Sylvain MATHIEU

Délégué interministériel à l’hébergement et à l’accès au logement.

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La stratégie « logement d’abord »

Pour prendre en charge efficacement les sans-domicile, la stratégie « logement d’abord » consiste à fournir un logement et un accompagnement adaptés, plutôt que d’organiser des parcours compliqués entre différentes formes d’hébergement. Reposant sur des expertises rigoureuses, cette politique de lutte contre la pauvreté présente des résultats très positifs, tant pour les personnes concernées que pour les finances publiques.

L’expression « logement d’abord » sonne comme un slogan de manifestation. C’est là sa force. Concept tiroir, il est souvent mal compris et il n’est pas rare qu’à l’occasion d’une présentation, un auditeur s’interroge sur la pertinence d’un accès direct au logement des sans-abri, « puisqu’il faut bien leur réapprendre à occuper paisiblement un appartement ». Cette réflexion, à l’apparent bon sens, illustre la difficulté du remplacement d’un ancien modèle d’intervention installé depuis longtemps, dans les esprits comme dans les structures.

Une démarche innovante

Fondamentalement, le logement d’abord (LdA) vise à orienter le plus rapidement possible les sans-abri vers le logement avec un accompagnement ajusté à leurs besoins. Il s’oppose à la « démarche en escalier » issue des années 1960-1970 qui met en avant un réapprentissage progressif de la capacité d’habiter pour un sans-abri.

C’est aux États-Unis, à la fin du siècle dernier, qu’est né le housing first (logement d’abord). Ce qui a été interrogé, ce sont les a priori de la démarche en escalier : le sans-abri est repéré par une maraude ou un accueil de jour, puis est orienté dans un centre d’hébergement d’urgence avec un accompagnement social le plus souvent de base, puis grimpe une marche en accédant à un type d’hébergement plus qualitatif – en France, les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) –, puis après un nouveau temps d’apprentissage, accède à un logement le plus souvent relevant du parc social. C’est ainsi que, lorsqu’on visite un CHRS, les hébergés sont souvent catégorisés entre celles et ceux « qui sont prêts au logement » et les autres qui doivent progresser, exactement comme un professeur parle de ses élèves avant un examen. Cette démarche paraît normale. Pourtant, elle repose sur un présupposé : l’idée que toute perte de logement tient à une défaillance dans le « savoir habiter » qu’il faut combler grâce à un apprentissage par des sachants : vous devez recevoir un savoir externe qui vous fait défaut.

Pourtant, ne serait-il pas plus efficace, voire plus efficient, de poser l’accès au logement non pas comme un but mais comme une base avec, en arrière-plan, une volonté « d’aller vers » et de s’adapter à la situation de la personne ? C’est ce changement de paradigme qui a été proposé et théorisé pour la première fois aux États-Unis comme une réponse au traitement des personnes sans domicile avec des troubles psychiatriques, en opposition aux stratégies de « traitement d’abord » (treatment first). Il ne s’agissait pas d’apporter telle ou telle amélioration à une stratégie en cours, mais de proposer à des personnes malades et sans domicile d’abord un logement. Comme l’affirmait Sam Tsemberis 1 , le promoteur de la stratégie, « c’est ce qu’ils demandaient ». Il s’agissait de considérer que le maintien dans une forme de précarité n’avait aucun intérêt pour le traitement lui-même. Au-delà de la réponse à un sujet de santé, ce renversement de point de vue a été présenté, dès son origine outre-Atlantique, comme un véritable changement de paradigme dans la politique de prise en charge des personnes sans domicile.

En s’opposant aux réponses traditionnelles, cette proposition contre-intuitive devait donc convaincre et apporter avec elle un solide corpus de preuves. Aussi, lorsque Sam Tsemberis a lancé la première expérimentation à New York avec le programme Pathways to housing (parcours vers le logement), il a, dès le départ, couplé le volet opérationnel à une recherche cherchant à montrer, avec un niveau d’exigence élevé, l’efficacité du modèle 2 . Les bons résultats ont confirmé l’intuition initiale et le LdA s’est peu à peu répandu, au Canada puis en Europe dans les pays scandinaves, la Finlande étant un des seuls pays – avant la France – à en faire une politique véritablement nationale.



Le développement d’une stratégie française

En France, c’est de ce modèle que s’est inspiré le LdA, avec initialement, comme à New York, le lancement d’une expérimentation, baptisée Un chez-soi d’abord, couplée à une recherche rigoureuse. Là aussi, les principes sont proposés comme le socle du changement des pratiques. Chez-soi d’abord, qui reste la plus grande recherche faite en Europe sur le LdA, a concerné quatre territoires (Paris, Marseille, Toulouse, Lille). Plus de 700 personnes ont été divisées aléatoirement en deux groupes, la moitié rentrant dans le programme et l’autre moitié n’en bénéficiant pas. Le public a été choisi comme étant très éloigné du logement : huit ans et demi en moyenne sans chez-soi dont quatre ans et demi à la rue, toutes ces personnes souffrant de pathologies mentales et 79 % souffrant d’une addiction. Les résultats au bout de quatre ans ont été sans appel : 85 % des personnes du programme Un chez-soi d’abord sont restées dans leur logement (privé comme social) ; leur situation a pu être améliorée dans des proportions supérieures à celle des populations similaires ne passant pas par le programme ; tout cela a coûté infiniment moins cher malgré les moyens renforcés mis en œuvre pour les accompagner. Ce que le Chez-soi d’abord a montré, c’est la force du relogement dans le parcours des personnes. C’est l’importance de s’appuyer sur leurs compétences. C’est aussi l’invalidation de l’idée d’un « prêt à habiter » qui, finalement, ne repose que sur des a priori, l’accompagnement adapté étant la clé de la réussite.

Ce résultat a conforté le LdA en France. Une stratégie nationale Logement d’abord avait initialement été lancé en 2010 par Benoist Apparu, alors secrétaire d’État au Logement. C’est à partir de cette première tentative et des résultats du Chez-soi d’abord qu’en 2017 le plan quinquennal Logement d’abord a été lancé par le président de la République, à Toulouse, avec une volonté de transformation de l’ensemble du système d’hébergement pour davantage de performance sociale et dans une dynamique innovante d’investissement social 3 . Il conserve les fondamentaux du modèle, avec un mode de pilotage intégré assuré par la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal), son évaluation en continu avec des objectifs chiffrés, sa territorialisation et des modalités d’action profondément coopératives. La Cour des comptes a insisté sur sa pertinence, soulignant « une politique originale qui permet de faire mieux à moindre coût […] un exemple de politique publique dont l’efficacité et l’efficience pour assurer l’accès au logement des personnes sans domicile, y compris pour ceux qui sont en souffrance sociale, ont été plus d’une fois éprouvées » 4 .

Trop longtemps soumise aux aléas d’une demande inflationniste, sans cadre de pilotage clair et aux résultats critiquables, la politique publique de lutte contre le sans-abrisme a été réengagée sur une triple exigence : d’une part, s’appuyer sur un cadre conceptuel validé scientifiquement et éprouvé sur le terrain comme la réponse la plus efficiente pour répondre aux questions de sans-abrisme, d’autre part, donner à l’État des outils de pilotage et d’arbitrage pertinents et consensuels (négociation avec les associations du champ), enfin proposer une refonte structurelle du secteur. Le plan quinquennal, en 2017, et la création du service public du Logement d’abord en 2021 ont posé les bases de cette réforme avec des résultats effectifs et consolidés sur les cinq ans. Le LdA est maintenant sorti de la confidentialité pour s’imposer comme une ligne directrice incontournable de l’action publique.

Le plan quinquennal pour le Logement d’abord

Le plan quinquennal pour le Logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme (2018-2022) propose une réforme structurelle de l’accès au logement pour les personnes sans domicile. Il répond aux constats d’un « sans-abrisme » persistant en France et d’une saturation toujours croissante des dispositifs d’hébergement d’urgence dans les territoires. Cette stratégie a pour ambition de diminuer de manière significative le nombre de personnes sans domicile en quatre ans. Il s’agit de passer d’une réponse construite dans l’urgence s’appuyant majoritairement sur des places d’hébergement avec des parcours souvent longs et coûteux, à un accès direct au logement avec un accompagnement social adapté aux besoins des personnes.

Ce plan s’appuie sur cinq axes d’action :

  • produire et mobiliser plus de logements abordables et adaptés aux besoins des personnes sans abri et mal logées ;
  • promouvoir et accélérer l’accès au logement et faciliter la mobilité résidentielle des personnes défavorisées ;
  • mieux accompagner les personnes sans domicile et favoriser le maintien dans le logement ;
  • prévenir les ruptures dans les parcours résidentiels et recentrer l’hébergement sur ses missions de réponse immédiate et inconditionnelle ;
  • mobiliser les acteurs et les territoires pour mettre en œuvre le principe du Logement d’abord.

Des résultats probants, une consolidation nécessaire

Pour autant, l’effort engagé nécessite d’être consolidé pour inscrire maintenant la France comme l’un des rares États européens ayant réussi la transition vers le Logement d’abord, à l’instar de la Finlande. Le plan vise, à travers cinq axes et 60 mesures, à orienter rapidement les personnes sans domicile de l’hébergement vers un logement durable grâce à un accompagnement adapté, modulable et pluridisciplinaire. Il insiste sur la priorité donnée au logement comme condition première à l’insertion et, dans une certaine opposition au modèle traditionnel, choisit de mettre en valeur les compétences des personnes.

Il serait trop long de décrire l’ensemble des actions réalisées mais les résultats sont là : plus de 330 000 personnes sans abri ou hébergées ont été relogées de janvier 2018 à décembre 2021 ; une augmentation de près de 70 % de la part des logements sociaux qui leur sont attribués ; près de 40 000 places d’intermédiation locative 5 créées entre 2017 et 2021 ; un maintien de la dynamique de création dans le parc social très abordable dans un contexte de légère régression de la construction sociale. Sur le plan territorial, et même s’il s’agit bien d’une politique nationale, 45 territoires de mise en œuvre accélérée du LdA se sont engagés plus fortement encore. Sur le plan institutionnel, l’ensemble des compétences relatives au LdA ont été regroupées au sein de la Dihal, qui gère maintenant un budget de près de 3 milliards d’euros pour cette politique. Enfin, d’importantes réformes sont lancées pour mettre en œuvre le LdA dans les structures d’hébergement et dans les services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO) qui sont chargés de répondre aux demandes des sans-abri. Le LdA s’étend et la France apparaît de plus en plus comme le principal pays mettant en œuvre cette politique à une échelle nationale avec une telle ampleur 6 .

Il reste à poursuivre l’installation du LdA comme principe clé de l’action publique dans le domaine du sans-abrisme en affrontant deux difficultés majeures.

La première tient à la résistance au changement. En effet, la France, comme la plupart des pays, a une longue histoire de répression et de méfiance vis-à-vis du sans-abrisme, assimilé à du vagabondage. Il y a un sentiment de faute initiale de celles et ceux qui sont à la rue, avec en réponse un devoir de la société de rééduquer ces vagabonds, le plus souvent par le travail. Après la Seconde Guerre mondiale, la réponse au sans-abrisme s’est humanisée mais n’a pas fondamentalement changé de principe, avec une persistance de la volonté de rééduquer celles et ceux qui ont à un moment « chuté ». Dans cette optique, ont été officialisés législativement en 1974 les CHRS, initialement appelés centres d’hébergement et de réadaptation sociale, avec un objectif : réadapter la personne par, comme le précise la loi, la fourniture d’« une action éducative temporaire » 7 . La Cour des comptes 8 a noté le caractère contre-intuitif du LdA, revisitant l’idée d’un savoir-habiter qu’il faut apprendre ou réapprendre. Cette idéologie d’un savoir-habiter, d’une défaillance ou d’une incompétence qu’il faut combler, imprègne pourtant encore les pratiques dans le secteur de l’hébergement et de la lutte contre le sans-abrisme.

La deuxième difficulté pour le LdA découle de sa relative absence de visibilité. Celles et ceux qui le suivent au quotidien connaissent ses bons résultats, mais déplorent un nombre toujours considérable de places d’hébergement et une présence de sans-abri sur l’espace public qui reste importante, même si elle se réduit semble-t-il 9 . On devrait pouvoir constater 330 000 sorties de la rue ou de l’hébergement plus nettement, plus visiblement. Un tel décalage entre le niveau élevé de sorties du sans-abrisme et le maintien d’un nombre problématique de personnes à la rue et dans les hébergements signifie que les flux des entrants dans l’hébergement et/ou à la rue sont au moins égaux aux flux de celles et ceux qui en sortent.

C’est effectivement ce qui se passe, pour trois raisons : une accentuation de la précarité, visible notamment dans le volume grandissant des personnes au-dessous du seuil de pauvreté ; un transfert des personnes invisibles 10 vers les structures d’hébergement qui procède du fait que l’hébergement est une politique d’offre, bien évidemment nécessaire, mais qui contribue à « vider » des poches de pauvreté 11 ; des flux migratoires qui créent une augmentation du nombre de personnes sans droit au séjour stable et en situation précaire nécessitant leur mise à l’abri, qui masquent, par leur nombre, les sorties positives des hébergés relogeables.

Le Logement d’abord est un exemple typique d’evidence based policy (politique fondée sur des preuves) 12 . Performant, il constitue une réponse systémique à la question du sans-abrisme mais réduite au champ social où il se déploie, tout en étant fortement connecté à son environnement. Pour aller encore plus loin, il reste à poursuivre l’accompagnement des évolutions en profondeur des parties prenantes mais aussi à impliquer les politiques qui lui sont liées, dans une approche pragmatique, volontaire et coordonnée. Et puis il faut, bien sûr, du logement très abordable !



  1. Sam Tsemberis, « From streets to homes: an innovative approach to supported housing for homeless adults with psychiatric disabilities », Journal of Community Psychology, vol. 27, no 2, 1999, pp. 225-241.
  2. Voir le site de l’institut fondé par Sam Tsemberis, www.pathwayshousingfirst.org.
  3. Sur les développements de la stratégie, voir le site institutionnel www.gouvernement.fr/logement-d-abord ainsi que celui, plus large, de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal), www.gouvernement.fr/delegation-interministerielle-a-l-hebergement-et-a-l-acces-au-logement.
  4. « La politique en faveur du Logement d’abord », rapport de la Cour des comptes, 5e chambre, 20 octobre 2020. www.ccomptes.fr/fr/publications/la-politique-en-faveur-du-logement-dabord
  5. L’intermédiation locative consiste à utiliser du logement privé à des fins sociales.
  6. La France est un des seuls pays avec une compétence de l’État sur ces sujets, les autres s’appuyant sur des compétences locales et n’ont donc pas une politique homogène sur l’ensemble de leur territoire. Enfin, la Finlande, montrée à juste titre en exemple sur le LdA, n’agit pas à la même échelle du fait notamment de sa population (5,5 millions d’habitants contre 66 millions en France).
  7. Loi 74-955 du 19 novembre 1974, loi étendant l’aide sociale à de nouvelles catégories de bénéficiaires et modifiant diverses dispositions du code de la famille et de l’aide sociale et du code du travail. Ce n’est qu’en 1998 que les CHRS sont devenus centres d’hébergement et de réinsertion sociale, appellation qui porte encore de façon sous-jacente l’idée d’un effort éducatif préalable à l’accès au logement.
  8. « La politique en faveur du Logement d’abord », rapport de la Cour des Comptes, op. cit.
  9. Il n’existe pas de chiffres complets et fiables sur le nombre de sans-abri en France. Toutefois, les chiffres de la Nuit de la solidarité à Paris montrent une légère décrue : 3 601 en janvier 2020, 2 829 en mars 2021, 2 600 en janvier 2022.
  10. Ce sont par exemple les ruptures d’hébergement chez les tiers.
  11. C’est pour cette raison que plusieurs études vont être conduites pour améliorer la connaissance de ce public invisible, notamment avec l’Insee.
  12. Politique prouvée par des données probantes. C’est le gouvernement Blair, au Royaume-Uni, qui a popularisé cette méthode à partir des démarches rationnelles utilisées en médecine pour déterminer les meilleurs traitements.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/la-strategie-«-logement-d-abord-».html?item_id=6828
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