Cécile DÉSAUNAY

Prospectiviste. Directrice d’études à Futuribles.

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Vers la déconsommation ?

La consommation se restreint et fait l’objet de critiques. En France, elle se réduit ou au moins ralentit en raison du vieillissement de la population, de taux d’équipement très élevés et de contraintes financières. Elle se limite aussi par l’extension de comportements volontaires cherchant davantage de sobriété et moins de conséquences environnementales dommageables. Pour demain peut se profiler une consommation responsable.

La consommation a réussi à s’imposer comme une dimension centrale de nos vies. Elle représente aujourd’hui, en France, plus de la moitié de la croissance économique, et plus de 80 % du budget moyen des ménages. Son évolution, aussi bien en volume qu’en termes de postes, est déterminante pour l’économie du pays. La crise économique qui a résulté de la crise sanitaire a par ailleurs rappelé la fragilité de la consommation, qui a diminué de 7 % en 2020.

Pourtant, en 2016, le responsable du développement durable d’Ikea annonçait que les pays occidentaux avaient probablement atteint le peak stuff, ou « pic d’objets » 1. Cette hypothèse a été proposée au début des années 2010 par un chercheur britannique, Chris Goodall. Elle a été étudiée par le centre de prospective Futuribles en 20142. Elle suppose, en reprenant le concept du pic de pétrole, que la consommation matérielle aurait atteint son niveau maximum, et serait désormais en train de diminuer, en tout cas dans certains pays occidentaux. Prise de manière globale, la consommation des Français augmente de moins en moins vite chaque année : elle croît au maximum de 1 % à 2 % par an, contre 3 % voire 4 % dans les années 1970-1980.


ÉVOLUTIONS DE LA DÉPENSE DES MÉNAGES, DU POUVOIR D’ACHAT ET DE L’ÉPARGNE

Source : Insee.


On observe aussi une diminution de la consommation de certains postes, même si elle peut être compensée par d’autres. Ainsi, depuis vingt ans les Français mangent moins de viande, mais plus de produits de la mer, de produits laitiers, de céréales.

Des tendances à la limitation des consommations

Peut-on envisager à l’avenir que la consommation matérielle diminue radicalement en France et dans d’autres pays occidentaux ? Différentes tendances, déjà à l’œuvre aujourd’hui, pourraient se combiner et s’accentuer, pour faire entrer le pays dans une logique de déconsommation matérielle durable.

Le vieillissement de la population

L’une des premières raisons de la stagnation de la consommation en France est le vieillissement de la population. En effet, les plus de 65 ans consomment 21 % de moins que la moyenne des Français, alors même qu’ils représentent 20 % de la population (6 points de plus qu’en 1990). Car, à mesure qu’ils vieillissent, les ménages dépensent de moins en moins pour le transport, l’habillement, l’équipement du foyer, l’alimentation, la restauration, etc.

Le vieillissement de la population pourrait donc accentuer mécaniquement la sobriété de la société française, les générations les plus âgées étant à la fois les plus nombreuses et celles qui consomment le moins.

La saturation des besoins matériels

L’autre moteur principal de la stagnation de la consommation matérielle des ménages est le fait qu’ils sont désormais largement équipés pour répondre à leurs besoins matériels. Ainsi, plus de neuf ménages sur dix possèdent un lave-linge, une télévision, un frigo-congélateur et un téléphone portable, et presque autant pour les ordinateurs.


TAUX D’ÉQUIPEMENT DES MÉNAGES EN BIENS DURABLES EN 2018 (EN %)

Source : Insee.


Même le multi-équipement, qui avait pendant un temps permis de dynamiser les marchés, ne joue plus ce rôle : les foyers sont saturés de postes de télévision, et le nombre de résidences secondaires stagne. En conséquence, les ventes de nombre d’équipements n’augmentent plus qu’au rythme du renouvellement et de la croissance des ménages.

Une hausse de la sobriété contrainte

Si la consommation des Français augmente moins, c’est aussi parce qu’elle est de plus en plus contrainte. Les ménages doivent en effet supporter des dépenses contraintes ou préengagées, liées principalement au logement (loyer, remboursement de prêt), aux factures d’eau et d’énergie, aux services de télécommunications, aux frais de cantine, aux assurances. Ces dépenses ont doublé en soixante ans, et représentent en moyenne un tiers de la consommation totale des ménages. Elles représentent même les deux tiers du budget des ménages les plus pauvres qui, de fait, dépensent moins que les autres pour les loisirs, la culture, la restauration hors domicile. En moyenne pour les ménages français (une moyenne qui ne signifie pas forcément grand-chose), le logement représente à lui seul près de 80 % des dépenses préengagées (et 25 % du total des dépenses de consommation). Il serait judicieux d’y ajouter les dépenses liées au transport, qui représentent environ 15 % de la consommation des ménages, notamment celles liées à l’automobile et au carburant.

Une crise inédite de la société de consommation

Si les Français ne consomment plus autant qu’auparavant, c’est aussi parce qu’ils se montrent de plus en plus critiques envers l’accumulation matérielle et ses conséquences sanitaires, climatiques et environnementales. Ces critiques ne sont, bien sûr, pas nouvelles. Elles étaient déjà prononcées dans les années 1960. Mais elles connaissent depuis quelques années une ampleur inédite. Elles se centrent désormais sur deux volets.

D’une part, le mythe de ressources naturelles infinies, exploitables sans conditions et sans contreparties, est aujourd’hui largement remis en cause par les tensions croissantes sur ces ressources, et par les externalités générées par leur exploitation.

D’autre part, des travaux mettent en avant depuis de nombreuses années l’idée qu’au-delà d’un certain niveau de confort, la hausse de la consommation matérielle ne permet plus d’accroître le bonheur. Au contraire, lorsque le toujours plus se transforme en obsession, il peut générer des troubles psychologiques comme l’anxiété ou le sentiment d’insécurité 3.

Enfin, et surtout, les consommateurs se montrent plus sceptiques envers les promesses de la société de consommation. Ils prennent en effet conscience des contreparties de la consommation matérielle à outrance : impacts environnementaux, coûts nécessaires au renouvellement fréquent des équipements, risques sanitaires liés aux produits consommés (pesticides, perturbateurs endocriniens).

L’évolution du vocabulaire associé à la société de consommation est particulièrement révélatrice de cette désillusion. Huit Français sur dix sont aujourd’hui tout à fait ou plutôt d’accord avec l’idée que la société de consommation « est une mauvaise chose car elle entraîne trop de gaspillage ». Près de trois sur dix considèrent même que la société de consommation est « manipulatrice » 4. Des acteurs incarnent, aux yeux des Français, ces dérives de la société de consommation : les grandes entreprises. Ainsi, dans le baromètre Cevipof de la confiance politique, seul un tiers d’entre eux déclarent leur faire confiance, dont 2 % seulement leur font « très confiance » 5.

Du toujours plus au toujours mieux

En réponse à ces critiques, une alternative émerge depuis quelques années, celle du « consommer moins mais mieux ». Les Français sont nombreux à affirmer privilégier une consommation « responsable », qui s’impose comme un nouvel idéal pour réconcilier préoccupations écologiques et pratiques. Cette option traduit l’idée que les consommateurs ont à la fois une responsabilité dans les dégradations environnementales et le pouvoir de faire évoluer leurs comportements pour réduire leur impact.

Ainsi, dans l’observatoire Cetelem de la consommation, près de la moitié des Français ont déjà l’impression de consommer moins. Parmi les motivations invoquées : un équipement déjà suffisant, une baisse des besoins et des moyens, le désir de faire des économies. Par ailleurs, un tiers des personnes interrogées pensent qu’elles diminueront encore leur consommation à l’avenir, notamment dans les loisirs, la beauté, la décoration, les vêtements. Les principaux résultats provenant d’enquêtes réalisées avant la crise sanitaire, ces intentions pourraient encore se renforcer au cours des prochaines années.

Ainsi, les Français sont nombreux à souhaiter vivre demain dans une société où la consommation prendra moins de place. Ils sont également nombreux à penser qu’il faut revoir complètement notre modèle économique et sortir du mythe de la croissance infinie.

Ces déclarations et postures doivent bien sûr être interprétées avec prudence, car elles ne se traduisent pas forcément dans les pratiques. En réalité, plusieurs étapes peuvent être observées dans une transition vers une consommation plus responsable. Les premières correspondent à la recherche d’informations sur les produits, au fait de consommer moins de viande, plus de produits bio et d’occasion. Puis arrivent des objectifs plus ambitieux, comme la réduction du volume de déchets, qui va rapidement de pair avec le fait de faire plus de choses soi-même. Enfin, une minorité d’individus revendiquent un changement plus radical : sobriété, voire minimalisme et/ou recherche de la plus grande autonomie possible pour répondre à leurs besoins.

Quelle place pour la consommation demain ?

Le poids de la consommation à l’avenir sera déterminé par un certain nombre de facteurs structurants comme le vieillissement de la population, la saturation des besoins, la hausse des contraintes financières, ainsi que l’impact croissant de la crise environnementale et climatique. Mais il est aussi soumis à deux grandes incertitudes.

L’impact de la crise de la Covid

La consommation des Français a bien sûr été fortement perturbée par la crise sanitaire et les mesures politiques qui en ont résulté. Mais ces conséquences ont été plutôt ambivalentes. Pour une partie de la population, la crise aura joué un rôle d’accélérateur dans la prise de conscience des limites de la consommation de masse. La dépendance extrême envers les importations, mais aussi les risques (sanitaires et écologiques) générés par la mondialisation de la consommation ont notamment été pointés du doigt. La consommation responsable apparaît donc plus que jamais comme une réponse mais aussi comme un refuge. Néanmoins, la crise peut aussi se traduire par un retour en arrière pour certaines pratiques, en particulier pour le recours au tout-jetable (masques, gants, sacs) et aux emballages, jugés plus sûrs sur le plan sanitaire, le critère environnemental étant alors souvent négligé. Dans tous les cas, une incertitude forte demeure concernant les comportements des consommateurs lorsque la crise sera derrière nous : chercheront-ils à rattraper le temps perdu et à dépenser l’épargne accumulée (au moins par certains) pendant cette période ? Ou se retrouveront-ils plus contraints, plus prudents et/ou plus sobres dans un contexte plus incertain et anxiogène ?

Le rôle des pouvoirs publics et des entreprises

Jusqu’à présent, la priorité des pouvoirs publics et des entreprises a été d’inciter les ménages à consommer toujours plus pour entretenir la croissance. Néanmoins, tout comme les consommateurs, ils commencent à se heurter aux impacts environnementaux et climatiques de cette consommation, mais aussi aux revendications des citoyens et des associations. Ce qui les pousse à évoluer progressivement afin de promouvoir une consommation plus responsable. Pour les pouvoirs publics, cette tendance s’incarne, pour l’instant, dans certains thématiques phares, à savoir l’économie circulaire et les plastiques à usage unique. Ces deux domaines ont en effet bénéficié de lois dédiées, mais néanmoins un peu trop édulcorées aux yeux des associations, qui ont notamment critiqué le fait que l’interdiction totale des plastiques à usage unique ne soit prévue en France que pour 2040. Du côté des entreprises, un large éventail de pratiques peut être observé, des simples actions de communication au véritable changement de modèle, par exemple pour aller vers l’économie de fonctionnalité (consistant à vendre la satisfaction d’un besoin plutôt qu’un bien matériel).

Conclusion

Si la consommation matérielle doit occuper moins de place dans nos vies à l’avenir, c’est tout le système de création de richesses qui devra être repensé, la déconsommation n’étant pas forcément synonyme de décroissance. D’autres modèles économiques pourraient ainsi s’imposer, puisant notamment dans les principes et réalisations de l’économie de fonctionnalité et de l’économie circulaire. Par ailleurs, le « vide de sens » laissé par la fin de la société de consommation devra lui aussi être compensé par l’émergence de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires, capables d’embarquer les individus et la société tout entière. Et ces récits pourraient, dans tous les cas, accorder moins de place à la consommation dans nos vies, et nous inciter à accorder plus d’importance à l’immatériel, aux relations interpersonnelles mais aussi au temps libre.

Ces nouveaux récits devront aussi relever de grands défis, comme la société de consommation a su le faire : articuler les comportements et l’épanouissement des individus avec l’équilibre global des sociétés, à la fois économique, social et environnemental. En d’autres termes, quelle place accorder à la consommation demain pour qu’elle contribue à la fois au bien-être individuel et collectif ? Grande question ouverte par la perspective de la déconsommation.


  1. Hutton Will, « If having more no longer satisfies us, perhaps we’ve reached ‘peak stuff’ », The Guardian, 31 janvier 2016.
  2. Cécile Désaunay et François de Jouvenel (dir.), « Produire et consommer à l’ère de la transition écologique. Quatre scénarios pour la France à l’horizon 2030 », Futuribles international, 2014 (www.futuribles.com/fr/groupes/produire-et-consommer-en-france-en-2030/).
  3. Voir, par exemple, Erich Fromm, Avoir ou être. Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Robert Laffont, 1978.
  4. Voir les travaux de l’Observatoire Cetelem de la consommation : https://observatoirecetelem.com.
  5. Voir les données de ce baromètre de la confiance sur le site www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/le-barometre-de-la-confiance-politique.html.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-6/vers-la-deconsommation.html?item_id=5787
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