Formation et déformation des enseignants par l’État
L’école, pénétrée par la pseudoscience pédagogique et par l’idéologie, ne transmet plus les savoirs. Quand les compétences l’emportent supposément sur les connaissances, l’État instrumentalise la formation des professeurs. Ceux-ci suivent aujourd’hui des enseignements aux contenus obscurs et déconnectés, mais aussi très orientés.
« Il ne faut pas que l’instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement ; il convient qu’il y soit le représentant de l’humanité ; ce n’est pas un président du conseil, si considérable que soit un président du conseil, ce n’est pas une majorité qu’il faut que l’instituteur dans la commune représente : il est le représentant né de personnages moins transitoires, il est le seul et l’inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui maintiennent l’humanité. »
Charles Péguy, De Jean Coste (1902)
l est hautement improbable que chaque individu découvre seul la totalité de sa culture. C’est notamment pour cela que l’on a inventé l’école : transmettre pour émanciper, enraciner pour permettre une réflexion libre et fructueuse. La France, riche de deux mille ans d’histoire, d’une littérature unique et féconde, a enfanté d’immenses scientifiques. Elle a tant à transmettre que chaque parent devrait se réjouir de confier ses enfants à des enseignants qui, forts de ce merveilleux héritage, s’attèleraient à l’instruction de la jeunesse.
Malheureusement, bien différente de ce tableau idyllique, l’école d’aujourd’hui ne se montre pas à la hauteur de cette noble mission. Je vous épargne ici la litanie des résultats catastrophiques des élèves français aux différents classements internationaux. Il suffit de savoir qu’un quart des collégiens de sixième ne lit pas couramment pour saisir l’ampleur du problème.
Pendant des décennies, le savoir s’ordonnait et se construisait progressivement, les disciplines s’appuyant solidement les unes sur les autres. Que s’est-il passé pour que cet édifice s’écroule et que la faculté de raisonner disparaisse ?
Les disciplines remplacées par la pédagogie
Bâtir un édifice relève de l’effort constant et concentré : il faut s’y atteler de tout son être, faire preuve de méthode et garder en tête le but que l’on s’est fixé. C’est ce que ne fait plus l’école, qui, à la faveur des bouleversements sociologiques des années 1970, a remplacé l’enseignement des disciplines scolaires par une fausse science, la pédagogie, et laissé pénétrer en son sein toutes sortes d’idéologies obscurcissant le jugement.
La pédagogie séduit le faux intellectuel par la revanche qu’elle lui propose sur le savant. Elle semble moins élitiste et convient parfaitement à une époque obsédée par la lutte contre les inégalités et les « violences de classe ». Accessible à tous, tout en n’étant jamais vraiment compréhensible ni évaluable scientifiquement, elle exalte la spontanéité et l’instinct au détriment du contenu. Les chantres de la pédagogie se targuent de libérer les élèves des traditions transmissives, de faire table rase de tout patrimoine immatériel et de favoriser l’esprit critique. Outre le fait que l’esprit critique, comme toute forme de jugement, ne peut s’exercer que sur un contenu, la pédagogie a besoin, pour étendre son empire, de favoriser la haine du monde actuel et non sa critique. Les pédagogues modernes, Philippe Meirieu, Jean Foucambert, Évelyne Charmeux et tant d’autres, influents conseillers des ministres successifs, sont les véritables fossoyeurs de l’école.
Dans La Crise de l’éducation (1954), Hannah Arendt écrivait : « Il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation […]. Au fond, on n’éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d’en sortir, car c’est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux. »
Au contraire, les formations des futurs enseignants rompent avec la tradition et véhiculent un grand nombre de contre-vérités les conduisant à l’échec : parmi elles, l’idée que les compétences sont plus nécessaires que les connaissances, que toute transmission est un endoctrinement et que les enseignants ne doivent plus être des figures d’autorité mais des accompagnateurs. En tant que tels, on n’exige plus d’eux qu’ils maîtrisent les savoirs enseignés mais bien qu’ils se fassent les instruments de la justice sociale voulue par l’État. Ils sont encouragés à se défier des « élites », qui comploteraient pour conserver le monopole du savoir et creuser volontairement les inégalités. Ils sont d’ailleurs nombreux à se targuer publiquement, dans les médias et sur les réseaux sociaux, d’être les « serviteurs de la République ».
Un parti pris idéologique largement assumé dès le concours de professeur des écoles
Dans un article paru sur le site de L’Étudiant en janvier 2022, Arnaud Dubois, professeur en sciences de l’éducation et coresponsable du parcours de préparation au concours de professeur des écoles à l’université de Rouen, confie : « Nous n’avons pas choisi les élèves avec les meilleures notes, car ils auront une place ailleurs 1. »
Vous avez bien lu : pour devenir enseignant à l’école élémentaire, il faut s’efforcer de ne pas obtenir les meilleurs résultats à ce qui reste pourtant un concours. Car oui : en tant que privilégiés qui pourraient aussi devenir professeur d’université, avocat ou médecin, les candidats excellents occuperaient la place qui reviendrait naturellement à un moins bon qu’eux. On le voit : dès le recrutement des enseignants, le système est orienté vers la correction de supposées injustices. Nos enfants pourraient paraphraser le slogan d’une grande marque de cosmétiques : « Parce que je ne vaux rien ! »
Comme l’écrivait déjà Rachel Boutonnet dans son excellent Journal d’une institutrice clandestine (paru en 2003), « ils (les enseignants) sont dans la position de tenir un discours savant anti-savoir ; et de tenir un discours qui interdit toute réflexion en prétendant qu’il est libérateur. »
Certaines épreuves ne visent aucunement à tester le niveau des candidats dans les disciplines qu’ils seront amenés à enseigner, mais bien leur maîtrise d’un jargon réservé à des pseudo-professionnels qui n’ont sans doute pas vu un élève depuis bien longtemps.
Prenons l’exemple de l’épreuve de géographie du concours de professeur des écoles de 2023. « Présentez et analysez les documents 1 à 6 dans une synthèse problématisée argumentée qui fera état des principaux enjeux scientifiques et didactiques soulevés par les documents, et précisera notamment ce que recouvrent la notion d’“habiter” dans le champ scientifique et son application dans le champ scolaire. » Qu’est-ce que cette « notion d’habiter » ? Est-elle véritablement adaptée à de jeunes enfants ? Ceux-ci ont besoin pour commencer d’acquérir de bonnes notions de géographie physique et politique mais certainement pas de réflexions sociologiques.
Plus loin, l’un des documents soumis à la sagacité des candidats se félicite de la reconquête de l’espace urbain bordelais par les femmes. Il est extrait de l’ouvrage d’épistémologie Genre et construction de la géographie édité par la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine en 2013. Les candidats ne sont bien évidemment pas invités à discuter de la pertinence de ce choix…
Lors de l’une de mes récentes incursions au rayon des manuels de préparation au concours de professeur des écoles, j’ai ouvert au hasard le livre de référence (éditions Vuibert) de préparation des épreuves d’histoire- géographie et d’éducation morale et civique. J’y ai découvert des questionnaires entièrement consacrés à l’écologie. Les futurs candidats sont invités à connaître notamment la quantité de déchets produite par les Français, les modes de déplacement dans les écoquartiers et la définition des corridors verts. C’est un peu comme si on avait demandé à un candidat des années 1950 de réciter Le Capital ou à celui des années 1970 de connaître les grands principes chers au philosophe Michel Foucault. On s’assure ainsi que les nouveaux enseignants peignent bien en vert tous leurs cours, tout leur discours. L’Éducation nationale consacre de nombreuses pages de son site et de ses programmes à l’EDD (éducation au développement durable), qu’elle présente comme une vertu cardinale.
Formation initiale : remplacer le savoir par des luttes sociales.
Après avoir décroché le concours, en s’efforçant bien sûr de ne pas avoir de trop bonnes notes, notre futur professeur des écoles devra passer quelques mois sur les bancs d’un INSPÉ (institut national supérieur du professorat et de l’éducation).
Un grand nombre de ces officines universitaires communiquent en écriture inclusive dès leur site Internet. Entre les formations à la didactique des maths ou à la géographie, on y trouve les désormais traditionnels séminaires de lutte contre les stéréotypes de genre, la précarité menstruelle et les actions contre le réchauffement climatique.
Ce sont des journées entières que les étudiants consacrent à débattre, à échanger autour de ces thématiques, alors même que les rapports des jurys de recrutement aux concours alertent sur le niveau déplorable des candidats. Au lieu de leur permettre de combler leurs lacunes, on les invite à organiser des expositions, à anticiper les sorties scolaires et à concevoir des escape games qu’ils pourront proposer à leurs futurs élèves autour de ces thématiques modernes.
La vacuité des formations proposées est noyée dans un jargon prétentieux. On peut lire par exemple sur le site de l’INSPÉ de Paris : « En cohérence avec les compétences attendues du personnel éducatif et pédagogique, des psychologues de l’Éducation nationale appellent à “se mobiliser et mobiliser les élèves contre les stéréotypes et les discriminations de tout ordre”, à “promouvoir l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes”. Dès 2017, la direction de l’INSPÉ a nommé une référente égalité, qui avait pour mission d’oeuvrer à développer la culture de l’égalité, au travers des formations (initiale, continue), de manifestations (journées d’études, table ronde...). 2 » Si vous ne comprenez rien, rassurez- vous : ce serait le contraire qui serait surprenant !
Et voici comment l’INSPÉ de Lille pense se rendre attractif : « Dans le cadre de sa politique d’innovation pédagogique, l’INSPÉ Lille-HdF propose un ensemble cohérent d’environnements capacitants, de tiers lieux à visées éducative et formative qui sont notamment inspirés par le mouvement Maker et les pédagogies par le faire. 3 » La pédanterie le dispute au ridicule.
La formation continue enfonce le clou
« L’égalité est de mesure sur Égalia tandis que la discrimination et le sexisme sont légion sur Stéréotypos. Le chef de Stéréotypos, Discriminator, a volé la Pierre de l’Égalité qui garantit l’harmonie sur Égalia afin d’y instaurer des lois et moeurs discriminantes ! Les joueurs prennent le rôle des rebelles et sont en mission sur Stéréotypos pour rétablir l’égalité sur Égalia. Ils résolvent de multiples énigmes autour des thèmes en lien avec l’égalité filles-garçons : stéréotypes de genre, histoire des droits des femmes, mixité des métiers, etc. »
Cette règle du jeu n’est pas celle d’un jeu édité par une association féministe militante. Il s’agit d’un extrait de la règle du jeu « Egalia, mission Stéréotypos », édité par Canopé, l’organisme d’État dispensant les formations continues aux enseignants français.
COUVERTURE DU DOSSIER « EGALIA, MISSION STÉRÉOTYPOS » « ESCAPE GAME PÉDAGOGIQUE »
Le réseau Canopé n’a pas vraiment de concurrents puisque ses formations sont prises en charge par les écoles. Il a dispensé environ 250 000 formations en 2023. Voilà comment il se présente : « éducation à la transition écologique et sociale, intelligence artificielle, lutte contre le harcèlement, école inclusive, bien-être, valeurs de la République et laïcité, égalité filles-garçons et lutte contre les discriminations, éducation aux médias et à l’information… autant de thématiques abordées par Réseau Canopé dans des parcours de formation et des temps forts pédagogiques en lien avec l’actualité et les enjeux éducatifs contemporains tout au long de l’année 4. » Là encore, l’accent est mis sur les lubies du moment et non sur les savoirs disciplinaires. Un jeune enseignant avide d’en apprendre davantage sur l’histoire et sa didactique a le choix entre éteindre son ordinateur ou se rabattre sur une formation aux valeurs de la République…
Libéraliser
Au cours de leur carrière, ces enseignants insuffisamment formés dans leurs disciplines auront entre leurs mains des centaines d’élèves dont certains se destineront eux-mêmes à l’enseignement. Il faut rompre ce cercle vicieux. D’urgence.
Heureusement, la grande majorité des candidats a surtout à coeur de transmettre des connaissances et d’allumer chez les jeunes enfants la flamme de la curiosité. Ils souffrent de leur incompétence. Ils admettent volontiers leurs lacunes et sont prêts à travailler dur pour les combler. Ce n’est donc pas la motivation qui manque. Mais quel peut être leur état d’esprit lorsqu’ils réalisent qu’à tous les niveaux de la formation qu’on leur propose, on leur demande surtout de se conformer à des attendus idéologiques ?
L’une de mes jeunes collègues m’a raconté il y a peu le sujet de l’un de ses oraux au concours de professeur des écoles : « En classe de moyenne section, vous remarquez que les garçons jouent aux voitures et les filles à la dînette : comment résolvez-vous ce problème ? » Perplexe, elle s’est demandé où était le problème avant de réaliser ce que l’on attendait d’elle : lutter contre les « stéréotypes de genre » et se conformer à ces attendus.
Il ne suffira pas d’abaisser le niveau de recrutement des candidats de bac + 5 à bac + 3 pour redorer le blason du corps enseignant et attirer de nouveaux talents. C’est le contenu de toute la formation qu’il faudrait repenser et expurger de ses contenus politiques. Travail titanesque, inévitablement compliqué par l’inertie, voire la résistance, des formateurs actuels et de certains inspecteurs n’ayant pas intérêt à changer le système.
Une simple mesure fiscale pourrait accélérer le processus. Aujourd’hui la formation des enseignants est monopolistique, délivrée dans les INSPÉ ou chez leurs équivalents privés sous contrat. Totalement aux mains de l’appareil d’État, son coût est très opaque. Mais imaginons quelques minutes que l’argent public investi dans ces instituts, dont on a pu mesurer le degré d’idéologisation et le peu d’intérêt pour la transmission des savoirs, soit restitué aux premiers intéressés, les enseignants en formation, à l’aide d’un chèque formation ou d’une défiscalisation de leurs frais de scolarité ? Ils pourraient alors choisir de se former où ils le souhaitent et nous assisterions sans doute à l’émergence d’instituts privés et libres, concurrents, proposant des formations répondant à leurs besoins.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-6/formation-et-deformation-des-enseignants-par-l-etat.html?item_id=7908
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