Pascale HÉBEL

Directrice du pôle consommation et entreprise du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc).

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Fragmentation des consommateurs autour de la sobriété

Les mouvements en faveur de la sobriété sont nourris de préoccupations relatives aux modes de vie et à l’écologie. Avec des racines anciennes, ils s’affirment, sans pour autant concerner tout le monde de la même façon. La frugalité, en termes de consommation, peut être choisie par des catégories plutôt aisées tandis qu’elle est subie du côté des moins favorisés. Et les aspirations post-Covid montrent un appétit de consommation renforcé.

Après la sidération d’un confinement de huit semaines qui a mis à l’arrêt une grande partie de l’économie et de la consommation, certains auraient aimé dessiner un monde d’après qui soit celui de la déconsommation, de la frugalité ou de la sobriété afin de lutter contre le changement climatique. Pourtant, privée du plaisir de consommer avec les restrictions, une grande partie de la population ne prendra pas ce chemin.

La simplicité volontaire pour un bénéfice social

Les différents courants philosophiques autour de la frugalité sont très anciens. Pour Socrate déjà, la frugalité a une finalité sociale. Diogène de Laërte lui accorde la réflexion suivante : « Socrate remarquait avec étonnement qu’il est facile de dire les biens qu’on possède, mais difficile de dire les amis qu’on a, tant on néglige de les connaître. » Au XVIIIe siècle en Angleterre, les manifestations de rupture avec la consommation se diffusent 1 et dans les années 1820, aux États-Unis, des militants s’engagent dans l’abnégation, estimant que la non-consommation est le moyen le plus sûr de lutter contre l’esclavage.

Reprenant cette philosophie, le courant de la simplicité volontaire, né dans les années 1970, remet en question le mode de vie et les habitudes de la société de consommation. Ce mouvement accuse la société de consommation de manipulation, d’aliénation et d’être une source intarissable de frustrations. La société de consommation prône la consommation de biens matériels qui auraient tendance à avoir des conséquences négatives sur notre bien-être individuel. Dans une période d’opulence, pour des générations d’après-guerre n’ayant jamais connu les difficultés matérielles antérieures à la guerre, la simplicité volontaire consiste à rejeter les excès matérialistes engendrés par ce nouveau mode de vie. Ce courant de simplicité volontaire se développe dans les milieux anglophones et fait prendre conscience aux consommateurs qu’ils peuvent agir de façon individuelle. Il repose, avant tout, sur la défense du lien social sans point d’ancrage dans l’écologie. Ce ne sera qu’à partir du début des années 2000 que les arguments écologiques seront utilisés.

Le mouvement de déconsommation prend beaucoup d’ampleur après la crise de 2008

En France, c’est plutôt un mouvement pour la décroissance qui s’est développé, inspiré des théories du Roumain Georgescu-Roegen 2. Selon cet économiste, le progrès technique entraîne une augmentation de l’utilisation des ressources naturelles. Il est donc nécessaire de réduire la consommation. Ces théories ont été reprises par de nombreux partis et mouvements politiques qui prônent aujourd’hui le fait d’acheter des produits alimentaires directement aux producteurs, d’acheter des biens d’occasion, de fabriquer soi-même, de privilégier les produits écologiques, la mobilité douce et les loisirs impliquant des relations sociales. Pour engager des actions collectives, des groupes de citoyens expérimentent dans des tiers lieux des modes de consommation alternatifs.

L’influence de ces mouvements sur les consommateurs s’est fortement étendue en France après la crise de 2008. Le choix de consommer moins pour faire des économies ne concernait que 20 % des consommateurs avant la crise de 2008. Treize ans plus tard c’est plus de la moitié des citoyens français qui voient dans la baisse de la consommation une solution à la crise écologique. Ce souhait de moins consommer concerne avant tout les très diplômés. Alors qu’en février 2021, 57 % des consommateurs déclarent faire des économies en consommant moins, on en trouve 66 % chez ceux qui détiennent au moins un bac + 3 contre 51 % chez les non-diplômés. Entre 2010 et 2021, la progression la plus importante est observée dans cette catégorie des surdiplômés, mais aussi chez ceux qui sont proches de la France insoumise (72 %) ou du parti écologiste (65 %).


DEPUIS LE DÉBUT DE L’ANNÉE AVEZ-VOUS L’IMPRESSION D’AVOIR FAIT DES ÉCONOMIES EN CONSOMMANT MOINS ? (TAUX DE RÉPONSES AFFIRMATIVES)

Source : enquêtes « Tendances de consommation », Crédoc.


Sobriété choisie pour les nantis

Quand on analyse les différentes facettes de la simplicité volontaire telle que la définissent les Québécois – des achats réfléchis avec la volonté de diminuer sa consommation ; un objectif d’autosuffisance ; une moindre valorisation à la possession de biens matériels ; une attention à la protection de l’environnement –, on constate que les consommateurs français sont beaucoup plus attentifs à la protection de l’environnement que les Canadiens. Plus des deux tiers des consommateurs sont en accord avec le fait d’essayer de ne pas polluer ou de ne pas détruire l’environnement et à considérer que les comportements qui aident à la conservation de l’environnement sont très importants. Ces opinions sont stables et n’ont pas été impactées par la Covid. Les consommateurs français sont beaucoup moins nombreux à déclarer un objectif d’autosuffisance (seulement 39 % sont d’accord avec l’affirmation « lorsque c’est possible, je préfère fabriquer des choses par mes propres moyens plutôt que de les acheter toutes faites »), et encore moins à se déclarer plus heureux quand ils achètent peu (seulement 21 % en 2021). Quand on calcule un score de simplicité volontaire, ceux qui sont le plus en accord avec toutes les facettes de ce concept sont avant tout les plus âgés, appartenant aux catégories des professions intermédiaires et des artisans et commerçants. Ce sont plutôt des habitants de l’ouest et du sud-ouest de la France.


LISEZ ATTENTIVEMENT CHACUNE DES AFFIRMATIONS EN ÉVALUANT CELLES QUI S’APPLIQUENT À VOS MANIÈRES DE PENSER ET D’AGIR (COMPLÈTEMENT ET MOYENNEMENT EN ACCORD)

Source : enquêtes « Tendances de consommation », Crédoc.


L’intensité du recours à la simplicité volontaire varie au sein de la population. Le sociologue Amitai Etzioni, dans un article sur la société post-matérialiste 3, distingue trois niveaux de simplicité volontaire, et donc trois profils de personnes s’inscrivant dans cette pratique :

  • Les downshifters sont des personnes aisées qui vont renoncer volontairement à acheter certains biens de consommation qu’elles pourraient s’offrir. Ces personnes vont, toutefois, conserver un style de vie confortable et axé sur la consommation.
  • Le second profil correspond aux strong simplifiers. Il s’agit de personnes qui ont abandonné un travail, une carrière qui leur offrait un revenu élevé, un statut social important (avocat, homme d’affaires, banquier, etc.) pour vivre plus simplement avec un salaire réduit.
  • Le simple living movement désigne les individus les plus concernés par le mouvement de simplicité volontaire et qui appliquent ses principes de manière holistique. Ce groupe diffère des downshifters et des strong simplifiers en termes de consommation mais aussi de philosophie. Souvent, ils adoptent une philosophie qui est explicitement anticonsumériste.

Portrait français

En 2020, en France, quand on fait une typologie des consommateurs selon leurs habitudes de consommation et sur les facettes de la simplicité volontaire, le groupe qui se rapproche du simple living movement est celui des consommateurs sobres. Ce groupe représente 30 % de la population. Ce sont avant tout des individus plus âgés, 30 % de ce groupe ont 65 ans et plus (leur part dans la population globale est de 23 %). Ils adoptent une forme de simplicité dans leur consommation qui semble avant tout guidée par des besoins plus réduits en raison de leur âge et de leur bon niveau de vie. Ce groupe se caractérise par une surreprésentation d’individus qui ne souhaiteraient pas dépenser davantage même si leur revenu augmentait. Ils mettent de l’argent de côté (32 % contre 30 %).

Leur consommation est plus sobre : ils sont flexitariens (36 % contre 26 %). Ils sont adeptes du do it yourself (« fais-le toi-même »), font plusieurs fois par semaine de la pâtisserie (10 % contre 7 %). Ils ont globalement le score de simplicité volontaire le plus élevé. Ils sont nettement plus préoccupés par la dégradation de l’environnement (48 % contre 36 %). Le vieillissement de la société, avec l’arrivée à la retraite de la génération dite « mai 1968 », conduit donc à l’adoption de comportements de consommation de plus en plus sobres, par la réduction des besoins liés à l’âge. Cette sobriété est aussi due à l’attention croissante portée à l’écologie par les nouvelles générations. La crise sanitaire actuelle ne réduit pas le désir de sobriété puisqu’en juillet 2020 nous avions autant de consommateurs sobres qu’en juillet 2019.

Les consommateurs engagés sont plutôt des downshifters, qui restent dans la consommation tout en choisissant des produits plus éthiques. Ils privilégient des produits fabriqués par des entreprises soucieuses du droit des salariés (54 % de la catégorie contre 33 % en moyenne), des produits avec des garanties écologiques (59 % contre 35 %), des entreprises soucieuses du bien-être animal (59 % contre 42 %). Mais ils sont aussi motivés par les marques (50 % contre 29 %). Ils sont flexitariens (36 % contre 26 %) et achètent des biens d’occasion (83 % contre 50 %). Ils font du covoiturage (61 % contre 16 %) en période de Covid. S’ils avaient plus d’argent, ils dépenseraient toutefois dans de nombreux secteurs très liés aux besoins primaires (logement, soins médicaux, alimentation, enfants). Ils sont originaires de l’ouest de la France ou de la région parisienne. Ce sont plus souvent des hommes (53 % contre 49 %), très diplômés (26 % contre 15 % sont au moins bac + 3). Ils sont âgés de 18 à 44 ans. En 2020, cette catégorie de consommateurs qui s’engage plutôt en consommant a diminué par rapport à 2019. Ils ne sont que 10 % contre 15 % en 2019.

Les catégories « désimpliqués » (26 %) et « basiques » (10 %) sont les moins tournées vers la simplicité volontaire et sont les moins soucieuses de la dégradation de l’environnement. Les désimpliqués sont très éloignés de la consommation. Ils sont âgés et très peu diplômés. Ils mettent un peu d’argent de côté et préfèreraient du temps libre à de l’argent. Les basiques aspirent à la sobriété matérielle, ils ne font pas d’achats impulsifs. Ce sont plutôt des ouvriers qui font de la revente d’objets d’occasion. Ils ont peu d’envies de consommer. Ces deux catégories sont celles dont les comportements sont les plus sobres en termes d’impact écologique 4. Prenant beaucoup moins souvent l’avion, elles vivent une sobriété contrainte.

Une envie de consommer très présente en 2021

TYPOLOGIE DES CONSOMMATEURS EN 2020

Source : enquêtes « Tendances de consommation », Crédoc.


Les « stratèges » consommeraient davantage s’ils en avaient les moyens financiers. Ce groupe de consommateurs a avant tout envie de se faire plaisir en consommant. Les individus de ce groupe sont âgés de 35 à 44 ans. Ils sont plutôt méfiants vis-à-vis des autres, davantage préoccupés par les maladies graves comme la Covid, par le chômage, les violences et l’insécurité et l’immigration. Faisant partie des CSP -, ils ont de la sympathie pour les Gilets jaunes. Leur score de simplicité volontaire est très faible. Ils recherchent avant tout des prix bas. Ils comparent les prix sur Internet et font des économies en achetant moins cher. Pour eux la consommation est avant tout un plaisir (26 % contre 21 %). Pour ce groupe, la consommation offre un mode de compensation des frustrations statutaires. Ce groupe cherche à travers sa consommation un lien avec le monde extérieur pour sortir de sa situation 5.

Les « stratèges » représentaient seulement 17 % des consommateurs en 2019. Aujourd’hui, ils sont 24 %. L’envie de consommer s’est développée avec la Covid. En juillet 2020, après la sidération du premier confinement, la reprise de la consommation a été forte sur de nombreux secteurs de la sphère du confort individuel (cocooning) tels que l’équipement du foyer, le bricolage, les articles de sport, les articles de jardinage. En février 2021, dans l’enquête consommation du Crédoc, l’envie déclarée de consommer est encore plus forte. Par exemple, la pratique de comparer les prix sur Internet progresse de 8 points (de 48 % à 56 % entre juillet 2020 et février 2021) et le niveau est plus élevé qu’en 2019. La proportion des individus qui déclarent que consommer est un plaisir plutôt qu’une nécessité est de 21 % contre 15 % en avril 2020.

Les plus jeunes (18 à 34 ans), les hommes et les Franciliens sont les plus nombreux à considérer que consommer est un plaisir. Toujours en début d’année 2021, à la question « une fois l’épidémie sous contrôle, quelle attitude adopterez-vous le plus probablement ? », 22 % des consommateurs déclarent qu’ils essaieront le plus possible de rattraper le temps perdu (restaurants, voyages, activités sportives, culturelles, etc.). Ce sont avant tout les jeunes, les Parisiens. Ainsi, l’effet de rattrapage observé dans de nombreux autres pays sera fort en fin d’année 2021, si le contexte sanitaire le permet.

Au total, la fracture entre les différentes parties de la population s’amplifie avec cette crise de la Covid-19. Comprendre pourquoi certains ont besoin de consommer pour faire société est certainement nécessaire avant d’imposer une sobriété contrainte à tous.


  1. Sophie Dubuisson-Quellier, La consommation engagée, les Presses de Science-po, 2009.
  2. Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press, 1971.
  3. Amitai Etzioni, « The Post Affluent Society », Review of Social Economy, vol. 62, no 3, 2004, pp. 407-420.
  4. Victoire Sessego et Pascale Hébel, « Consommation durable : l’engagement de façade des classes supérieures », Consommation et modes de vie, no 303, 2019 (www.credoc.fr/download/pdf/4p/CMV303.pdf).
  5. Jeanne Lazarus, « Consommer pour faire partie de la société », dossier « Pourquoi est-il si bon de consommer ? », Revue Projet, no 367.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-6/fragmentation-des-consommateurs-autour-de-la-sobriete.html?item_id=5786
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