Maxime LADAIQUE

Statisticien principal à l’OCDE.

Michael FÖRSTER

Économiste sénior à l’OCDE.

Partage

Les modèles sociaux face à la pauvreté

Les pays investissant davantage dans le social ont généralement des taux de pauvreté relative moins élevés. La redistribution monétaire réduit considérablement la pauvreté. État des lieux des définitions, des situations et des évolutions pour la France, comparé aux autres pays de l’OCDE.

La grande crise financière de 2008 et la crise économique de 2020 suite à la pandémie due au coronavirus ont toutes les deux mis en évidence la fragilité économique des individus et familles vulnérables. Les risques de pauvreté et d’exclusion sociale ont frappé notamment les personnes sans trajectoires « stables », par exemple des jeunes sans diplôme ni emploi, des chômeurs ou des adultes avec des emplois non standards. Mais ces crises ont mis aussi en évidence comment les systèmes de protection sociale ont réussi à faire face à ces risques de pauvreté dans certains pays plus que dans d’autres.

Pauvreté : de quoi parle-t-on ?

Dans sa déclaration de décembre 1984, le Conseil européen considère comme pauvres « les personnes dont les ressources (matérielles, culturelles et sociales) sont si faibles qu’elles sont exclues des modes de vie minimaux acceptables dans la société ». Cette définition fait donc référence à une notion de privation relative. Les ressources pour atteindre un mode de vie acceptable peuvent varier d’un pays à l’autre. Cela diffère d’une notion absolue de la pauvreté, utilisée par exemple par la Banque mondiale avec un seuil de pauvreté mondiale à 1,90 dollar par jour pour tous les pays.

À l’OCDE, mais aussi dans l’Union européenne, ou encore à l’Insee, on mesure la pauvreté relative principalement avec un seuil monétaire relatif. Sont considérées comme pauvres les personnes vivant avec un niveau de vie inférieur à 50 % (OCDE) ou 60 % (UE) du niveau de vie médian national. Par niveau de vie, on entend le revenu disponible équivalent du ménage, c’est-à-dire après prélèvements et transferts sociaux, et ajusté à la taille du ménage par une échelle d’équivalence.

En France en 2019 (dernières données disponibles), le niveau de vie médian – 50 % de la population vit avec un niveau inférieur et 50 % avec un niveau supérieur – est estimé à 1 990 euros par mois ; 8,4 % des Français (soit environ 5,5 millions de personnes) étaient considérés comme pauvres, vivant avec moins de 995 euros par mois (à 50 % du niveau de vie médian), et 14,6 % de la population (soit 9,5 millions de personnes) vivaient avec moins de 1 190 euros par mois (à 60 % du niveau de vie médian).

Avec 8,4 %, la part de personnes pauvres en France est inférieure à la moyenne OCDE, de 11,6 %. Ce taux varie de 5 % en Islande et République tchèque à 17 % en Israël, 18 % aux États-Unis et 21 % au Costa Rica. Le taux de pauvreté est le plus bas dans les pays d’Europe de l’Est et nordiques, à 5-7 %, suivis des pays d’Europe continentale, à 8-11 %, des pays anglophones et d’Europe méditerranéenne, à 11-14 %, puis des pays Baltes, d’Asie et d’Amérique latine, à 15-17 %.



Le niveau de vie médian réel évoluant avec l’activité économique d’un pays, ce taux de pauvreté relative n’est malheureusement pas adapté pour mesurer l’évolution aux époques de récession, telles qu’en 2008 ou 2020. Par exemple, au cours des dix dernières années, le taux de pauvreté relative est resté globalement stable en France, mais aussi en moyenne des pays de l’OCDE. En revanche, si l’on utilise un taux de pauvreté avec un seuil de pauvreté « ancré » sur une année fixe (notamment avant récession), on remarque plus de volatilité, notamment suite à la crise financière de 2008, où le taux de pauvreté ancré a augmenté en 2011 de 8 points de pourcentage en Espagne et en Irlande et de plus de 14 points de pourcentage en Grèce – mais de seulement 1 point de pourcentage en France.

Pour la France, les dernières estimations avancées basées sur la micro-simulation du taux de pauvreté monétaire publiées par l’Insee pour 2020 montrent un taux de pauvreté monétaire stable en 2020 comparé à 2019, malgré la pandémie et ses effets néfastes 1. Cette stagnation serait expliquée par les mesures exceptionnelles mises en place pour lutter contre les effets de la crise sanitaire, sans lesquelles le taux de pauvreté aurait augmenté.

En France en 2019, le taux de pauvreté est plus élevé chez les jeunes (18-25 ans), à 13 %, et chez les enfants, à 12 %, que chez les adultes (26 à 65 ans), à 8 %, et surtout chez les personnes âgées (66 ans et plus), à 4 %. Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à un déplacement du risque de pauvreté des plus âgés vers les plus jeunes en France et en moyenne dans les pays de l’OCDE. Alors qu’au milieu des années 1980, la population âgée était clairement la population la plus exposée au risque de pauvreté, celui-ci s’est déplacé des personnes âgées vers les jeunes. Au cours de ces décennies, en moyenne pour les pays de l’OCDE, le taux de pauvreté des personnes âgées a diminué de près de 3 points de pourcentage, ce qui reflète une grande réussite de la politique sociale : la maturation des systèmes de pension de vieillesse dans de nombreux pays de l’OCDE, qui a permis à de nombreuses personnes âgées de sortir de la pauvreté. Au cours de la même période, le taux de pauvreté des jeunes – les 18-25 ans – a augmenté de 10 % à 16 %, reflétant en grande partie le report de leur entrée sur le marché du travail.

Le risque de pauvreté est aussi élevé parmi les familles monoparentales. En France, le taux de pauvreté dans les ménages avec enfants et un seul adulte se situe, à 24 %, à presque 18 points de pourcentage plus élevé que le taux de pauvreté dans les ménages avec enfants et deux adultes ou plus (6 %). L’écart est souvent le plus important dans les pays anglophones de l’OCDE, en Amérique latine et en Asie de l’Est – en Australie, au Canada, au Chili, au Costa Rica, en Irlande, au Japon, en Corée, en Nouvelle-Zélande et aux États-Unis. Avoir ou non un emploi est toutefois un facteur clé : en France, le taux de pauvreté est trois fois supérieur parmi les familles monoparentales qui ne travaillent pas (50 %) que parmi celles qui travaillent (16 %).

Ce résultat et d’autres analyses démontrent qu’avoir un emploi est la meilleure protection sociale possible contre le risque de pauvreté, mais pas n’importe quel emploi. Des emplois précaires, mal payés et de mauvaise qualité protègent peu contre la pauvreté. En France et dans les pays de l’OCDE en moyenne, environ 7 % des personnes avec un emploi vivent sous le seuil de pauvreté relative. Parmi ces « travailleurs pauvres », se trouvent surtout des jeunes, des mères célibataires, des chômeurs de longue durée ou encore des personnes en situation de handicap, qui travaillent peu d’heures et gagnent peu.



L’État providence réduit les risques de pauvreté

Le taux des dépenses sociales publiques varie considérablement d’un pays de l’OCDE à un autre. Avec un peu plus de 30 % du PIB, c’est en France que les dépenses sociales publiques sont les plus élevées. Toutefois, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Finlande, l’Italie, la Norvège et la Suède consacrent eux aussi plus d’un quart de leur PIB à la protection sociale publique. À titre de comparaison, les dépenses sociales publiques de pays tels que le Chili, la Colombie, la Corée du Sud, le Costa Rica, l’Irlande, le Mexique et la Turquie représentent moins de 15 % de la richesse créée.

Le graphique ci-dessous montre que les pays investissant davantage dans le social, notamment la France, la Belgique et certains pays nordiques, ont généralement des taux de pauvreté relative moins élevés.

En France (et en moyenne dans les pays de l’OCDE), deux tiers des dépenses de protection sociale correspondent à des prestations en espèces, principalement pour les retraites, avec 14 % du PIB (8 % pour l’OCDE), les prestations familiales, le chômage et l’aide sociale. Ces dépenses en espèces contribuent fortement à réduire la pauvreté monétaire. L’autre tiers correspond à des prestations en nature, principalement pour la santé, avec près de 8,5 % du PIB (6 % pour l’OCDE), et les autres services sociaux pour les personnes âgées et handicapées, les enfants ainsi que les aides au logement et à l’emploi, avec 4 % du PIB (3 % pour l’OCDE). Ces dépenses en nature contribuent aussi, certes plus indirectement et de manière durable, à lutter contre la pauvreté et les inégalités sociales, par leur caractère d’investissement social 2.

Les taux de pauvreté relative monétaire peuvent également être calculés avant redistribution, c’est-à-dire avant la prise en compte des transferts sociaux et des prélèvements obligatoires. Par transferts sociaux, on entend les prestations sociales publiques en espèces : pensions de retraite et invalidité, allocations chômage et familiales, RSA, etc. Et par prélèvements obligatoires, on entend principalement les cotisations sociales et les impôts directs (l’impôt sur le revenu, sur le patrimoine, etc.).

En moyenne en 2019 (ou dernière année disponible), la redistribution monétaire réduit les taux de pauvreté de 27 % (avant) à 12 % (après), soit une réduction de plus de la moitié (56 %). Tous les pays de l’OCDE affichent une réduction, mais on constate une grande diversité selon les pays. L’effet est le plus faible de 10 à 15 % au Chili et au Mexique, où les interventions sociales publiques sont moins développées. Il est autour de 20 % en Israël et en Corée du Sud, d’un tiers aux États-Unis. Il est de 50 à 70 % dans les pays méditerranéens (Grèce, Italie, Espagne, Portugal), au Canada et au Royaume-Uni. Il est enfin le plus élevé en Belgique, en Finlande, en Irlande et en République tchèque, à plus de 75 %. La France se situe dans ce peloton de tête. Avant redistribution, plus d’un tiers de la population vivrait sous le seuil de pauvreté, ce taux est réduit à 8,4 % après redistribution, soit une réduction de 77 % du taux de pauvreté.

Cette réduction de la pauvreté par la redistribution se réduit néanmoins depuis le milieu des années 1990, notamment dans les pays nordiques. La France fait figure d’exception, avec un taux de réduction constant au-dessus de 75 %, et affiche désormais un taux plus élevé que la Suède.



Mesures contre la pauvreté depuis le début de la crise sanitaire

La France et la plupart des pays de l’OCDE ont amorti les effets de la crise sanitaire dès le printemps 2020 grâce aux systèmes de protection sociale et aux mesures exceptionnelles, et ainsi contenu une hausse de la pauvreté et des inégalités. Les pays se sont efforcés de minimiser l’impact sur les moyens de subsistance de leurs citoyens. Lorsque les salariés sont tombés malades, ont réduit leur temps de travail ou ont perdu leur emploi, les régimes de congés de maladie payés, les régimes de chômage partiel et les allocations de chômage sont entrés en action, et de nombreux pays ont pris des mesures supplémentaires pour rendre ces programmes plus largement accessibles ou plus généreux.

Les dispositifs de maintien dans l’emploi ont été les principaux instruments auxquels beaucoup de pays de l’OCDE, dont la France, ont eu recours pour atténuer les répercussions, sur le marché du travail et sur le plan social, de la crise liée au Covid-19. Vingt des 38 pays de l’OCDE (dont la France) ont pris des mesures supplémentaires pour accélérer l’accès au chômage partiel. Quinze pays (dont la France) ont rendu le dispositif plus généreux. Neuf pays (dont la France encore) ont élargi la couverture des droits aux travailleurs indépendants et intérimaires dans des secteurs où l’emploi a beaucoup souffert lors de la crise. Enfin, d’autres pays ont adopté des mesures temporaires de subvention salariale pour protéger l’emploi, notamment en Australie et en Nouvelle- Zélande, qui n’ont pas de système de chômage partiel. Au pic de la crise, la France a subventionné près de 8,5 millions d’emplois en avril-mai 2020, soit plus de 30 % de l’emploi, ce qui a été aussi le cas en Belgique, en Italie, au Portugal et au Royaume- Uni. L’OCDE estime que 50 millions d’emplois ont été aidés dans les pays de l’OCDE, c’est dix fois plus que lors de la crise financière mondiale de 2008 3.

La pandémie de Covid-19 a aussi obligé les pays à renforcer leurs programmes de soutien aux revenus et à verser de l’argent à ceux qui en ont le plus besoin le plus rapidement possible. En 2020, les réponses des pays de l’OCDE à ce défi se répartissent en quatre grandes catégories 4 :

  1. renforcement des aides sous conditions de ressources pour soutenir les revenus des personnes les plus démunies (11 sur 38 pays de l’OCDE) ;
  2. transferts ciblés pour soutenir les personnes dont la vulnérabilité a été révélée par la crise (28 pays, dont la France) ;
  3. transferts universels pour garantir un versement rapide et limiter le nombre de personnes qui passent à travers les mailles du filet (Japon, Corée et États-Unis) ;
  4. aides directes aux personnes incapables de faire face à leurs dépenses (27 pays, dont la France).

La plupart des pays ont mené une combinaison de politiques afin de maximiser la rapidité, la couverture et l’efficacité de l’aide afin d’offrir la plus grande protection possible à ceux qui en avaient le plus besoin.

Mais la crise du Covid-19 a aussi mis à nu certaines lacunes préexistantes dans les dispositifs de protection sociale. Dans de nombreux pays, la fonction d’assurance de la protection sociale fonctionne bien pour les employés ayant des antécédents professionnels stables. Mais ceux qui ont des antécédents professionnels instables ou courts, les indépendants et les autres travailleurs atypiques sont souvent mal ou pas protégés. Dans le même temps, la fonction d’assistance des systèmes de protection sociale, qui consiste à fournir des prestations de revenu minimum de dernier recours à ceux qui ont peu ou pas d’autres ressources, a été mise à rude épreuve. L’accessibilité et la générosité de ces programmes varient considérablement d’un pays à l’autre. Même en temps normal, de nombreux ménages en situation d’urgence ne reçoivent pas une aide suffisante. La perte de revenus soudaine et sans précédent de la crise de la Covid- 19 a obligé les pays à concevoir rapidement de nouveaux programmes pour combler ces lacunes.

Ont également été prises des mesures liées au logement, avec notamment l’interdiction ou la mise en place d’un délai de procédure d’expulsion pour défaut de paiement de loyers dans 18 pays dont la France 5. Celle-ci, et au moins neuf autres pays, ont aussi mis en place des aides d’urgence, nouvelles ou renforcées, pour les sans-abri.

Conclusion

En France, le comité d’évaluation de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, piloté par France Stratégie, soulève six points d’attention : mieux définir et comprendre la grande pauvreté ; lutter contre les effets sur la pauvreté de la crise du coronavirus ; renforcer la lutte contre le non-recours ; aider les 18-24 ans les plus démunis ; évaluer l’efficacité de l’accompagnement dans la globalité ; accélérer la mise en œuvre du plan Logement d’abord. Dans son rapport d’étape d’octobre 2021, le comité souligne que « la crise sanitaire a souligné et accentué des inégalités existantes et renforcé la précarité, que ses effets à moyen et long termes ne sont pas encore connus et que la situation sur le marché du travail en sortie de crise présente des risques potentiels en termes de précarité et de pauvreté ».

La diversité des réponses des États providence aux deux crises mondiales, celle de 2008 et celle débutée en 2020, montrent que l’action publique peut faire la différence, en termes d’atténuation des risques de pauvreté.

L’ampleur sans précédent de la crise de la Covid rappelle qu’il ne s’agit pas seulement d’un défi à court terme. La lutte contre la pauvreté nécessitera des efforts politiques soutenus au cours des prochaines années. Ainsi convient-il d’examiner attentivement la manière dont les programmes de soutien peuvent être rendus aussi efficaces et durables que possible.



  1. Insee Analyses, no 70, novembre 2021. www.insee.fr/fr/statistiques/5762455
  2. Voir Gerlinde Verbist et Michael Förster, « Accounting for Public Services in Distributive Analysis », in What Drives Inequality ? (Research on Economic Inequality, vol. 27, Emerald Publishing Limited, Bingley, pp. 69-87. www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/S1049-258520190000027006/full/html
  3. OCDE, Perspectives de l’emploi, 2021. http://oe.cd/perspectives-emploi.
  4. Voir http://oe.cd/il/covid19briefsupport.
  5. Voir https://oe.cd/logement-social-2020.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/les-modeles-sociaux-face-a-la-pauvrete.html?item_id=6824
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