Axelle BRODIEZ-DOLINO

Historienne au CNRS.

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Une histoire de la pauvreté par ses hérauts

La pauvreté traverse les siècles, mais avec des conceptions qui diffèrent. Sanctifiée en Europe jusqu’au Moyen Âge, elle devient cible de la répression publique ensuite, pour constituer, à partir du XIXe siècle, le domaine de l’assistance. Du Christ à Coluche en passant par sœur Emmanuelle, des personnalités emblématiques incarnent une certaine permanence dans le souci de prise en charge bienveillante des pauvres.

Saint Vincent de Paul, l’abbé Pierre, Coluche, mère Teresa… La pauvreté a ses figures emblématiques, passées à la postérité, qui sont le reflet – autant qu’elles les ont produits – de pans entiers d’histoire. Elles peuvent utilement servir de guides pour comprendre les évolutions de longue durée. Celles-ci dessinent quelques grands paradigmes : une pauvreté d’abord sanctifiée, dans les textes chrétiens comme chez les ordres mendiants médiévaux ; puis un retournement, aux sources à la fois conjoncturelles et structurelles, vers une longue ère à dominante répressive durant pas moins d’un demi-millénaire ; avant un nouveau basculement au XIXe siècle vers un paradigme assistanciel, dont la lutte contre la pauvreté-précarité qu’on connaît aujourd’hui, métissant approches nationales et internationales, est l’héritage.

Une pauvreté sanctifiée

Dans nos civilisations chrétiennes, la figure fondatrice incontournable est Jésus Christ. L’Ancien Testament demandait au croyant d’aider l’étranger, la veuve et l’orphelin. Dans le Nouveau Testament, la parabole du jugement dernier recompose les cibles de la charité : ceux qui ont faim, soif, sont étrangers, nus, malades ou en prison. Ils incarnent le Christ sur terre et conduisent au salut par l’aumône. L’étranger reste, mais à des figures sociales succèdent plutôt des états de dénuement. Ce texte est aujourd’hui encore fondateur, pour quantité de chrétiens et/ou d’associations de solidarité.

Jusqu’au milieu du Moyen Âge, la pauvreté est ainsi valorisée voire sanctifiée. D’où au XIIIe siècle une floraison d’ordres mendiants qui, soutenus par la bourgeoisie et l’aristocratie locales, font vœu de pauvreté, se consacrent à la prédication et au service des pauvres. Les Dominicains (1206) et les Franciscains (1209), ces derniers fondés par saint François d’Assise, ont en particulier traversé les siècles.

Le paradigme répressif (XIVe-XIXe siècles)

Mais ces ordres vont aussi matérialiser la différence entre une pauvreté choisie, noble et valorisée, et une pauvreté subie, lot du vulgum pecus, de plus en plus perçue comme dégradante et source de péchés (vols, violence, révolte, ivrognerie, etc.). D’autant que la pauvreté se développe avec la croissance démographique, qui engendre un morcellement des terres et une paupérisation paysanne. Des masses croissantes sont contraintes de se louer, mendier ou chercher du travail ailleurs – notamment en ville. Ce sont déjà les premières jacqueries, révoltes contre la pression fiscale, la cherté et la famine, dont celle menée en 1358 par le surnommé Jacques Bonhomme donnera le nom générique à ces soulèvements, innombrables entre le XIIIe et le XVIIe siècles.

S’ajoutent les effets de la grande peste noire (13471351), qui emportera 50 % de la population européenne en cinq ans. D’abord conjoncturellement puis très durablement, pour juguler les migrations de travail (aux conséquences également sanitaires et économiques, pour se vendre au plus offrant), le pouvoir royal multipliera à partir de 1351 les édits d’une extrême sévérité envers les « oisifs », mendiants et vagabonds : bannissement, pilori, carcan, fer rouge, essorillement, supplice de la roue, galères ou encore pendaison – avec l’idée qu’ils soient « tellement punis que ce sera exemple à tous ».

Pourtant, poussés par la nécessité (croissance démographique, guerres, épidémies, mauvaises récoltes et famines), les mendiants et vagabonds continueront d’affluer, en particulier vers les grandes villes où se trouvent les réserves de grain. À partir du XVIIe siècle, les pouvoirs publics opteront plutôt pour le « grand renfermement » – dont Michel Foucault se fera dans les années 1960 le théoricien –, sous la forme des « hôpitaux généraux » (à partir de 1656) puis des « dépôts de mendicité » (à partir de 1764).

S’ajoute encore, à partir du XVIe siècle, la Réforme protestante, qui n’est pas tendre envers les pauvres. Jean Calvin, en particulier, considère que la pauvreté n’est pas une marque christique mais au contraire un châtiment divin. La Bible est relue sous l’angle de l’injonction au travail depuis la chute originelle, et appelle donc les pauvres à la patience, au labeur et à la souffrance ici-bas.

Des voix plus empathiques s’élèveront pourtant, dont nous reste aujourd’hui surtout celle de Vincent de Paul (1581-1660). Prêtre à l’histoire rocambolesque, il fonde en 1617 l’association des Dames de la charité pour venir en aide aux pauvres ; en 1633, avec Louise de Marillac, la compagnie des Filles de la charité (ou sœurs Saint-Vincent-de-Paul), pour le service corporel et spirituel des malades et des pauvres ; en 1625, la congrégation de la Mission (ou Lazaristes), vouée à l’évangélisation dans les campagnes et les pays pauvres ; en 1638, l’œuvre des Enfants trouvés.

Ni les Lumières philanthropiques ni la Révolution ne modifieront réellement ce paradigme répressif. Les premières plaident certes pour l’assistance aux inaptes au travail (vieillards, infirmes, enfants, etc.), mais restent incapables de penser que le non-travail puisse ne pas résulter d’un choix. Les physiocrates s’accordent quant à eux sur « la nécessité de maintenir une population à un certain degré de pauvreté afin de préserver le besoin de travailler ». La Révolution, en particulier son comité de mendicité présidé par le duc de la Rochefoucauld-Liancourt, affirme certes que « la misère des peuples est un tort des gouvernants » et érige l’assistance en « dette sacrée de la nation » ; mais par refus d’aider réellement les adultes valides et par manque d’argent, elle laissera en pratique un faible bilan. Non, de nouveau, que des voix ne se soient élevées : ainsi Louis Dufourny de villiers, qui révèle l’existence d’un « quatrième ordre » (celui des « infortunés », qui n’ont pas même l’argent nécessaire pour siéger aux assemblées du tiers état) et demande l’accès de tous aux droits civils et politiques. Son travail inspirera, deux siècles plus tard, ATD Quart-Monde.

La lente bascule assistancielle (XIXe siècle)

Le XIXe siècle voit un vaste changement de contexte : à l’urbanisation et à l’industrialisation s’arrime une nouvelle « question sociale », celle du « paupérisme » et de la prolétarisation des masses ouvrières. Avec deux réponses. L’une, toujours répressive : réactivation des dépôts de mendicité, création en 1810 du Code pénal, qui érige la mendicité et le vagabondage en délits, répression des vagabonds qui culmine dans les années 1880-1890.

L’autre est plus compréhensive et compassionnelle, avec une prolifération d’œuvres. Les congrégations féminines se multiplient, ainsi les Petites Sœurs des pauvres, fondées en 1839 par Jeanne de Jugan pour venir en aide aux personnes âgées et malades. Le premier christianisme social est incarné par l’étudiant Frédéric Ozanam, qui fonde en 1833 les conférences et la société Saint-Vincent-de-Paul. Une seconde vague philanthropique, soucieuse de réponses préventives et curatives, est très liée aux premières grandes enquêtes sur la condition ouvrière. Le visiteur du pauvre (1824), du baron de Gérando, les publications du médecin Louis-René villermé, L’économie politique chrétienne, ou Recherches sur la nature et les causes du paupérisme (1834), de l’économiste et homme politique Alban de villeneuve-Bargemon, ou encore les monographies de l’ingénieur Frédéric Le Play scellent un tournant dans les approches. Mais, par hégémonie libérale, l’assistance publique n’existe toujours pas – réduite aux bureaux de bienfaisance, structure municipale semi-privée, facultative, créée en 1796 et qui procure de minces aides aux indigents dans le besoin.

Elle sera finalement bâtie par la IIIe République, sous de multiples pressions. D’abord, le poids des œuvres chrétiennes, dans un contexte de concurrence croissante entre l’Église et l’État. Souples et inventives, celles-ci donnent naissance aux premiers asiles de nuits : en 1872 à Marseille, par le commerçant François Massabo ; à l’Armée du salut, du pasteur britannique William Booth (1865), qui franchit la Manche en 1881 ; ou encore à la Mie de pain, créée en 1891 à Paris par l’employé d’assurances Paulin Enfert. Mais la République fait aussi face à d’autres menaces : la santé de plus en plus dégradée de sa population, sous le coup des « fléaux sociaux » meurtriers que sont alors la tuberculose, la syphilis et l’alcoolisme ; l’Allemagne, qui vient en 1870 de gagner la guerre et dépasse la France avec une population (une armée et une main-d’œuvre) en bonne santé ; les mouvements de gauche (marxisme, socialisme, syndicalisme révolutionnaire) ; la Grande Dépression (1873-1896) enfin, qui rend de plus en plus évident le fait que les chômeurs ne le sont pas par choix ni par paresse, mais par manque d’ouvrage.

D’où une nouvelle pensée, le « solidarisme », dont l’avocat et homme politique Léon Bourgeois (successivement préfet, député, ministre, président du Conseil, président de la Chambre des députés, président du Sénat, premier président de la Société des nations et Prix Nobel de la paix) sera le grand théoricien. La société est progressivement appréhendée comme un corps interdépendant, où l’affaiblissement d’un membre nuit à la cohésion et au fonctionnement de l’ensemble. S’impose alors une refondation politique sous la forme de la protection sociale, avec deux volets complémentaires : l’assistance publique (à partir de 1886) et l’assurance (à partir de 1910). D’où une série de lois sociales, notamment d’aide aux indigents – qu’ils soient malades (1893), enfants (1904), vieillards, infirmes et incurables (1905) ou encore familles nombreuses et femmes en couches (1913).

Ce passage du devoir de charité au droit à l’assistance ne vaut toutefois que pour les « bons pauvres », en double situation de vulnérabilité sanitaire et sociale ; les adultes valides relèvent quant à eux de l’assurance, qui se développe dans l’entre-deux-guerres (assurances sociales, allocations familiales) puis après 1945 (sécurité sociale, assurance chômage).

Vers le paysage actuel : la lutte contre la pauvreté-précarité au XXe siècle

Alors qu’elle fleurit aux États-Unis, la philanthropie (Carnegie, Rockefeller, etc.), qui vise à traiter la pauvreté à sa racine (éducation, santé, etc.), n’a pas alors son équivalent en France. L’approche curative est plutôt incarnée par le travail social, qui se développe à partir de 1896 sous influence anglaise puis se structure dans l’entre-deux-guerres. Il se métissera des compétences et de la disponibilité des nouvelles « assistantes sociales », héritières des « infirmières-visiteuses » de la Croix-Rouge – fondée en 1864 par le Suisse Henry Dunant pour soigner et sauver les blessés des champs de bataille.

On pensait que la pauvreté se dissoudrait enfin après-guerre, dans la prospérité économique et la protection sociale. Il n’en a rien été. D’où la création en 1946 du Secours catholique, par l’abbé Jean Rodhain, et des Petits Frères des pauvres, pour les personnes âgées, par le grand bourgeois Armand Marquiset ; en 1949 des communautés Emmaüs, par l’abbé Pierre, prêtre, ancien résistant et député, qui deviendra célèbre par son appel radiophonique à l’hiver 1954 ; ou encore, en 1957, d’ATD QuartMonde par le père Joseph Wresinski. L’assistance, devenue en 1953 « aide sociale », sera parallèlement complétée par le minimum vieillesse (1956) puis l’allocation adultes handicapés (1975).

Si la pauvreté ne disparaît pas, elle devient toutefois moins visible. Au contraire de celle du Sud qui, liée à la décolonisation, provoque à partir des années 1950 un décentrage du regard. D’où une nouvelle vigueur des missions chrétiennes, qu’incarnent en Inde l’Albanaise mère Teresa (elle fonde en 1950 les Missionnaires de la charité, pour les enfants des rues et les mourants) ou en Égypte la Franco-Suisse sœur Emmanuelle (qui se consacre aux chiffonniers des bidonvilles). D’où aussi l’humanitaire dit de « développement », encouragé par le pape Paul VI et qui provoque en France la création du CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement). Les grandes crises humanitaires préoccupent aussi, désormais relayées par la télévision. Elles donnent naissance, sous l’impulsion notamment de Bernard Kouchner, Rony Brauman et Xavier Emmanuelli, aux french doctors, en particulier engagés dans Médecins sans frontières (1971) et Médecins du monde (1981).

Mais le retournement de contexte économique et la montée du chômage à partir du milieu des années 1970, puis la médiatisation des SDF et des « nouveaux pauvres », provoquent un nouveau recentrage sur les situations nationales. Après les banques alimentaires, lancées en France en 1984, l’humoriste Coluche fonde l’année suivante les Restaurants du cœur. En 1987, l’abbé Pierre soutient la création d’une Fondation pour le logement des défavorisés. Les pouvoirs publics s’engagent massivement, en faveur des situations d’urgence (hébergement) comme de nouveaux droits (RMI en 1988, droit au logement en 1990, CMU en 1999). Même les acteurs de l’humanitaire y concourent : Médecins du monde crée sa mission France en 1986, Médecins sans frontières l’année suivante. En 1993, le Dr Xavier Emmanuelli crée le Samu social puis, devenu secrétaire d’État, le numéro d’urgence 115.

Emmanuelli ou Kouchner sont loin d’être les seuls à métisser solidarité publique et privée : le conseiller d’État Martin Hirsch devient en 2002 président d’Emmaüs France, puis en 2007 haut-commissaire aux Solidarités actives. En mouvement inverse, véronique Fayet, longtemps dans le giron d’Alain Juppé à Bordeaux, prend entre 2014 et 2021 la présidence du Secours catholique.

Selon la formule du sociologue Didier Fassin, les associations sont à la fois « contre » – elles pratiquent abondamment le plaidoyer – et « tout contre » l’État – par les subventions qu’elles reçoivent, ou les dispositifs publics qu’elles inventent puis mettent en œuvre. Elles incarnent aussi, désormais en collectif, le nouveau visage des hérauts (héros ?) de la lutte contre la pauvreté – jusqu’à ce que, peut-être, de nouvelles figures emblématiques apparaissent.

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