Sommaire N°68

juin 2024

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Les défis de l’enseignement

Olivier SALLERON

Pour un enseignement constructif

Introduction

Iliana IVANOVA

Façonner le monde de demain

Une situation française préoccupante

Jules FERRY

Enseigner les règles élémentaires de la vie morale

Thibaut DE SAINT POL

Comment évaluer l’école ?

Corinne HECKMANN

L’enquête PISA, son contenu, ses résultats

Olivier GALLAND

Le débat sur la baisse du niveau et sur le décrochage français

Lisa KAMEN-HIRSIG

Formation et déformation des enseignants par l’État

Nathalie HEINICH

L’enseignement au défi de la liberté d’enseigner

Louis MAURIN

École et reproduction des inégalités sociales

Gwénaële CALVÈS

L’école publique, notre affaire à tous

Olivier BABEAU

L’école privée n’est pas le problème, mais la solution

Pistes d’évolution, voies de changement

Richard ROBERT

Éducation : ce qui marche, ce qui ne marche pas

pas d'auteur PAS D'AUTEUR

Limiter drastiquement le recours aux écrans

Béatrice KAMMERER

Heurs et malheurs de l’éducation positive

Axelle GIRARD

Favoriser l’autonomie des établissements

Hippolyte D’ALBIS

Revoir la notation des élèves

Guillaume PRÉVOST

Dépasser les contradictions de la « réussite pour tous »

Géraldine FARGES, Loïc SZERDAHELYI

Renforcer, par la formation, l’attractivité du métier d’enseignant

Cécile DÉSAUNAY

Quatre scénarios pour l’enseignement à l’horizon 2050

Christophe POSSÉMÉ

L’implication du Bâtiment dans l’enseignement professionnel

Axelle GIRARD

Directrice du développement de la fondation Kairos pour l’innovation éducative

Partage

Favoriser l’autonomie des établissements

Afin de rompre avec ses mauvais résultats et avec son centralisme délétère, le système éducatif français doit rechercher des marges de liberté. Aller vers davantage d’autonomie pédagogique et gestionnaire apportera du renouveau pédagogique et de meilleurs résultats, sans sacrifier les objectifs d’égalité.

En 2009, l’école française est passée sous la moyenne des pays de l’OCDE au classement PISA. L’enquête de cette même année avertit : « Parmi les systèmes d’éducation les plus performants, nombreux sont ceux qui ont abandonné des environnements bureaucratiques de direction pour adopter des structures dans lesquelles les personnels de première ligne ont nettement plus d’emprise sur l’affectation des ressources, le déploiement des ressources humaines et l’organisation du travail et ses procédures. » Si l’autonomie des établissements apparaît comme un facteur susceptible de favoriser la qualité de leurs performances, la France ne semble pas en avoir tiré les conséquences. Tant s’en faut.

Parlons clair : l’« autonomie » des établissements renvoie, dans notre pays, à des conceptions diverses, qu’il est possible de résumer selon une approche historique et typologique.

Dans un système aussi centralisé que le système français, l’autonomie s’entend généralement d’un pilotage qui bénéficie d’un degré de liberté variable par rapport aux organes de l’administration centrale. Il ne s’agit en aucun cas d’indépendance, mais d’abord d’une marge de liberté, acquise et consacrée, qui fait office de moyen plutôt que de fin.

Les premières expressions de l’autonomie des établissements scolaires en France sont assez anciennes. Elles remontent en effet à une circulaire, dans les années 1870, du ministre de l’Instruction publique Jules Simon. Ce dernier recommande que se tiennent des « réunions périodiques de professeurs dans les lycées 1 », sous la présidence du proviseur, moyennant la constitution d’un conseil élu – lequel s’est progressivement imposé comme un rouage central de la vie intérieure des établissements. Le mot autonomie n’apparaît qu’au siècle suivant. Dans le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, on lit qu’« il ne peut être question d’une autonomie absolue, tous les établissements publics devant appliquer les mêmes programmes, préparer aux mêmes examens, aux mêmes concours. Mais, pour répondre aux besoins régionaux, chaque administration collégiale doit jouir d’une certaine indépendance morale et économique ».

La tension, si française, entre l’autonomie et l’indépendance, entre les formules de gestion publique et privée, centrale et décentralisée, se repère alors que s’affirme l’école publique, laïque et obligatoire. Elle renvoie très tôt aux principes de libre gestion des ressources humaines et financières, ainsi qu’aux contours d’un « projet d’établissement », toujours pensé dans le cadre de limites bien établies.

L’autonomie des établissements en France : entre tentatives et tentations

Mais voilà. L’école est une passion française. On ne peut la penser en France que par le prisme des promesses qu’elle prétend tenir, au premier rang desquelles la correction des inégalités entre élèves, indépendamment de leur milieu social d’origine. L’obsession de ce que devrait être l’école nous empêche d’en saisir les évolutions de facto, mais aussi d’en déterminer les besoins réels et de se donner les moyens d’y répondre.

Plusieurs obstacles d’ordre structurel se dressent sur la voie de l’autonomie des établissements. D’abord, la remarquable étanchéité qui sépare les milieux respectifs des enseignants et de l’administration, comme l’attestent les ordres au sein des inspections générales et régionales, l’un étant disciplinaire, l’autre ayant trait à la vie scolaire. La dualité d’une telle organisation est spécifique à la France. Elle explique en partie les réticences bien connues de l’administration – et même du politique – aux innovations pédagogiques expérimentées par les acteurs de terrain. Une note de France Stratégie (2016) 2 qui pose la question : « Quelle autonomie pour les établissements scolaires ? » indique que la part des chefs d’établissement participant aux décisions intéressant la vie scolaire est particulièrement faible, et même systématiquement plus faible que dans les autres pays de l’OCDE. Les décisions affectant les enseignants ne mobilisent pas, ou très peu, les directeurs et directrices d’établissement. Le « terrain » n’a pas son mot à dire ; alors que les décisions concernant le choix du matériel pédagogique sont bien plus dignes, semble-t-il, d’être discutées avec eux. Il en va là comme dans d’autres champs de la vie éducative en France. L’autonomie est marginale. Alors que les chefs d’établissement font l’objet d’un intérêt grandissant de la part des pouvoirs publics, leur marge de manœuvre est incomparablement plus faible que dans les autres pays de l’OCDE.

Un rapport sénatorial paru en 2023 3 a souligné les incohérences et insuffisances des voies ouvertes, en l’espèce, par l’expérimentation législative. En fait, l’intervention croissante des pouvoirs publics dans les tentatives de plus grande autonomie des établissements a conduit à limiter les marges de manœuvre des établissements, en particulier des plus petits. L’application des textes dépend largement des financements accordés, mais aussi de l’évolution pratique du cadre juridique, qui s’appuie beaucoup sur le recours aux circulaires. De telles circonstances ne peuvent évidemment pas favoriser l’épanouissement, ni même la définition d’une stratégie ou d’un projet d’établissement.

Si l’Éducation nationale reconnaît que l’innovation pédagogique « est au coeur du métier de l’enseignant », la pratique raconte une tout autre histoire. Fait remarquable, seuls 14 % des élèves, de la maternelle au lycée, sont concernés par un projet pédagogique découlant du fonds d’innovation annoncé par le président de la République. Fonds dont les règles d’éligibilité comme le déploiement aggravent encore les inégalités scolaires. Par ailleurs, en France, la première lab school (école-laboratoire) a ouvert en… 2017. Aux États-Unis, les lab schools se sont fortement développées dès la deuxième moitié du XIXe siècle. Associées à des universités ou bien à des centres de formation des enseignants, ces écoles-laboratoires exercent trois activités : la recherche, la formation, l’enseignement. Une telle formule permet de renforcer les liens entre les mondes de la recherche et de l’enseignement, du terrain et des organes d’administration. Rien de tel en France, où plus elle se détache du politique et de la haute administration, plus l’innovation pédagogique suscite au mieux l’étonnement, au pire le rejet, par principe. La petite centaine d’écoles « indépendantes 4» qui voit le jour chaque année en France 5 fait ainsi l’objet d’une actualité nourrie, tout au long de l’année, avec la chronique des fermetures administratives et des enquêtes plus ou moins heureuses sur les dérives des écoles confessionnelles… au détriment de l’évaluation des innovations pédagogiques au coeur de ces établissements, dont la croissance interpelle.

Fruit d’une conception intrinsèquement jacobine, l’éducation en France a engendré de grandes réticences, pour ne pas dire une grande méfiance des pouvoirs publics, mais aussi et plus largement des citoyens, à l’endroit de toutes les formes d’initiative et de participation privées, géographiques ou organiques, à l’exercice de la politique d’enseignement. De fait, la décentralisation très relative des politiques éducatives en France s’est toujours accompagnée d’un mouvement symétrique de déconcentration des organes de décision. Autrement dit, l’autonomie reste enserrée dans un système de tutelle qui en fait une autonomie dépourvue d’effets concrets sauf, dans une certaine mesure, dans les établissements indépendants.

Écoles indépendantes : autonomie encadrée, ou liberté de (pur) principe ?

Les écoles indépendantes sont une composante très marginale du paysage éducatif français. Les 1 900 écoles existantes sont à rapporter au nombre de structures publiques et sous contrat d’association, dont le nombre avoisine les 60 000. Leur régime de création et de fonctionnement est toujours plus strictement encadré. Nombre d’édiles veulent même leur interdiction. La loi encadre déjà rigoureusement la liberté laissée à ces écoles, soumises au socle commun de connaissances, de compétences et de culture, qui les limite dans l’exercice de leur liberté pédagogique, sans parler des contrôles dont elles font et peuvent faire l’objet.

L’encadrement strict de ces écoles n’empêche pas leurs fondateurs, directeurs et enseignants de tirer parti des ressources des pédagogies alternatives. Historiquement, les écoles Montessori sont des écoles alternatives. Il en va de même pour un très grand nombre d’écoles engagées sur la voie de la diversité pédagogique. L’essor, sur longue période, d’alternatives plus radicales à l’Éducation nationale correspond à deux faits majeurs. D’une part, l’intérêt croissant des familles pour le bien-être de leurs enfants et l’adaptation de l’enseignement dispensé à leurs besoins spécifiques, d’autre part, le décloisonnement de l’expérience de l’école alternative sous l’effet des technologies de l’information et de la communication. Le développement des pédagogies alternatives, donc d’une certaine autonomie pédagogique, est allé de pair avec celui des écoles indépendantes à partir de la seconde moitié des années 2000.

Si l’autonomie pédagogique des écoles indépendantes est placée sous surveillance, il n’en reste pas moins que son champ d’application est bien plus vaste que ce qu’il est donné d’observer au sein des établissements publics et privés sous contrat d’association. Les écoles de la nature (variante française des forest schools, ces espaces d’enseignement en plein air dont l’histoire vient des pays du nord de l’Europe) sont principalement des écoles indépendantes, bien que les établissements de l’Éducation nationale s’inspirent de plus en plus d’un modèle permettant de faire la classe dehors, pour favoriser le contact des élèves avec leur environnement naturel. De façon plus générale, le contrôle qui s’exerce sur les écoles indépendantes les conduit à favoriser une logique de moyens plus que de résultats, autrement dit, à chercher les voies d’une pédagogie efficace au service de publics variés plutôt qu’un système d’enseignement top-down dont ni les résultats ni les modalités d’évaluation n’échappent à la crise qui touche presque toutes les dimensions du système national d’éducation.

Les établissements les plus autonomes déploient par ailleurs des stratégies économiques qui favorisent leur accessibilité. À la Fondation de France, par exemple, pour les subventions, la constitution de dossiers concerne tous les types d’établissements – dont les écoles alternatives. Pour ces dernières, les demandes auraient été multipliées par 10 en l’espace de dix ans, entre 2005 et 2015. La Fondation Kairos pour l’innovation éducative, au sein de l’Institut de France, a, quant à elle, élaboré un programme de bourses permettant désormais l’accès direct d’élèves défavorisés à des établissements indépendants recherchés pour leur inclusivité, leur quête d’innovation pédagogique ou encore l’excellence qui leur est reconnue 6. Ces politiques financières, prisées par les familles et pratiquées par les institutions, contribuent à l’extension de l’autonomie des établissements.

L’engouement pour les pédagogies nouvelles remonte à l’après-guerre. Même si notre époque n’a encore rien connu de comparable en matière de désastre – en Occident du moins –, la crise que nous traversons conduit à se poser la question des modalités de la transmission dans un monde incertain. Pour prendre pleinement part à ce débat, la France devra sans doute rompre avec un certain nombre de postures idéologiques, et avant tout avec son obsession centralisatrice. Il faudra, tôt ou tard, reconnaître plus largement le rôle des collectivités locales, trop souvent considérées comme de simples financeurs, prestataires de service ou opérateurs de l’État. Il faudra mieux informer l’opinion publique de ce que peut l’État 7 et de ce qu’il ne peut pas, afin de mieux redéfinir le partage des rôles entre les administrations et les familles. Enfin, pour ne pas seulement expérimenter l’autonomie mais pour lui donner toute sa place dans nos écoles sans rien renier de l’impératif de correction des inégalités et d’élévation à la citoyenneté, nous devrons remettre l’enfant au coeur de nos réflexions éducatives.

  1. Cité dans le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, sous la direction de Ferdinand Buisson (1911).
  2. www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/2017-2027-actions-critiques-autonomie-etablissements_1.pdf
  3. www.senat.fr/rap/r22-884/r22-884.html
  4. On parle d’écoles « indépendantes », « alternatives » ou encore d’écoles « hors contrat » par opposition aux « écoles libres » sous contrat d’association avec l’État.
  5. Pour des chiffres précis et actualisés sur les créations d’écoles, consulter le site de Créer son école : https://creer-son-ecole.com/les-chiffres-de-la-liberte-scolaire-statistiqueset-analyse-des-ouvertures-decoles-independantes-a-la-rentree-2023/
  6. www.fondationkairoseducation.org/mission/bourses-daccessibilite/
  7. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la révision de la carte scolaire dans les territoires, qui se fait trop souvent au détriment des maires ruraux et des populations locales, moyennant des fermetures d’écoles ou de classes au nom de la rationalité budgétaire…
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-6/favoriser-l-autonomie-des-etablissements.html?item_id=7916
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