Sommaire N°68

juin 2024

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Les défis de l’enseignement

Olivier SALLERON

Pour un enseignement constructif

Introduction

Iliana IVANOVA

Façonner le monde de demain

Une situation française préoccupante

Jules FERRY

Enseigner les règles élémentaires de la vie morale

Thibaut DE SAINT POL

Comment évaluer l’école ?

Corinne HECKMANN

L’enquête PISA, son contenu, ses résultats

Olivier GALLAND

Le débat sur la baisse du niveau et sur le décrochage français

Lisa KAMEN-HIRSIG

Formation et déformation des enseignants par l’État

Nathalie HEINICH

L’enseignement au défi de la liberté d’enseigner

Louis MAURIN

École et reproduction des inégalités sociales

Gwénaële CALVÈS

L’école publique, notre affaire à tous

Olivier BABEAU

L’école privée n’est pas le problème, mais la solution

Pistes d’évolution, voies de changement

Richard ROBERT

Éducation : ce qui marche, ce qui ne marche pas

pas d'auteur PAS D'AUTEUR

Limiter drastiquement le recours aux écrans

Béatrice KAMMERER

Heurs et malheurs de l’éducation positive

Axelle GIRARD

Favoriser l’autonomie des établissements

Hippolyte D’ALBIS

Revoir la notation des élèves

Guillaume PRÉVOST

Dépasser les contradictions de la « réussite pour tous »

Géraldine FARGES, Loïc SZERDAHELYI

Renforcer, par la formation, l’attractivité du métier d’enseignant

Cécile DÉSAUNAY

Quatre scénarios pour l’enseignement à l’horizon 2050

Christophe POSSÉMÉ

L’implication du Bâtiment dans l’enseignement professionnel

Jules FERRY

Le président du Conseil, Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts,

Partage

Enseigner les règles élémentaires de la vie morale

Alors qu’il quitte son poste de ministre de l’Instruction publique, Jules Ferry adresse une circulaire, le 17 novembre 1883, aux instituteurs. Le promoteur de l’école publique, laïque et obligatoire livre, ce faisant, une instruction pédagogique relative autant à l’enseignement moral et civique qu’au métier d’enseignant. Le texte se lit, pour l’histoire, avec le regard du XIXe siècle, et, pour apprécier la modernité du propos, avec à l’esprit les préoccupations du XXIe.

Monsieur l’instituteur,

L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues après la première année d’expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus à coeur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettrez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir à cet égard tout votre devoir et rien que votre devoir.

La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une oeuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur les notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer.

Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul.

En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément, il eût encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable ? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l’instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en des termes qui défient toute équivoque. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime, qu’elle est très limitée et pourtant d’une très grande importance ; extrêmement simple, mais extrêmement difficile.

J’ai dit que votre rôle en matière d’éducation morale est très limité. Vous n’avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de coeur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le coeur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques.

Avocat, maire de Paris, parlementaire, président du Conseil puis du Sénat, Jules Ferry (1832-1893) compte parmi les républicains colonialistes. Anticlérical sans être antireligieux, il se distingue par ses lois défendant une école laïque, gratuite et obligatoire

Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.

Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant.

Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? Des dissertations savantes ? De brillants exposés, un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays, plutôt encore comme homme que comme professeur.

Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur de jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que d’ici quelques générations les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion, qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer en quelque sorte d’élever autour d’elle le niveau des moeurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’oeuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité.

Dans une telle oeuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer ; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner – tout le monde ne les condamne-t-il pas ? – mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut surtout que leur caractère s’en ressente : ce n’est pas dans l’école, c’est surtout en dehors de l’école que vous en jugerez par les rapports des familles, par les changements peu à peu observés dans la tenue, dans les paroles, dans les manières des enfants. Vous trouverez qu’ils ne respectent jamais assez les propriétés et le travail d’autrui, qu’ils n’ont jamais une probité assez scrupuleuse, une politesse assez respectueuse, une charité assez vigilante ; vous découvrirez chaque jour quelque partie de ce domaine de la moralité où votre action est attendue, et ce n’est point là une oeuvre que vous puissiez achever dans un temps déterminé ; la partie du programme que vous remplirez est celle de toutes qui durera autant que vous-même.

Il y a là, sans doute, pour l’instituteur consciencieux, une tâche de tout moment. Cependant, elle présente encore moins de difficultés qu’on ne croit. Il est en effet, Monsieur, un moyen assuré de donner à vos élèves le goût et l’habitude de la moralité, c’est d’appliquer vous-même en toute occasion cette morale usuelle, de ne jamais faillir à ces préceptes que vous leur enseignez. Je m’explique : il ne suffit pas que votre conduite soit irréprochable dans l’ensemble ; il faut encore que les enfants, vous voyant de si près, ne puissent jamais rien y découvrir, même dans le détail, qui leur donne le droit de douter de la moralité. Le doute en cette matière se dissiperait-il bientôt, il aurait suffi à ruiner votre autorité morale et à paralyser la portée de vos leçons. Il ne suffit pas non plus d’avoir les vertus nécessaires pour commander le respect ; il faut encore que vous ayez celles qui inspirent l’affection et la confiance. Croyez-en votre propre expérience : l’enfant écoute moins les choses abstraites qu’il ne regarde ceux qui les lui enseignent. Il y a bien des années que l’on sait que la partie la plus essentielle et la plus efficace de l’éducation morale, c’est l’exemple que donne le maître. Que dis-je ? l’exemple n’est pas seulement le premier devoir du maître, il est encore le plus sûr moyen d’obtenir que ses élèves soient à son égard en état de perpétuelle docilité ; et je n’ignore pas que, pour être constamment sous l’autorité morale d’un chef aimé et respecté, ils sont capables de faire des efforts de conduite et de tenue qu’on obtiendrait d’eux en vain par des menaces, des peines et des punitions de tout genre.

Enfin, Monsieur, il est une dernière recommandation que je tiens à vous adresser ; elle concerne l’instruction civique.

Vous savez avec quelle sollicitude les Chambres ont voulu que cet enseignement fût donné à l’école primaire. Il ne peut y avoir là-dessus deux avis : dans une démocratie, l’instruction civique est de toute nécessité. Ce qui fait la force d’un gouvernement démocratique, ce ne sont point les baïonnettes, c’est la conscience des citoyens. Le suffrage universel n’a de chance de donner des résultats conformes aux voeux du pays que s’il est émis avec raison, s’il est l’expression sincère de la liberté et non le produit d’une suggestion ou d’une surprise. D’un autre côté, vous comprenez qu’un peuple libre ne peut vivre et prospérer que si chaque citoyen connaît ses droits et ses devoirs, les droits qu’il doit faire respecter, les devoirs qu’il lui faut accomplir.

Cette partie de votre enseignement, vous ne la négligerez donc pas, surtout en ce moment où le gouvernement de la République a à coeur d’initier chaque jour davantage le peuple français aux avantages de la liberté, et où la première condition de cet apprentissage est que chacun soit en mesure d’en comprendre les lois, d’en respecter les règles, d’en pratiquer les vertus.

Mais, de même que pour l’éducation morale, ne craignez pas d’aller trop loin dans cette voie nouvelle ; elle est plus large qu’on ne pense, et vous n’en aurez jamais épuisé toutes les ressources.

Il ne s’agit pas ici de faire de vos élèves autant de petits jurisconsultes, nourris de nos codes et de nos lois. Il y a des gens compétents pour cela : ce sont nos professeurs de droit. Quant à vous, la République attend de vous simplement que vous prépariez à la vie civique des jeunes gens honnêtes et résolus, qui aiment leur pays, respectent les lois, servent de leur mieux la société, défendent la liberté, sachent enfin se bien conduire dans le double rôle de citoyen et de chef de famille.

Et il n’est pas difficile d’y réussir : on n’a pas besoin de beaucoup de science pour y parvenir. Le moyen le plus simple et le plus efficace d’instruire les enfants dans les choses civiles, c’est de leur en donner des exemples à mesure que l’occasion s’en présente. Dites-leur ce qu’est la loi, quand il le faut, c’est-à-dire toutes les fois qu’il s’agit de rappeler à l’ordre un de vos élèves, de fixer à chacun sa place, de rétablir la discipline. Dites-leur ce qu’est la liberté, quand l’occasion s’en présente, et elle se présente souvent : montrez-leur que chacun est libre d’agir, à la condition de respecter la liberté des autres. Dites-leur ce qu’est la patrie, quand l’occasion s’en présente, et elle se présente souvent : montrez-leur combien de services peuvent rendre à la société des citoyens courageux et dévoués. Dites-leur ce qu’est la justice, ce qu’est l’égalité, ce qu’est la fraternité, quand l’occasion s’en présente, et elle se présente souvent : montrez-leur que ces principes ne sont pas de vains mots, mais des réalités vivantes, qui doivent inspirer leur conduite et guider leurs actions.

C’est ainsi, Monsieur, que vous pourrez remplir votre double mission d’éducateur moral et d’instructeur civique. Vous n’aurez pas de peine à faire comprendre à vos élèves que la morale et la civique sont deux parties inséparables de la même éducation, et qu’on ne peut bien servir son pays qu’en étant un homme de bien.

Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

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