Limiter drastiquement le recours aux écrans
Face à la prolifération générale des écrans de toute nature et à l’exposition généralisée des enfants aux réseaux sociaux, le président de la République a reçu, le 30 avril 2024, les conclusions d’une commission d’experts qu’il avait installée au début de l’année.
Sous un titre faisant un clin d’oeil judicieux à Proust, « À la recherche du temps perdu », ce rapport sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans contient une série de propositions fortes, tous azimuts, dans le domaine éducatif en particulier 1.
Il est vrai que l’omniprésence numérique, à la maison, dans les cours de récréation, dans les transports en commun, voire dans les salles de classe, conduit à une obstruction de l’attention et à une distraction globale, avec addiction aux écrans et à leurs contenus. Le numérique, avec ses usages compulsifs, montre et entretient la pornographie, la violence, l’hébétude. Il alimente, si on peut dire, la sédentarité et l’obésité. Il déshumanise des métiers comme ceux de soignants ou d’enseignants 2. Pour une hygiène numérique accrue, il importe de savoir se contrôler, de ne pas laisser ces appareils dans les chambres à coucher. Du côté des parents, des efforts sont à consentir pour gérer les enfants mais aussi pour se comporter de manière exemplaire.
Constats
Le préambule du rapport mérite d’être repris in extenso.
« La technologie a la capacité d’émanciper les enfants, de les libérer, parce qu’elle leur permet d’accéder plus librement et plus facilement à la connaissance. On peut aussi espérer qu’elle soit facteur d’égalité sociale réelle, parce qu’elle donne accès à la même connaissance, quel que soit l’environnement de l’enfant qui se connecte, quel que soit le prix de l’appareil qu’il utilise. Pour la première fois, sur un sujet donné, un enfant peut en savoir plus que son parent, que son professeur ou que son ministre.
Mais, comme tout ce qui est façonné par l’homme, la technologie a aussi la faculté d’être utilisée pour enfermer, aliéner, soumettre les enfants.
Après trois mois de travaux, la commission a acquis la conviction qu’elle devait assumer un discours de vérité pour décrire la réalité de l’hyperconnexion subie des enfants et des conséquences pour leur santé, leur développement, leur avenir, pour notre avenir aussi… Celui de notre société, celui de notre civilisation, et peut-être même celui de notre humanité.
La commission a été bousculée par les constats qu’elle a eu à faire sur les stratégies de captation de l’attention des enfants, où tous les biais cognitifs sont utilisés pour enfermer les enfants sur leurs écrans, les contrôler, les réengager, les monétiser. Elle a été alarmée par certaines représentations, de la femme par exemple, que le numérique hyperamplifie, et par ce qu’il peut imposer aux jeunes filles dans leur vision d’elles-mêmes ou des comportements attendus d’elles.
Préempter ce nouveau marché, dans lequel nos enfants sont devenus la marchandise, est le nouvel axe de développement de quelques sociétés du numérique. Nous voulons leur dire que nous les avons vues et que nous ne pouvons les laisser faire.
Ce peuplement de l’espace numérique par les enfants, cette migration du réel vers le virtuel, se fait trop souvent de manière isolée, sans parent et sans aucune sécurité. Nous devons leur redonner la main, pour mieux les accompagner, pour mieux les protéger, pour leur redonner leur place.
Nous devons aussi, tout adulte que nous sommes, nous remettre à hauteur de ce temps de l’enfance : nos enfants ne sont pas des petits adultes, ils ont besoin de jouer, ils ont besoin que les adultes oublient leur portable pour leur donner du temps, ils ont besoin de dialoguer avec les grands et de les retrouver disponibles, à la maison, dans les parcs, pendant leurs activités, dans les villes comme dans les campagnes.
Face à la marchandisation de nos enfants, la commission propose de reprendre le contrôle des écrans, pour remettre l’enfant au coeur de notre société et lui permettre de grandir et de se réaliser en toute liberté. »
Propositions
En réponse, la commission avance une trentaine de propositions, dont on relaie ici celles ayant trait, directement ou indirectement, à l’enseignement :
- Protéger les jeunes enfants de moins de 6 ans de l’exposition aux écrans, notamment dans les lieux d’accueil (crèches, assistantes maternelles, école maternelle).
- Organiser une prise en main progressive des téléphones :
- avant 11 ans : pas de téléphone ;
- à partir de 11 ans : téléphone sans connexion Internet ;
- à partir de 13 ans : téléphone connecté sans accès aux réseaux sociaux ;
- à partir de 15 ans : accès complémentaire aux réseaux sociaux éthiques.
- Définir et piloter une politique d’équipements numériques respectueuse des enfants et réconciliant les enjeux de santé, de pédagogie, d’éducation et d’environnement.
- Associer systématiquement le déploiement des programmes et des ressources numériques éducatifs dans un cadre scolaire à une expérimentation, une étude d’impact préalable avant diffusion plus large et à une formation des enseignants à leurs usages pédagogiques.
- Permettre aux enseignants de maîtriser les fondamentaux du numérique, les enjeux de la citoyenneté numérique et les usages pédagogiques du numérique dès leur formation initiale et garantir tout au long de leur carrière la possibilité d’actualiser leurs connaissances.
- Garantir l’accès aux outils numériques adaptés pour les élèves à besoins éducatifs particuliers, les enfants éloignés de l’école ou les situations de rupture de continuité pédagogique.
- Labelliser les solutions numériques éducatives ayant validé scientifiquement leur impact positif sur les apprentissages et les mettre à disposition des enseignants via une interface dédiée et sécurisée.
- Renforcer l’application de l’interdiction des téléphones au collège, et systématiser dans chaque lycée un cadre partagé sur la place et l’usage des téléphones dans la vie de l’établissement.
- Former et informer les élèves dès l’école élémentaire puis tout au long de leur scolarité, de façon appropriée selon leur âge, au numérique, à son modèle, à ses contenus, à ses usages, aux opportunités qu’il offre et aux dangers qu’il peut présenter.
- Renforcer l’éducation à la santé, et spécifiquement :
- aux enjeux du sommeil et assumer en conséquence d’ouvrir la réflexion pour une meilleure adaptation des organisations scolaires aux besoins physiologiques des jeunes ;
- aux risques liés à la sédentarité et à l’insuffisance d’activité physique, et en conséquence mieux mobiliser les cours d’éducation physique et sportive pour un suivi renforcé des enfants ;
- aux risques concernant la vue en multipliant les occasions de sortie à l'extérieur.
- Peupler l’espace public d’alternatives aux écrans pour les enfants, et redonner à ces derniers toute leur place, y compris bruyante.
Perspective internationale
Quelques jours après la remise de ce rapport français, l’OCDE publiait son propre travail sur les impacts, très négatifs, des écrans sur les élèves 3. Ce rapport participe au mouvement qui appelle à plus de régulation dans l’usage des téléphones portables, notamment à l’école. Les résultats clés de cette analyse, reposant sur l’enquête PISA, méritent aussi d’être présentés in extenso.
- L’utilisation excessive d’appareils numériques à des fins de loisirs en classe peut avoir un impact négatif sur les résultats scolaires des élèves.
- 58 % des élèves français, majoritairement en classe de seconde, ont déclaré avoir été distraits par l’utilisation d’appareils numériques pendant au moins quelques cours de mathématiques.
- 59 % des élèves de l’OCDE ont déclaré avoir été distraits par d’autres élèves utilisant des téléphones, des tablettes ou des ordinateurs portables pendant au moins quelques cours de mathématiques.
- Les élèves qui ont déclaré avoir été distraits par des camarades utilisant des appareils numériques dans certains, la plupart ou tous les cours de mathématiques obtiennent des scores nettement inférieurs en mathématiques.
- 29 % des élèves ont déclaré utiliser un smartphone plusieurs fois par jour alors que le téléphone était interdit au sein de leur établissement scolaire, en moyenne dans les pays de l’OCDE ; 21 % ont déclaré en utiliser un tous les jours ou presque.
- 43 % des élèves français ont déclaré se sentir nerveux ou anxieux lorsque leur téléphone n’était pas à proximité.
- L’environnement numérique offre des opportunités éducatives mais présente également des risques tels que le cyberharcèlement, l’exposition à des contenus inappropriés ou encore des problèmes de protection de la vie privée.
- Des études ont montré un lien positif entre les capacités de lecture et d’écriture des enfants et le temps passé à regarder un écran en famille, mais ce lien est négatif lorsque ce visionnage était réalisé seul.
- Des politiques telles que l’interdiction des smartphones peuvent contribuer à réduire les distractions, mais une application efficace et d’autres stratégies sont nécessaires pour créer des environnements d’apprentissage ciblés.
- L’accès à la technologie numérique est essentiel pour l’éducation mais des efforts devraient être faits pour s’assurer que tous les élèves ont accès aux outils et ressources numériques nécessaires avec le soutien et la supervision adaptés à leur âge.
Toujours dans le contexte international, l’ouvrage d’un psychologue américain, sorti début 2024, connaît un fort retentissement 4. Son auteur observe à la fois des enfants surprotégés physiquement, par des parents inquiets des expériences extérieures de leur progéniture, et surexposés mentalement, par l’omniprésence des écrans désormais au coeur de leurs expériences intérieures. Si le livre fait débat dans les cercles spécialisés, ses préconisations vont dans le sens de celles des experts français et de ceux de l’OCDE. Ses principales recommandations : pas de smartphone avant le lycée, pas de réseaux sociaux avant 16 ans, pas de téléphone portable à l’école, plus de responsabilités et d’indépendance des enfants dans le monde réel. Depuis la sortie de ces travaux, le gouvernement français réfléchit à expérimenter une « pause numérique totale » au collège. Les élèves déposeraient leur téléphone à l’entrée de l’établissement et le récupéreraient à la sortie.
- Le rapport est disponible sur le site de l’Élysée : www.elysee.fr/admin/upload/default/0001/16/fbec6abe9d9cc1bff3043d87b9f7951e62779b09.pdf.
- Sur les constats, voir l’ouvrage dirigé par une des vice-présidentes de la commission, Servane Mouton (dir.), Humanité et numérique. Les liaisons dangereuses, Paris, Apogée, 2023.
- Direction de l’éducation et des compétences de l’OCDE, Élèves et écrans : performance académique et bien-être, Paris, OCDE, mai 2024. www.oecd.org/pisa/aboutpisa/FrenchV3_WEB.pdf.
- Jonathan Haidt, The Anxious Generation. How the Great Rewiring of Childhood Is Causing an Epidemic of Mental Illness, New York, Penguin Press, 2024.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-6/limiter-drastiquement-le-recours-aux-ecrans.html?item_id=7914
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article