Cécile DÉSAUNAY

Prospectiviste. Directrice d’études à Futuribles.

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La neutralité carbone en 2050 ?

Les scientifiques et les agences publiques élaborent des scénarios relatifs à l’objectif de neutralité carbone. Aux trois échelles française, européenne et mondiale, ces scénarios supposent toujours de puissants changements de production, de consommation et, plus largement, de comportement. Défi inédit pour l’humanité, atteindre la neutralité carbone en 2050 semble aussi capital qu’incertain.

Voilà maintenant plus de cinquante ans qu’a paru le rapport Meadows sur Les limites à la croissance 1 . Des chercheurs alertaient pour la première fois sur les limites climatiques et écologiques du modèle de développement des sociétés humaines. En réponse, les cinquante dernières années ont été marquées par une succession de conférences internationales et d’accords de principe sur la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Au cours de la même période, la concentration atmosphérique en CO2 a augmenté d’un tiers.

La neutralité carbone, nouveau cap international

La coopération internationale concernant l’enjeu climatique a notamment été marquée par l’accord de Paris de 2015, un traité juridiquement contraignant qui impose à ses 193 parties de limiter le réchauffement climatique à moins de 2 °C d’ici à la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle et même, de préférence, à 1,5 °C. Pour cela, la neutralité carbone devient le nouvel objectif à atteindre. Cette neutralité carbone est définie comme « l’équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre ». Elle consiste ainsi à limiter les émissions de GES à des niveaux permettant leur stockage pérenne dans les puits biologiques (forêts, océans, etc.) ou géologiques (formations rocheuses souterraines).

La neutralité carbone s’est ainsi imposée à l’échelle internationale et a ensuite progressivement motivé des déclinaisons par un certain nombre d’États, notamment les États-Unis (d’ici à 2050), la Chine (d’ici à 2060) et l’Inde (d’ici à 2070). Néanmoins, les trajectoires d’émissions de GES de la majorité de ces pays sont jusqu’à présent très éloignées de la neutralité carbone. À l’échelle internationale, les émissions de GES ont presque été multipliées par trois depuis 1960. Elles ont repris leur hausse après la parenthèse Covid de 2020. En conséquence, atteindre la neutralité carbone supposerait de diviser par deux les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport à 1990.

Au niveau de l’Union européenne, c’est le paquet Fit for 55, adopté en 2021, qui détermine les objectifs climatiques des États membres. Il constitue une déclinaison encore plus ambitieuse de l’objectif international, puisque cette orientation impose une réduction des émissions des États membres de 55 % à l’horizon 2030, et la neutralité carbone en 2050. De plus, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, la Commission européenne a adopté la stratégie REPower­EU afin d’accélérer la transition énergétique et ainsi réduire la dépendance des États membres au gaz russe. Entre 1990 et 2020, l’UE a diminué ses émissions de GES de près d’un tiers, soit bien au-delà de son objectif, qui était de les réduire de 20 % 2 . Néanmoins, le calcul des émissions n’intègre pas les émissions dites « importées », correspondant à celles générées dans des pays tiers pour la fabrication de biens et de services destinés aux pays membres. Or, il est estimé qu’un tiers de l’empreinte carbone totale de l’UE est lié à ses importations 3 .

Fin 2022, l’UE a, par ailleurs, instauré une taxe carbone à ses frontières, afin de pénaliser les importations les plus polluantes dans quelques secteurs : fer, acier, aluminium, ciment, engrais et production d’électricité. Cette mesure inédite à l’échelle internationale vise notamment à inciter les entreprises des pays tiers à améliorer leurs standards de production. Le mécanisme de taxation sera mis en place à partir de 2026 ou 2027, et couvrira alors 60 % des émissions industrielles de l’UE, avant d’être élargi d’ici à 2030 à tous les secteurs pour lesquels il y a des risques de fuite de carbone 4 .

Neutralité carbone en France : objectifs, premiers bilans et perspectives

En France, c’est la loi énergie-climat du 8 novembre 2019 qui impose un objectif de division par 6, au moins, des émissions de GES d’ici à 2050, afin d’atteindre la neutralité carbone.

Cette loi fixe aussi un objectif de réduction de la consommation d’énergie finale de 50 % entre 2012 et 2050 (– 20 % d’ici à 2030), et une réduction de 40 % de la consommation d’énergies fossiles entre 2012 et 2030. Par ailleurs, la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) fixe des objectifs chiffrés et établit des budgets carbone sectoriels.

La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) établit les priorités d’action et les mesures opérationnelles concernant les politiques énergétiques nationale et sectorielles. En 2019, la France adopte sa première loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC), qui comporte plusieurs axes : réduction des émissions de GES réduction de la consommation énergétique développement des énergies renouvelables diversification du mix de production d’électricité rénovation énergétique dans le secteur du bâtiment autonomie énergétique des départements d’outre-mer.

Les premiers bilans de la mise en œuvre de cette stratégie de transition énergétique sont mitigés. Les émissions de GES de la France ont certes diminué, mais de seulement 20 % depuis 1990, hors émissions importées, qui, elles, ont continué à augmenter. Selon le Haut Conseil pour le climat (HCC), la France devrait quasiment doubler le rythme annuel de réduction de ses émissions de GES, pour atteindre – 4,7 % par an en moyenne sur la période 20222030. Le HCC s’alarme aussi de la stagnation des émissions des transports et de la diminution très lente de celles du secteur agricole 5 .

Comment pourrait se traduire l’objectif de la neutralité carbone pour la société française ? C’est pour répondre à cette question que l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a mené une vaste réflexion prospective qui a abouti, en 2021, à la publication de quatre scénarios à l’horizon 20506 . Ces scénarios reposent sur les mêmes données macroéconomiques, démographiques et d’évolution climatique, mais se distinguent par des priorités et des choix de société différents, et donc par des trajectoires distinctes pour permettre à la société de devenir neutre en carbone.

Le premier scénario, baptisé « Génération frugale », se caractérise par une transformation radicale des modes de vie, motivée par une dégradation du contexte national et international. La priorité est donnée à la sobriété (donc à la révision à la baisse des besoins et des consommations) et à un nouveau récit de progrès social. Le deuxième scénario, « Coopérations territoriales », permet d’atteindre la neutralité carbone grâce à la mobilisation simultanée de l’ensemble des leviers (sobriété, efficacité, décarbonation et puits de carbone) et à l’implication de tous les acteurs de la société. Le troisième scénario, « Technologies vertes », se caractérise par une forte décarbonation de l’économie française, permettant de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Il constitue davantage un projet industriel qu’un projet de société, et n’entraîne pas de remise en cause des modes de vie. Enfin, le quatrième scénario, « Pari réparateur », repose intégralement sur le potentiel des technologies pour compenser les impacts des activités des industries et des ménages, sans les remettre en cause. L’accent est notamment mis sur la capture et le stockage du carbone, ce qui, de fait, conditionne le succès de ce « pari » au rythme des progrès et des investissements dans ces secteurs.


Les quatre scénarios prospectifs de l’ADEME comparés au scénario tendanciel

Source : ADEME, 2021.


Ces différentes trajectoires constituent en quelque sorte des archétypes de société, qui visent à montrer l’importance des choix collectifs mais aussi de la coordination des actions entre court, moyen et long termes. En particulier, ces scénarios activent tous, mais à des degrés divers, deux leviers : celui de la sobriété de l’offre et de la demande, mobilisable dès à présent, et celui des solutions technologiques de long terme. Quel que soit le scénario considéré, atteindre la neutralité carbone supposera de diminuer significativement la consommation d’énergie de la France (de 23 % à 55 %), notamment celle des carburants liquides, qui disparaissent quasiment dans toutes les trajectoires envisagées. Par ailleurs, des investissements simultanés seront nécessaires dans la réduction des émissions de GES et dans les puits de carbone. Or, le potentiel de ces puits est encore soumis à de nombreuses incertitudes : vulnérabilité à la météo pour les puits naturels (forêts, terres agricoles, etc.), manque de maturité des puits techniques (qui nécessitent des développements d’infrastructures coûteux et parfois inédits).

Enfin se pose la question de l’impact des stratégies de transition énergétique sur la trajectoire économique de la France (et plus largement des pays développés). Sur ce point, l’ADEME se veut rassurante, en affirmant qu’aucun de ses scénarios n’entraînerait de récession économique, tout en précisant que certains d’entre eux peuvent néanmoins ralentir le taux de croissance potentiel. Ce sujet épineux méritera dans tous les cas des travaux spécifiques au cours des prochaines années.

Les perspectives à l’échelle internationale

À quel rythme évolueront les émissions mondiales de GES au cours des prochaines décennies, et la neutralité carbone pourra-t-elle réellement être atteinte ? Les incertitudes dans ce domaine restant très fortes, notamment concernant les stratégies des plus gros émetteurs, la Chine, les États-Unis et l’Union européenne représentant à eux seuls plus de la moitié des émissions mondiales. À cette échelle aussi, le recours à la prospective, notamment aux scénarios, est donc particulièrement utile pour mieux comprendre l'éventail des futurs possibles dans ce domaine.

En 2021, le GIEC a publié cinq nouveaux scéna­rios d'évolution possible des émissions mondiales de GES et du réchauffement climatique aux hori­zons 2050 et 21007 .

Sur les cinq scénarios construits, un seul envisage que la neutralité carbone soit atteinte dès 2050, et ainsi que le réchauffement climatique soit maintenu en deçà de 1,5 °C d'ici à 2100, comme le prévoit l'accord de Paris. À l'inverse, le scénario le plus pessimiste envisage une élévation moyenne du climat de 4,5 °C d'ici à la fin du siècle. Les experts du GIEC se montrent aussi très prudents concernant le potentiel des puits de carbone naturels, et alertent concernant les risques associés aux techniques de séquestration artificielle du carbone.


Émissions de CO2 dans les cinq scénarios (SSP) de futurs climatiques du GIEC

Source : sixième rapport d'évaluation du premier groupe de travail du GIEC, 2021.


Les impacts globaux des changements de température
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Source : sixième rapport d'évaluation du premier groupe de travail du GIEC, 2021.


En parallèle, l'Agence internationale de l'éner­gie (AIE) publie chaque année, dans son rapport World Energy Outlook, un panorama mondial des énergies ainsi que des scénarios à l'horizon 2050. Selon l'édition 2022, dans un scénario tendanciel, les énergies non renouvelables (ENR) pourraient représenter près de 30 % du mix énergétique mondial en 2050 8 , et ainsi dépasser légèrement le pétrole, le charbon et le gaz. Néanmoins, ces progrès seraient insuffisants pour atteindre la neutralité carbone, qui exigerait que les ENR représentent 70 % du mix énergétique mondial d'ici à trente ans. Parai lèlement, la part du char­bon et du pétrole devrait être divisée par cinq, afin qu'ils ne représentent plus que 10 % du mix mondial. Atteindre une telle trajectoire suppose­rait, selon l'AIE, des investissements annuels de 4000 milliards de dollars par an.

En 2021, dévoilant son scénario de neutralité car­bone en 2050, l'AIE avait provoqué un séisme dans le monde de l'énergie9 . L'agence est en effet large­ment perçue comme l'organe mondial de référence en matière de prospective énergétique. Dans ses tra­vaux, elle intègre les divergences fondamentales exis­tantes en matière de stratégie nationale bas-carbone. Elle ajoute la contrainte d'un accès universel à l'éner­gie dès 2030, conformément aux objectifs de déve­loppement durable de l'ONU. Quelques mois avant la COP26, l'agence dressait sa feuille de route mondiale pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C. Les mesures préconisées sont drastiques: renoncer dès à présent à tout nouveau projet d'exploration pétrolière ou gazière et. dès 2035, à la vente de voitures ther­miques. L'AIE le reconnaît dans son rapport, le chemin qu'elle préconise implique un bouleversement écono­mique et géopolitique sans précédent.


Le chemin tracé par l'AIE pour atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050 dans le monde

Source : AIE, Les Échos .


Les perspectives envisagées n’incitent pas les chercheurs à l’optimisme : dans une tribune publiée fin octobre 2021 par le groupe de désobéissance civile Scientist Rebellion, plus de 1 000 scientifiques d’une cinquantaine de pays affirment qu’il n’est plus possible de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C d’ici à 2100 10 . De même, 92 auteurs du rapport de 2021 du GIEC ont répondu à une enquête de la revue scientifique de référence Nature : 60 % d’entre eux estiment que le réchauffement climatique dépassera les 3 °C d’ici à la fin du siècle 11 .

Pour finir, signalons que l’objectif de neutralité carbone présente deux limites majeures. D’une part, il est souvent détourné par des acteurs (notamment des entreprises, mais aussi des collectivités) qui revendiquent d’être eux-mêmes neutres en carbone, principalement grâce à des actions de compensation. Or, la neutralité ne peut avoir de sens qu’à l’échelle mondiale, ou éventuellement à l’échelle d’un État qui l’orchestre de manière systémique. D’autre part, l’attention qu’il suscite conduit à négliger chercheurs du Potsdam Institute for Climate Impact Research et du Stockholm Resilience Center ont mis au point le concept de « limites planétaires » 12 . Selon eux, sur les neuf limites planétaires identifiées, six sont considérées comme dépassées, ce qui signifie que la planète n’est plus capable d’absorber ni de compenser les impacts des activités humaines. Il s’ensuit que des dégradations globales des caractéristiques environnementales et géophysiques de la Terre s’observent. Outre le changement climatique, ces limites concernent les pertes de biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols (artificialisation), l’introduction de nouvelles entités dans l’environnement (métaux lourds, plastiques…) et l’utilisation de l’eau douce. Or, le franchissement de ces limites et leurs impacts combinés (effet cocktail) risquent de conduire à des situations totalement inédites pour le vivant, notamment pour l’humanité.



  1. Les limites à la croissance – connu aussi sous le nom de « rapport du Club de Rome », ou encore de rapport Meadows, du nom de ses principaux auteurs, les écologues Donella Meadows et Dennis Meadows – est un rapport commandé par le Club de Rome et publié en 1972.
  2. www.touteleurope.eu/environnement/les-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-dans-l-union-europeenne/.
  3. « Un tiers de l’empreinte carbone de l’Union européenne est dû à ses importations », INSEE Analyses, no 74, 2022. www.insee.fr/fr/statistiques/6474294.
  4. Voir « L’Union européenne adopte une taxe carbone aux frontières pour verdir ses importations industrielles », Le Monde, 13 décembre 2022. www.lemonde.fr/planete/article/2022/12/13/l-union-europeenne-adopte-une-taxe-carbone-aux-frontieres-pour-verdir-ses-importations-industrielles_6154133_3244.html.
  5. Voir les travaux du HCC sur son site : www.hautconseilclimat.fr.
  6. Voir le site dédié à cet exercice de prospective : https://transitions2050.ademe.fr/.
  7. Ces travaux sont disponibles sur le site du GIEC www.ipcc.ch.
  8. Ces rapports sont disponibles sur le site de l'agence: www.iea.org.
  9. Le 18 mai 2021. l'AIE a publié un rapport intitulé Net Zero by 2050 a roadmap for the global energy sector Cette feuille de route a été réalisée à la suite de la demande de la présidence britannique de la COP26. www.iea.org/reports/net-zero-by-2050.
  10. https://signon.scientistrebellion.com/.
  11. « Top climate scientists are sceptical that nations will rein in global warming », Nature, 1er novembre 2021. www.nature.com/articles/d41586-021-02990-w.
  12. Sur ces travaux, voir une synthèse sur le site www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-3/la-neutralite-carbone-en-2050.html?item_id=7853
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