L’enseignement au défi de la liberté d’enseigner
Le wokisme pénètre les institutions scolaires et universitaires. Islamisme et transactivisme, mobilisant des élèves et parfois leurs parents, entravent les enseignants. Ces derniers, peu soutenus par leur administration et diversement par les politiques, vivent une mise sous contrôle insidieuse de leur autonomie, jusqu’aux drames.
Il n’existe pas de liberté absolue d’enseigner, et c’est heureux. Les professeurs de l’enseignement primaire et secondaire sont soumis aux programmes officiels, avec, certes, des marges de liberté dans la pédagogie mais sans possibilité de s’en écarter pour ce qui est des contenus. Quant à l’enseignement supérieur, les enseignants-chercheurs sont libres, eux, d’élaborer le contenu et la forme de leurs cours, mais dans le respect des normes académiques qui ont conditionné leur propre formation et leur recrutement : normes d’objectivité scientifique, de rigueur méthodologique, de rationalité argumentative, de connaissance de l’état de leur discipline, etc. – ces mêmes normes qui sont appliquées lorsqu’ils soumettent un article à expertise par leurs pairs dans une revue académique. Rien donc n’est moins libre que l’enseignement, mais c’est la condition même de sa valeur, puisqu’il porte la responsabilité de transmettre un corps de connaissances collectivement certifiées, sous le contrôle de l’État.
Toutefois il existe, à l’intérieur de ces différents cadres pédagogiques, des atteintes à la liberté même d’exercice de la fonction enseignante. Or, il se trouve que ces atteintes sont devenues ces dernières années plus nombreuses et plus visibles, au point d’entraver son bon exercice, nuisant ainsi et aux élèves, et aux professeurs.
Dans l’enseignement primaire et secondaire
Les obstacles à la liberté d’enseigner peuvent venir, tout d’abord, des élèves eux-mêmes. L’on connaît bien les effets délétères des chahuts dans la classe, lorsque la difficulté à imposer la discipline entrave le bon exercice de la mission pédagogique. L’on sait également que ces problèmes sont plus fréquents et plus graves s’agissant de quartiers défavorisés, où l’intériorisation des normes scolaires est moindre et auxquels se trouvent affectés, malheureusement, les enseignants les moins expérimentés. Et la difficulté à sanctionner ces élèves perturbateurs, dans un contexte où la scolarité est obligatoire mais où manquent les internats spécialisés, est un facteur bien connu – mais hélas non résolu – d’aggravation du problème.
Or, l’actualité abonde en exemples d’insoumissions plus spécifiques et inédites, tenant notamment à l’application dans le cadre scolaire de normes religieuses directement importées du milieu familial, tels les interdits portant sur le blasphème, la caricature ou la nudité. Dans un article très documenté, l’enseignant Iannis Roder, également membre du Conseil des sages de la laïcité, fournit de très parlants exemples. Ainsi, durant l’hiver 2024, une professeure de français du collège Jacques-Cartier à Issou (Yvelines) « a été mise en cause par des élèves de sixième pour avoir montré en classe le tableau du début du XVIIe siècle Diane et Actéon, du peintre Giuseppe Cesari, dit le Cavalier d’Arpin. Le problème ? Certains d’entre eux n’ont pas supporté la vue de représentations de femmes dénudées, jugées “impudiques” 1 ». L’assassinat de Samuel Paty, en 2020, dénoncé par une élève pour avoir montré en classe une caricature de Mahomet, a été l’exemple le plus spectaculaire et terrifiant de ces entraves d’ordre religieux, qui ne peuvent que brider l’effort pédagogique.
Le cas Paty a également illustré la participation active de certains parents dans les pressions exercées sur les enseignants, puisque c’est le père de l’élève ayant accusé Paty qui avait lancé une quasi-fatwa contre lui sur les réseaux sociaux. De même, à propos de la bronca contre Diane et Actéon, ce sont les parents qui ont protesté contre les méthodes pédagogiques de l’enseignant. Or, cela aussi est nouveau, alors que le respect du « prof » et la confiance dans le système scolaire firent longtemps partie intégrante de la culture commune, en particulier dans les classes populaires. De nos jours, les très nombreuses menaces sur les membres du corps enseignant sont imputables à la fois aux parents et aux élèves, comme le précise encore Iannis Roder : « Sur une année scolaire, ce sont 58 500 enseignants menacés et 17 200 bousculés ou violentés. Plus grave encore, ils ont été 900 à être menacés d’une arme, soit 6 par jour d’école ouvrable. Des données autrement impressionnantes que les 0,2 % rapportés par les services du ministère 2. » Il y a là une évidente perte d’autonomie des enseignants par rapport à ceux – les élèves – qui doivent bénéficier de leur enseignement et à ceux – les parents – qui ont la responsabilité de leur éducation.
Il existe également des problèmes venant du corps enseignant lui-même, lorsque des professeurs appuient les contestations des règlements, notamment en matière de laïcité. Ce fut le cas notamment lorsque, à la rentrée 2023, une campagne concertée pour inciter au port de l’abaya par les élèves entraîna son interdiction par le ministère, interdiction aussitôt contestée par certains comme « islamophobe » : « Des enseignants du lycée Maurice-Utrillo de Stains, en Seine-Saint-Denis, distribuent aux parents et aux élèves devant le lycée des tracts, signés “l’AG de lutte du lycée Utrillo”, les appelant à manifester “pour dire non à la politique islamophobe du gouvernement” 3. » Il arrive même, selon de nombreux professeurs, que ce soient les élèves eux-mêmes qui signalent « des entorses à la neutralité de la part de collègues, notamment en termes politiques » : « Tous connaissent un ou des collègues qui, politiquement, ont du mal à respecter leur statut de fonctionnaire et la neutralité qu’il implique. » Ces entraves aux règles du cadre pédagogique commises par des enseignants sont même explicitement encouragées par certains syndicats : ainsi SUD 93 a demandé, le 14 mars 2024, l’abrogation de la loi de 2004 « qui a permis trop de circulaires islamophobes » – une loi « raciste et sexiste » – et a appelé à « soutenir les collègues qui dénoncent les formations réactionnaires sur la laïcité 4 ».
La liberté d’enseigner dans les règles est-elle pour autant défendue par l’administration de l’Éducation nationale ? Pas forcément, si l’on en croit, là encore, les cas rapportés, au premier rang desquels l’affaire Paty, notoirement peu soutenu par sa hiérarchie – et il en fut de même pour le professeur de philosophie Didier Lemaire, menacé de mort dans un lycée de banlieue pour avoir dénoncé le séparatisme islamiste. La magistrature peut ne pas être en reste dans le refus de soutenir les enseignants empêchés ou menacés dans l’exercice de leurs fonctions : ainsi, souligne Iannis Roder, de « la récente décision du tribunal administratif de Montreuil, qui annule la sanction disciplinaire prononcée par le rectorat de Créteil à l’encontre d’un professeur militant, représentant syndical, qui avait publiquement moqué des inspecteurs de l’Éducation nationale venus faire une formation laïcité dans son lycée de Pantin 5… »
Le monde politique est-il un recours pour ces enseignants ? Tout dépend des affiliations partisanes, mais il est clair qu’à l’extrême gauche il ne faut plus attendre ce qui a longtemps été l’un des grands marqueurs de la gauche, à savoir le soutien aux enseignants et le combat pour la laïcité contre les obscurantismes religieux. Ainsi, chez LFI, la députée Danièle Obono dénonça l’interdiction de l’abaya comme « antilaïque et sexiste », et Manuel Bompard estima qu’elle « ouvre la voie à l’arbitraire » et à « des situations de discrimination en raison d’une pratique religieuse, donc à de l’islamophobie 6 ».
Il ressort de ces exemples qu’aujourd’hui c’est essentiellement l’emprise islamiste qui est à l’origine des atteintes à la liberté d’enseigner des professeurs des écoles, des collèges et des lycées. C’est pourquoi il est aussi difficile de les évoquer explicitement, voire de les combattre, en raison de partis pris promusulmans affichés par ceux qui, à gauche, continuent de raisonner sur la base d’un logiciel antiraciste datant d’il y a deux générations, lorsque, au nom de l’égalité, il fallait soutenir les immigrés d’Afrique du Nord contre les discriminations, voire les persécutions, dont ils étaient victimes. Mais à présent que l’islamisme est venu gangrener une partie de la population issue de l’immigration, cette position dite « islamo-gauchiste », qui prétend interdire toute mise en cause de l’islamisme au motif que les musulmans pourraient en pâtir, ne peut aboutir qu’à un déni aveugle de ses méfaits sur les musulmans euxmêmes et sur la société tout entière, y compris les élèves et leurs enseignants.
Il existe enfin une dernière catégorie d’atteintes à l’autonomie pédagogique, commises, elles, avec le soutien actif de l’Éducation nationale. Elles proviennent des associations à qui sont confiées des missions éducatives auprès des enfants en matière de lutte contre les discriminations et d’apprentissage des comportements appropriés, notamment en ce qui concerne la différence des sexes et la sexualité. Fortement investies par des collectifs militants, ces associations, agréées par l’Éducation nationale mais pas forcément bien contrôlées, véhiculent souvent, sous couvert de lutter contre les « stéréotypes », des discours fortement teintés d’idéologie, voire de prosélytisme homosexuel ou transsexuel auprès d’enfants qui n’ont pas l’âge de se poser ce type de questions. C’est ainsi qu’en 2022 un ancien ministre de l’Éducation nationale découvrit que ses propres enfants avaient fait l’objet d’injonctions transactivistes dans leur classe de quatrième à l’École alsacienne. C’est ainsi également qu’une maison d’édition spécialisée dans la « littérature jeunesse inclusive » promeut sur son site (en écriture inclusive, à l’encontre du décret l’interdisant à l’école) « la visibilité de tou·tes les enfants et de toutes leurs familles », proposant comme titres « Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse ? », « Où sont les albums jeunesse anti-sexistes ? » ou « Où sont les personnages d’enfants non blancs en littérature jeunesse ? 7 »
On est là, typiquement, dans la confusion des arènes à l’école avec, sous couvert d’éducation, l’imposition de problématiques militantes qui empiètent sur le travail des enseignants, notamment s’ils souhaitent véhiculer le message universaliste qui est censé être celui de l’école républicaine où ni le sexe, ni la race, ni l’orientation sexuelle ne devraient définir l’identité d’un individu, a fortiori s’agissant d’un enfant. Or, l’on se trouve là face à un nouveau phénomène, le « wokisme », qui a fait son entrée à l’Éducation nationale après s’être rapidement répandu à l’Université sous l’influence des campus américains. C’est le second volet de ce tour d’horizon des atteintes à la liberté d’enseigner.
Dans l’enseignement supérieur
Le 12 mars 2024, des militants propalestiniens ont investi le principal amphithéâtre de Sciences Po pour y organiser un meeting. L’affaire fit du bruit car ils en interdirent l’accès à une étudiante au motif qu’elle serait une « sioniste », trahissant ainsi la dérive antisémite d’une partie de la gauche radicale. Mais l’on n’a pas suffisamment insisté sur un autre motif d’indignation, dont on se demande pourquoi il n’a pas fait réagir l’administration, qui aurait dû logiquement faire intervenir la police pour déloger les militants : c’est que ce rassemblement a empêché la tenue du cours magistral programmé dans cet amphi. Voilà un exemple parlant de la façon dont le militantisme en vient à entraver la liberté d’enseigner dans les établissements supérieurs.
L’on ne compte plus les cas où l’idéologie « woke », associant le communautarisme à l’obsession de la « domination », prétend imposer aux enseignants des problématiques obligées (« études de genre », « intersectionnalité », « décolonialisme », etc.), une terminologie estampillée (« violences sexistes et sexuelles », « diversité », « inclusion », « patriarcat », « domination », etc.), voire des bibliographies comportant autant d’auteurs femmes que d’hommes, même dans des domaines où les premières sont, pour des raisons culturelles parfaitement connues, infiniment moins nombreuses. L’on en est même arrivés au point – car les institutions académiques se sont aussi converties à la nouvelle idéologie « éveillée » – où des chercheurs en mathématiques ou en physique théorique se voient obligés de déclarer que la recherche pour laquelle ils demandent un financement favorisera l’égalité entre hommes et femmes. Et certaines revues scientifiques prétendent à présent imposer aux auteurs l’usage de l’écriture inclusive, devenue marqueur d’adhésion au wokisme et à sa conception communautariste du féminisme.
Parallèlement à ces pratiques d’imposition, le monde universitaire se voit également atteint par des pratiques d’interdiction – ce qu’on nomme la cancel culture. Outre-Atlantique l’utilisation du mot nigger est bannie, même pour faire référence à un titre existant dans la littérature ; un blanc n’a pas le droit de représenter un noir car ce serait de l’« appropriation culturelle », ni une traductrice blanche de traduire une poétesse noire car seuls des semblables pourraient se comprendre ; et l’on ne compte plus les conférences empêchées sur les campus par des militants – souvent peu nombreux mais très menaçants – estimant avoir le droit d’y faire la loi du fait qu’ils « représenteraient » une minorité opprimée, qu’il s’agisse de personnes de couleur, d’homosexuels, de transsexuels ou d’obèses.
C’est dire que les atteintes à la « liberté académique », qui naguère ne provenaient que de l’extérieur du monde universitaire (pouvoirs politiques et religieux, économiques, administratifs, etc.), ont changé de nature : désormais elles proviennent de l’intérieur même de ce monde, via des « académomilitants » qui pratiquent la confusion des arènes entre science et politique, en prétendant soumettre le travail des enseignants-chercheurs à des normes qui relèvent de l’engagement civique mais pas de l’objectivité scientifique. Ce sont donc les cadres mêmes de l’enseignement, qu’il soit primaire, secondaire ou supérieur, qui se trouvent menacés de l’intérieur par l’intrusion d’idéologies religieuses ou politiques, faisant spectaculairement régresser les institutions scolaires et universitaires bien en deçà des progrès accomplis depuis un siècle et demi. Il est temps d’en prendre conscience et, si c’est encore possible, d’y mettre un terme.
- Iannis Roder, « L’école de la peur », Franc-tireur, 27 mars 2024.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Éditions « On ne compte pas pour du beurre » (https://www.paspourdubeurre.com/).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-6/l-enseignement-au-defi-de-la-liberte-d-enseigner.html?item_id=7909
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