut-il y avoir un tel écart entre les perceptions exprimées et les estimations statistiques ? Le seul chiffre du taux de pauvreté suffit-il à rendre compte des situations de pauvreté et de précarité ?

Pourquoi faut-il attendre novembre 2021 pour produire une estimation de la pauvreté en 2020 ?

Pour calculer le taux de pauvreté, il faut connaître la « distribution des revenus » (en tous les cas d’une grande partie de cette distribution) puisqu’il s’agit d’évaluer la proportion des personnes dont le niveau de vie se situe en deçà de 60 % du revenu médian de la population. Le nombre de bénéficiaires de différentes prestations sociales, notamment des minima sociaux, est disponible rapidement, mais on ne dispose évidemment pas en temps réel des revenus de l’ensemble de la population française. Près de deux ans sont nécessaires pour produire des données robustes et détaillées.

Afin de donner une information plus rapidement, l’Insee a décidé il y a quelques années, après une expérimentation probante, d’estimer des indicateurs avancés du taux de pauvreté et des inégalités de niveau de vie une dizaine de mois après la fin de l’année. Pour ce faire, il procède par microsimulation. C’est cet exercice qui est publié début novembre 2021 pour l’année 2020, avec une méthodologie analogue aux exercices antérieurs. En parallèle, la statistique publique a travaillé pour documenter l’évolution de la situation sociale depuis le début de la crise.

Quelle est la fiabilité de l’estimation publiée début novembre 2021 ?

Pour juger de la fiabilité du taux de pauvreté que nous avons calculé pour 2020, il faut distinguer les limites intrinsèques à l’exercice d’estimation avancée par microsimulation et les incertitudes spécifiques liées à l’ampleur et à la singularité du choc d’activité survenu en 2020.

Tout d’abord, le champ des données sur lequel l’Insee estime la distribution des revenus n’est pas parfait, que ce soit pour la première estimation à 10 mois comme pour la suivante à 20 mois. D’une part, le champ est limité à ce qu’on appelle les ménages « ordinaires », ce qui exclut les personnes qui vivent en communautés (résidences étudiantes, maisons de retraite, casernes, prisons, etc.) et les personnes sans domicile. Il ne couvre pas non plus les départements d’outre-mer. D’autre part, le champ n’intègre que les revenus connus de l’administration : il exclut les revenus issus du travail informel, sur lesquels aucune information administrative n’existe par construction ; il exclut par ailleurs une partie des revenus des étudiants, pour lesquels les revenus d’activité n’ont pas toujours à être déclarés à l’administration fiscale et les transferts intrafamiliaux en provenance des parents sont mal connus. Ces limites sont pénalisantes. Elles ont du reste conduit l’Insee à faire un exercice spécifique pour tenir compte de ces personnes dans une estimation élargie au champ le plus large de la grande pauvreté en 2018 2.

Par nature, l’exercice de microsimulation ajoute une autre fragilité puisqu’il s’agit de simuler l’évolution, entre deux années, des composantes des revenus d’un échantillon de personnes, essentiellement à partir de l’évolution d’agrégats. Comme chaque année, cette première estimation pourra s’avérer différente de l’observation connue à l’automne 2022, quand seront traitées et exploitées toutes les déclarations administratives au niveau individuel. Les années passées, les écarts ont toutefois été de faible ampleur et n’ont pas conduit à modifier drastiquement le jugement que la première estimation permettait de porter : une baisse du taux de pauvreté estimée par microsimulation ne s’est jamais transformée en hausse effective dans l’estimation définitive.

Est-ce que ces limites inhérentes à l’exercice ont plus de portée pour cette année 2020 si particulière, et réduisent-elles la fiabilité de l’estimation ? Oui, probablement, mais pas au point d’en réduire l’intérêt.Les personnes vivant dans des établissements militaires ou des Ehpad, hors champ de notre estimation, n’ont pas eu a priori à subir des évolutions sensibles de leurs revenus. Mais la perte de revenus non déclarés, l’arrêt de « petits boulots » ont pu être brutaux à l’occasion du premier confinement, pour des ménages en dehors du champ, comme pour une partie des ménages « ordinaires ». La fermeture prolongée des restaurants a pu réduire les revenus des étudiants, tout comme le développement du télétravail a pu réduire le recours à des services à domicile pas toujours déclarés. Si l’on savait tenir compte des revenus non déclarés et de la totalité des ménages, il est probable que l’évolution globale des revenus de 2020 serait révisée à la baisse, et qu’elle le serait davantage en bas de la distribution des revenus. L’ordre de grandeur de ce biais est par nature inconnu et l’Insee n’a pas à ce jour trouvé les moyens de le corriger.

Cependant, les travaux réalisés avec les données de la Banque postale apportent des informations complémentaires intéressantes. Tout d’abord, ils couvrent aussi bien des ménages « ordinaires » que des ménages « non ordinaires » disposant d’un compte bancaire en France métropolitaine et dans les outre-mers. De plus, une personne qui aurait perdu une source habituelle de revenus non déclarés versés en espèces, probablement invisibles dans les mouvements bancaires, aurait cependant toute chance de devoir tirer sur son compte et de voir son solde courant se dégrader, voire d’être à découvert. Or, le déficit de revenus par rapport à ce qui pouvait être attendu a été un peu plus important pour les clients les plus précaires de la Banque postale, mais pas dans des proportions considérables. Et surtout, la proportion des comptes à découvert a été plus faible en 2020 qu’en 2019, même pour les plus bas revenus. Enfin, on peut aussi rappeler que la Banque de France a enregistré moins de recours aux commissions de surendettement. Néanmoins, il faut relativiser la portée de cet indicateur dans la situation exceptionnelle de crise sanitaire.

Les statistiques sur le recours à l’aide alimentaire sont également utiles, puisque c’est aussi bien la perte de revenus déclarés que de revenus non déclarés qui peut conduire à avoir recours aux associations caritatives, et que les lieux de distribution sont notamment fréquentés par les personnes sans domicile. Elles font état pour 2020 d’une augmentation de 11 % des volumes d’aide alimentaire et de 7 % des inscriptions 3. Certaines associations ont vu apparaître de nouvelles catégories de bénéficiaires de l’aide alimentaire, par exemple parmi les travailleurs indépendants. Il s’agit d’une progression sensible, mais pas d’une explosion de ce recours. Elle peut néanmoins témoigner d’une pauvreté plus forte pour ceux qu’elle concernait déjà ou d’une pauvreté plus répandue.

Pour ce qui concerne l’incertitude liée à la méthode de microsimulation, elle est évidemment accrue lorsque les différentes catégories de revenus subissent de fortes variations : baisse des revenus d’activité, explosion de l’activité partielle, mise en place du fonds de solidarité pour les indépendants, recours à des dispositifs d’aide d’urgence. Si la simulation de ces mesures a nécessité davantage d’hypothèses que d’habitude, elle a été évaluée le plus précisément possible, et il nous a semblé, en conscience, que les incertitudes propres à la situation de 2020 ne devaient pas conduire à disqualifier l’exercice de microsimulation.

Au total, le message général de stabilité de ce taux de pauvreté semble relativement robuste. Il doit être assorti de deux réserves :

  1. il ne prend pas en compte les revenus non déclarés ; les prendre en compte conduirait sans doute à une estimation un peu différente ;
  2. les informations complémentaires provenant des réseaux bancaires et des dispositifs d’aide alimentaire ne convergent pas forcément ; elles conduisent cependant à penser que certaines situations de pauvreté se sont aggravées à la faveur de la crise, plutôt que de penser qu’une partie importante de la population serait passée en deçà du taux de pauvreté.

Comment peut-il y avoir un tel écart entre les perceptions exprimées et les estimations statistiques ?

Sur l’écart entre mesure statistique et perception, il y a beaucoup de choses à dire.

Tout d’abord, il peut y avoir confusion entre l’aggravation de situations de pauvreté et l’accroissement du nombre de pauvres. Au premier confinement, beaucoup de revenus ont été préservés ; mais pour ceux qui ne l’ont pas été, la chute a été brutale, et certains dispositifs d’indemnisation ont naturellement pris quelque temps à être décidés ou étendus (les mesures d’aide d’urgence, l’accroissement de l’indemnisation pour les travailleurs indépendants, etc.).

Entre-temps, et cela se voit bien dans les données de la Banque postale, les personnes concernées ont eu des difficultés de trésorerie, mais, sur l’ensemble de l’année, la dégradation de leur situation est moindre.

Il est également possible qu’il existe un biais dans la perception de la situation sociale de 2020. Dans l’enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages que mène l’Insee depuis des décennies, les points de mars, avril, mai 2020 décrivent un phénomène inédit dans son ampleur : les soldes d’opinion sur le niveau de vie général en France s’effondrent tandis que les soldes d’opinion sur la situation personnelle des enquêtés ne sont que très peu et très transitoirement affectés. La crise est dans tous les esprits mais pas dans tous les comptes bancaires.

Il faut enfin souligner que le chiffre de 1 million de pauvres supplémentaires est apparu dans un contexte très particulier, au paroxysme des craintes concernant la deuxième vague. Ce chiffre fait irruption pour la première fois dans un article du journal Le Monde du 6 octobre 2020 titré « Covid-19 : la crise sanitaire a fait basculer un million de Françaises et de Français dans la pauvreté ». La seule source citée est attribuée à un responsable associatif important : « Ce chiffre d’un million supplémentaire est malheureusement une estimation basse, compte tenu des 800 000 pertes d’emploi attendues fin 2020. » Les pertes d’emploi se sont finalement avérées beaucoup plus faibles (260 000 en fin d’année grâce un très fort rebond dès l’été 2020) et le marché du travail a ensuite dépassé son niveau d’avant-crise au cours du premier semestre 2021. Cela n’a pas empêché ce chiffre de 1 million d’être largement repris pendant plus d’un an et à de nombreuses occasions.

Le seul chiffre du taux de pauvreté suffit-il à rendre compte des situations de pauvreté et de précarité ?

Sur le sujet de la pauvreté comme sur bien d’autres, c’est souvent un seul indicateur qui prend toute la lumière, et c’est très préjudiciable.

Évidemment, le seul taux de pauvreté monétaire ne suffit pas à rendre compte des situations de pauvreté et de précarité sur le terrain national. L’analyse de la pauvreté ne peut se réduire à celle de la pauvreté au sens monétaire. Les travaux menés avec le monde associatif ont assez montré que la pauvreté était multifactorielle. Dans son enquête annuelle sur les conditions de vie, l’Insee interroge depuis longtemps les ménages sur les éventuelles privations qu’ils subissent, sur l’appréciation de leur bien-être, de leur santé, des liens sociaux, et désormais des difficultés qu’ils peuvent avoir dans leur rapport aux administrations.

À partir de cette enquête, l’Insee a procédé à des analyses assez structurelles qui montrent que les phénomènes de pauvreté monétaire et de pauvreté en conditions de vie ne se recoupent pas : plus de la moitié des pauvres au vu de leurs revenus ne se déclarent pas en situation de privation matérielle et sociale au vu de leurs conditions de vie ; à l’inverse, plus de la moitié de ceux en privation matérielle ne sont pas pauvres si l’on compare leurs revenus au seuil de pauvreté.

Sans même aller sur les terrains des inégalités de patrimoine, des inégalités liées à l’éducation, etc., la pauvreté ne saurait se synthétiser en un chiffre. L’Insee continuera, en concertation avec les acteurs sociaux, à documenter ces phénomènes, à mettre à disposition des chercheurs les bases de données qui aideront à comprendre les liens entre les revenus et le ressenti.



  1. Cette contribution reprend un billet paru sur le blog de l’Insee, le 3 novembre 2021, « Le taux de pauvreté serait stable en 2020 : ce que dit cette première estimation et ce qu’elle ne dit pas ». https://blog.insee.fr/le-taux-de-pauvrete-serait-stable-en-2020-ce-que-dit-cette-premiere-estimation-et-ce-quelle-ne-dit-pas/
  2. Voir Julien Blasco, Sébastien Picard, « Environ 2 millions de personnes en situation de grande pauvreté en France en 2018 », Insee Références, 27 mai 2021. https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/5371304/RPM2021.pdf
  3. Sur ces résultats de travaux menés par l’Insee et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), voir les éléments de synthèse contenus dans le communiqué du 26 juillet 2021. https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/version-html/5413176/CP_aide-alimentaire.pdf
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/crise-covid-et-mesure-de-la-pauvrete.html?item_id=6819
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