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Quatre scénarios pour l’enseignement à l’horizon 2050

Raisonner sur l’avenir de l’enseignement passe par des scénarios prospectifs contrastés. Quatre s’envisagent : un basculement vers le tout-numérique, le maintien d’un socle commun avec développement des compléments en ligne, une couverture totale par le secteur privé, une extension de l’école tout au long de la vie.

Le monde change, et avec lui les hommes et la France elle-même. Seul l’enseignement français n’a pas encore changé. Cela revient à dire qu’on apprend aux enfants de ce pays à vivre et à penser dans un monde déjà disparu. » Ces constats d’Albert Camus datent de début 1946 ¹. Ils résument les enjeux liés à l’enseignement, mais aussi les difficultés pour y faire face. Alors que cette citation reste plus que jamais d’actualité quatre-vingts ans après avoir été formulée, peut-on imaginer qu’elle devienne caduque avant la fin du siècle ? Pour cela, il paraît utile de construire quelques scénarios sur l’avenir de l’enseignement, à l’horizon 2050, un horizon raisonnable (pour la prospective) d’une trentaine d’années.

En prospective, des scénarios ne visent pas à anticiper avec précision de quoi l’avenir sera fait, mais plutôt à envisager l’éventail des futurs possibles sous forme d’archétypes, de logiques dominantes susceptibles de conduire à des transformations majeures à l’horizon considéré. Un scénario est construit en croisant :

• des tendances déjà à l’oeuvre aujourd’hui et particulièrement structurantes, des tendances lourdes ;
• des tendances beaucoup plus minoritaires, des signaux faibles, ainsi que des ruptures qui pourraient advenir.

Pour les trente prochaines années, quatre scénarios peuvent être envisagés. Ils brassent les différentes tendances à l’oeuvre, en France et dans d’autres pays. Ils s’inspirent des travaux de prospective déjà construits sur ce thème ².

Rappelons que ces scénarios s’inscrivent tous dans une toile de fond globale concernant l’« offre » et la « demande » d’enseignement. Rappelons également, d’emblée, qu’à l’horizon 2050, selon les projections tendancielles de l’INSEE, en France, la part des moins de 20 ans diminuerait d’environ deux points ³. En parallèle, un tiers des enseignants devraient, selon France Stratégie, partir à la retraite d’ici à 2030 ⁴. Ces évolutions, particulièrement structurantes, pourraient conduire à de fortes tensions en matière de recrutement, avec un déséquilibre structurel en termes d’offre d’enseignement.

LES MÉTIERS COMPTANT LE PLUS DE POSTES À POURVOIR ENTRE 2019 ET 2030

Champ : France métropolitaine.
Lecture : entre 2019 et 2030, 488 000 postes seraient à pourvoir chez les agents d’entretien, dont 462 000 dus aux départs en fin de carrière et 26 000 aux créations nettes d’emplois. Ces postes à pourvoir représenteraient 38 % de l’emploi de ce métier en 2019.
Source : Dares, France Stratégie.

Tout-numérique

Le premier scénario qui vient en tête en matière d’enseignement est celui du tout-numérique, voire de l’école sans enseignants. Ce scénario évoque immédiatement des images de mauvaise science-fiction, dans lesquelles de pauvres chérubins se retrouvent affublés d’un casque particulièrement imposant et ridicule, censé les abreuver de savoirs. Ce futur est sans doute celui qui a fait l’objet des oeuvres et des travaux les plus nombreux, mais pas forcément les plus sérieux. Il est toutefois en passe de devenir le scénario tendanciel, tout du moins dans certains pays, compte tenu de l’ampleur des investissements et des espoirs qui sont placés dans les technologies pour sauver l’enseignement. Les technologies présentent, en effet, le double avantage de pouvoir remplacer des enseignants partis à la retraite ou tout simplement absents faute de recrutement.

Ce scénario est déjà largement à l’oeuvre dans certains pays, comme la Corée du Sud ou la Suède. En Corée du Sud, le gouvernement a lancé, en 2020, un vaste programme de transition numérique, dont le volet consacré à l’enseignement était doté à lui seul d’un budget de près d’un milliard d’euros ⁵. Le numérique est désormais inclus dans toutes les composantes de l’enseignement, et à tous les niveaux, du primaire au supérieur. Des cours de codage informatique ont été instaurés dès le primaire. Des sensibilisations à l’intelligence artificielle pourraient suivre. L’évolution du rôle des enseignants fait aussi l’objet de sensibilisations et de formations spécifiques, en attendant, peut-être, qu’ils soient remplacés par des IA. ⁶

En France, les annonces et les investissements en faveur du numérique à l’école se multiplient depuis dix ans, et encore plus depuis la crise de la COVID-19. Le gouvernement a ainsi adopté une stratégie du numérique pour l’éducation pour la période 2023-2027 ⁷.

La numérisation de l’enseignement, souvent valorisée, parfois célébrée, suscite aussi des critiques, des hésitations, voire des retours en arrière. Ainsi, en Suède, le gouvernement est revenu, en 2023, sur ses ambitions en matière de numérique à l’école à la suite de la dégradation des performances des élèves en matière de compréhension écrite ⁸. La ministre de l’Éducation a reconnu que « la réforme digitale est allée trop loin » et a pour cela décidé de redonner leur place aux manuels papier dans les processus d’apprentissage, des études ayant démontré que les écrans pouvaient être moins efficaces pour l’attention et la mémoire.

Un rapport de l’UNESCO a alerté sur les effets néfastes des technologies à l’école lorsqu’elles sont utilisées sans contrôle ni articulation avec les besoins pédagogiques ⁹. L’institution onusienne chargée de l’éducation rappelle que le rôle des enseignants est d’« apprendre aux enfants à vivre à la fois avec et sans technologie » et de « permettre à la technologie d’apporter un soutien, sans jamais supplanter les interactions humaines dans le cadre de l’enseignement et de l’apprentissage ».

Socle traditionnel, compléments en ligne

Un deuxième scénario procède de l’échec possible de l’enseignement traditionnel dans les établissements scolaires. C’est le scénario de l’école sans école. Donnant toujours raison à Albert Camus, l’école se révélerait incapable d’intégrer les transformations des sociétés et garderait toujours un temps de retard en termes de programmes et de pédagogie. La réalisation de ce scénario passerait notamment par un approfondissement de la crise de vocation des enseignants, ce qui amènerait les pouvoirs publics à repenser la nature même des enseignements transmis. L’école (publique ou privée) se recentrerait alors sur des enseignements de base, les enseignements complémentaires étant acquis par chacun via les connaissances disponibles en ligne.

Le rôle des enseignants se transformerait pour consister avant tout à accompagner les élèves dans leurs recherches et leurs apprentissages, à développer leur esprit critique et à s’adapter aux spécificités de leurs élèves. Ce serait la généralisation du concept de classe inversée, popularisé par Salman Khan, un professeur de mathématiques américain qui a été l’un des premiers à proposer ses cours sur YouTube, où il compte aujourd’hui plus de huit millions d’abonnés ¹⁰.

Selon cette logique, les élèves doivent prendre connaissance des éléments théoriques des cours avant la classe (principalement en ligne, donc), cette dernière étant centrée sur des exercices, des mises en pratique.

LA CLASSE INVERSÉE

Source : https://www.editions-hatier.fr/coin-pedago-la-classe-inversee.

Ce scénario serait donc à la fois celui de la liberté d’apprendre, celui des inégalités sous toutes leurs formes et celui d’une difficulté accrue pour valoriser les connaissances acquises par les élèves. En particulier, les inégalités scolaires pourraient encore être accentuées par les inégalités sociales, en fonction de la capacité des familles à accompagner leurs enfants à la maison pour favoriser les apprentissages ¹¹.

Tout-privé

Un troisième scénario d’avenir pour l’enseignement voit les établissements privés devenir majoritaires. C’est le scénario de l’école sans l’État. Aujourd’hui, en France et en Europe, près de 20 % des élèves sont scolarisés dans des écoles privées ¹². La proportion française est globalement stable dans le temps, mais très inégale selon les régions : à Rennes et à Nantes, environ 40 % des enfants sont dans le privé, et même la moitié dans le Morbihan. Les débats récurrents sur les établissements privés montrent qu’ils pourraient être de plus en plus plébiscités par les parents en réponse à ce qu’ils considèrent comme des dysfonctionnements de l’école publique (absences non remplacées, grèves, difficultés à gérer la mixité sociale, etc.).

Une variante de ce scénario pourrait voir l’essor des établissements privés hors contrat, à l’image de certains établissements Montessori. En France, environ 6 % des élèves scolarisés dans le privé le sont dans des établissements hors contrat, mais leur nombre a presque triplé en dix ans ¹³.

Ces mêmes débats rappellent les risques associés à une dualisation de l’enseignement : ségrégation et concentration des difficultés dans l’enseignement public, mais aussi croissance des dépenses des ménages pour l’éducation. Cet enjeu se pose particulièrement pour l’enseignement supérieur : en France, un quart des étudiants sont aujourd’hui dans le privé, soit presque deux fois plus qu’il y a vingt-cinq ans ¹⁴. Aux États-Unis, 45 millions d’adultes ont une dette contractée pour payer leurs études supérieures, pour un montant moyen de 32 000 dollars, qui a augmenté de 20 % depuis 2016 ¹⁵. Le montant total des dettes étudiantes dans le pays a plus que triplé en quinze ans ¹⁶.

L’école sans fin

Enfin, un dernier scénario permettrait de rendre définitivement caduque la citation d’Albert Camus, en inventant l’école sans fin. Dans ce futur, l’enseignement serait centré sur l’acquisition d’un socle de compétences indispensables pour vivre en société. Il viserait essentiellement à développer l’esprit critique et à faire face aux enjeux écologiques. Il ne s’agirait donc plus d’« instruire » mais d’apprendre à apprendre ¹⁷.

La carte scolaire française serait de nouveau réformée, en intégrant la baisse du nombre d’enfants pour réduire le nombre d’élèves par classe (plutôt qu’en fermant des classes). Les outils technologiques pourraient être mobilisés, mais en complément des outils traditionnels, par exemple via les serious games, ces jeux sérieux qui ont un but principal autre que le divertissement. Les pratiques d’enseignement seraient largement repensées pour être davantage personnalisées et, ainsi, inciter les élèves à aller au-delà du seul socle basique. L’enseignement serait aussi tourné vers la résolution de problèmes en petits groupes, la pratique et les projets ¹⁸. Parallèlement, l’enseignement ne se déroulerait plus uniquement aux âges scolaires, mais potentiellement tout au long de la vie.

Ce scénario supposerait, bien sûr, une refonte de la formation et de la carrière des enseignants, afin que ces métiers regagnent en attractivité.

***

Bien entendu, aucun de ces scénarios ne se réalisera en tant que tel. L’avenir, tout comme le présent, sera toujours une combinaison d’une variété de situations et d’enjeux en matière d’enseignement. Néanmoins, ces grands archétypes permettent d’envisager les principales trajectoires pour la France s’agissant d’éducation, de réfléchir à leurs implications et, ainsi, d’identifier les futurs qui pourraient apparaître comme les plus souhaitables. En matière de prospective, les enseignements sont toujours pluriels.

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