Maurice HALBWACHS

Sociologue français

Partage

Classes sociales et logement

Éminente figure de la sociologie française, Maurice Halbwachs (1877-1945) estime qu’en matière de gestion des budgets familiaux les distinctions de classe l’emportent sur les écarts de revenus. Sa thèse de doctorat, La classe ouvrière et les niveaux de vie, publiée en 1913, demeure une référence pour tous les travaux sur la hiérarchie des besoins. De puissants cadres sociaux détermineraient les consommations et les représentations collectives.

La nature des besoins essentiels, et leur nombre, s’expliquent par la société

Nous avons pu dégager un certain nombre de lois, qui ne correspondent pas exactement à celles d’Engel 1. Sans doute, à mesure que le revenu augmente, la proportion de la dépense nourriture totale diminue. Mais d’abord il y a des retards, et des mouvements brusques dans cette baisse. De plus, par une étude plus détaillée de la dépense nourriture, nous avons montré que non seulement (comme le disait Engel) le chiffre absolu de cette dépense augmente, mais encore que l’espèce des mets consommés (la proportion des divers aliments) se modifie, et en quel sens. Ceux auxquels l’opinion, pour une raison ou l’autre, attribue plus de valeur, ceux qui paraissent réservés aux riches, se substituent aux autres. Les régimes alimentaires des ouvriers des basses et des hautes couches sont radicalement différents. On pourrait aller plus loin, montrer, par la comparaison de quelques menus, que tandis que le régime alimentaire des ouvriers les plus pauvres est à la fois monotone et irrégulier, celui des ouvriers les mieux situés manifeste de plus en plus le souci à la fois de varier et « d’ordonner » les repas, si bien que le chiffre de la dépense indique mal ici le progrès réalisé, une même somme employée avec économie et intelligence procurant des satisfactions à la fois plus nombreuses et plus intenses.

Toujours est-il qu’à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des revenus, la proportion de l’argent disponible pour toutes les autres dépenses augmente. Mais il nous a paru qu’Engel se trompait, quand il disait que la proportion des dépenses logement et vêtement demeurait approximativement la même. Nous avons reconnu que dans l’ensemble la dépense vêtement augmentait de façon assez continue, et que la dépense logement devenait (toujours en proportion) très vite stationnaire, et même baissait. C’est là un résultat essentiel, et dont on aperçoit bien toute l’importance, après l’analyse théorique des besoins que nous venons de proposer. Ce qui nous frappe, c’est la modération certaine de la dépense logement.

Le logement n’est pas prioritaire dans la consommation ouvrière 2

Les ouvriers, dès qu’ils le peuvent, au lieu de chercher un meilleur logement, d’améliorer leur intérieur, leur mobilier, etc., consacrent le surplus d’argent dont ils disposent à des dépenses qui ont leur objet hors de la famille, dans la société au sens large, et qu’ils sacrifient le logement aux vêtements, aux distractions, à tout ce qui les met plus étroitement en contact avec les groupes de la rue, ou de leur classe.

De tous les besoins économiques ressentis par les ouvriers, c’est le besoin logement qui se trouve le moins développé : par là surtout, la classe ouvrière se distingue et se trouve isolée de la classe supérieure.

À l’intérieur de la classe ouvrière on ne relève pas de subdivisions d’un caractère social. L’unité de cette classe reste entière. Il est probable qu’il n’en est pas ainsi de la classe haute. Notre objet n’était nullement d’étudier celle-ci en sa contexture et ses éléments. Il nous sera permis cependant de conjecturer, d’après beaucoup d’indices, qu’on y reconnaîtrait plusieurs couches sociales superposées, et qui n’admettent de l’une à l’autre que des relations (non professionnelles) assez rares. Il ne nous paraît pas moins vraisemblable que c’est la fortune possédée, ou que certaines dépenses laissent supposer, qui est le principe de ces subdivisions, de même qu’on peut imaginer un grand nombre de vases reliés par tout un système de canaux et siphons, mais qui ne communiquent qu’avec ceux dont le niveau est le même que le leur. Cela suppose que les vases existent, suffisamment clos, et qu’il s’établit à l’intérieur de chacun d’eux un niveau. C’est-à-dire : il faut qu’il y ait des familles définies et intégrées, dont le niveau de vie, la puissance pécuniaire apparaissent au moins dans certaines dépenses.

L’importance sociale du logement est affaire de classe sociale

Tel est assurément le cas dans la classe haute, et nous sommes certains de ne pas nous tromper en admettant que, quelle que soit l’importance qu’on attache d’ailleurs aux autres dépenses à titre de signes extérieurs de la fortune, la dépense logement passe ici, le plus souvent, au premier plan. On voit pourquoi. Comme un des traits qui caractérisent les autres classes, par opposition aux ouvriers, est le prix qu’elles attachent à la vie de famille, comme l’intensité de celle-ci est en rapport étroit avec la qualité du logement, on est assuré que, le plus souvent, le prix du logement sera dans un rapport défini avec le revenu total (rapport qui pourra varier d’ailleurs avec les revenus), et que ce rapport sera comme le centre de gravité de tout le budget, ce qui en déterminera les conditions d’équilibre. On comprend ainsi que, d’une part des intervalles assez nets séparent les prix du logement les plus fréquents, que, d’autre part, à chaque chiffre de la dépense loyer se trouvent associés, dans la conscience sociale, des chiffres définis pour chacune des autres dépenses. À des niveaux de vie déterminés correspondront des couches sociales distinctes. Cela n’exclut pas l’hypothèse que beaucoup de familles exagèrent leur dépense logement ; mais pourquoi, sinon parce que d’ordinaire, entre la dépense logement et les autres, les rapports sont fixes, et que celle-ci, sans doute plus visible, est devenue le signe le plus fréquent de celles-là ?

Que, dans la classe ouvrière, nous n’ayons pas trouvé de tels intervalles entre divers niveaux de vie bien définis, cela prouve qu’elle n’a pas encore pris conscience de l’importance sociale du logement. Il est permis de voir là un des effets les plus certains de l’affaiblissement chez ses membres, par suite des conditions anormales de leur travail, des sentiments et désirs sociaux.

Sous l’influence de la société, les hommes sont amenés de plus en plus à prévoir les satisfactions de leurs besoins, à les envisager d’ensemble, et, pour cela, à répartir la multiplicité de leurs tendances en quelques groupes essentiels. C’est déjà de l’ordre, de la prévision, mais c’est incomplet. Ils demeurent à mi-chemin, tant qu’ils n’ont point rattaché les uns aux autres les besoins essentiels eux-mêmes, et qu’ils ne les ont pas organisés en niveaux de vie. Or ils ne l’ont pas pu, parce qu’ils n’ont point reconnu l’importance majeure d’un de ces besoins, qui sans doute exige d’eux le plus sérieux effort de prévision et de calcul (moins en raison du chiffre de la somme que parce que celle-ci doit être versée en une fois pour un long intervalle, et qu’une telle dépense engage l’avenir), mais dont le degré de satisfaction conditionne le plus toute leur vie sociale. Si une partie d’entre eux s’en étaient convaincus, s’ils avaient consenti un réel sacrifice pour cette fin, il n’est pas douteux qu’ils se seraient rattachés en une conscience collective commune, et socialement différenciés des autres.

Qu’on n’invoque pas, d’ailleurs, le faible taux des salaires ouvriers, la limitation nécessaire de leur gain : si toute une partie de la classe ouvrière avait éprouvé profondément ce besoin, elle aurait obtenu de le satisfaire. Les relations entre de telles familles, l’habitude de se réunir dans les maisons les unes des autres, auraient contribué à développer encore, au moins à consolider le besoin logement. Bientôt, non seulement les besoins nourriture et vêtement se seraient trouvés étroitement liés et subordonnés à celui-ci : mais d’autres besoins se seraient greffés sur lui, à mesure que la famille aurait échappé à la prise des tendances individuelles et organiques et qu’elle serait devenue capable de prévision : besoins intellectuels et sociaux, en particulier souci de plus en plus marqué d’assurer l’avenir des enfants, etc.

Sans doute, il y a un effort, dès qu’on passe à des ménages un peu plus aisés que les pauvres, en vue d’être mieux logé, mais un effort qui a vite atteint son but. Il n’y a peut-être pas une limite inférieure, mais il y a une limite supérieure de la dépense logement dans la classe ouvrière, qui est située assez bas (en comparaison de ce qu’est cette dépense dans les hautes classes) et qui est bien rarement dépassée.

Partitions sociales, partitions dans les consommations

Au terme de cette étude, où nous ne nous proposions pas d’étudier l’évolution des classes, nous nous refusons à jeter un regard sur des « perspectives d’avenir », et à émettre quelque hypothèse sur ce qu’il adviendra de ces groupes. Nous nous bornerons à interpréter, du point de vue où nous sommes maintenant parvenus, les deux « coupures » essentielles que nous avions relevées dans le corps social.

Nous disions que les groupements ruraux sont caractérisés par une pénétration constante de la vie professionnelle dans la vie domestique ; mais il ne s’ensuit pas que celle-ci s’en trouve disloquée ou ralentie. Car la vie domestique, à son tour, pénètre et enveloppe la vie professionnelle. Le paysan travaille souvent avec sa famille, en vue de sa maison, et (malgré la rudesse de son labeur) ne se sent pas tout à fait isolé en face de la matière. Qu’il conserve, dans beaucoup de cas, au moins une apparence d’initiative et d’indépendance, cela distingue son travail de celui qui s’effectue à l’usine. Le groupe domestique rural est si bien adapté au sol et à ses occupations traditionnelles qu’il réalise un type de vie sociale original, où le paysan, sans s’éloigner du lieu de son travail, trouve à satisfaire presque tous ses instincts sociaux. Les fêtes et réunions villageoises élargissent pour un moment cet horizon, éveillent et contentent les quelques besoins qui dépassent le cercle de la famille, opèrent l’adaptation périodique (d’ailleurs assez superficielle) des groupes familiaux paysans les uns aux autres, et à tout l’ensemble de la société. C’est une vie collective morcelée, plutôt que diffuse, qui se suffit et ne tend pas à se dépasser. C’est pourquoi il ne convient pas de la considérer comme socialement inférieure à la vie collective urbaine, mais, simplement, comme autre.

Le développement de la grande industrie et la formation des grandes villes ont eu pour résultats généraux, d’une part, de séparer profondément, d’isoler l’une de l’autre la vie professionnelle et la vie domestique, d’autre part, dans la vie professionnelle même, de diviser le travail productif en deux ensembles de fonctions, dont les unes peuvent s’exercer au sein de la société, et n’enveloppent l’homme que dans des relations sociales, dont les autres l’isolent en face de la matière et des machines, et l’obligent, pendant qu’il s’en acquitte, à sortir de la société. La seconde de ces deux décompositions a entraîné la division de la partie non paysanne de la société en deux ensembles, caractérisés par leur participation nettement inégale à la vie sociale, c’est-à-dire en deux classes. La première séparation (entre la vie professionnelle et la vie domestique), bien qu’elle paraisse formelle et nette (puisque l’ouvrier, après ses heures de travail, est aussi bien hors de l’usine que l’employé hors du bureau), n’a pas exercé sur l’une et l’autre classe la même action. Elle a été réelle pour la classe haute (au reste, c’est là qu’elle était la moins pressante, puisque les deux parties de la vie qu’elle distinguait étaient l’une et l’autre sociales) ; il a pu se développer librement dans la famille une vie collective intense, qui a conduit les familles de niveau économique semblable ou voisin à se rattacher, pour l’intensifier encore ; de là la décomposition (probable) de la classe haute en couches sociales distinctes et exclusives. Elle a été apparente pour la classe ouvrière (où, cependant, elle eût été le plus nécessaire, puisqu’il s’agissait d’affranchir la partie de l’existence réservée à la vie sociale de tout rapport de continuité avec celle qui se déroule hors de la société) : les habitudes contractées à l’usine se sont révélés trop durables, il a été trop difficile à l’ouvrier de réveiller en lui l’homme social, pour qu’il devienne capable de constituer une vie de famille sur des bases assez solides et qu’il en éprouve fortement le besoin. Il n’a pas trouvé dans le sentiment profond de l’importance de l’intérieur domestique et du logement un principe au nom duquel il aurait groupé ses besoins en niveaux de vie définis. Il s’est contenté d’introduire dans ses appétits et ses tendances un ordre incomplet, de les rassembler en quelques groupes auxquels la prévision peut s’appliquer, mais qui ne se rattachent les uns aux autres que par un lien lâche. Il est resté dans cette zone à demi superficielle de la vie sociale, où il subsiste encore trop de passivité et d’inertie.

Mais la conscience de la classe ouvrière a gagné en étendue ce qu’elle perdait en profondeur. Privés encore des biens les plus grands de la société, moins « sociables » que les autres, les ouvriers sont plus « solidaires ». Il ne faut pas s’en étonner. C’est en présence des forces matérielles menaçantes ou déchaînées, c’est après quelque catastrophe, ou au cours de leur lutte contre les agents naturels, que les hommes se rapprochent le plus étroitement, que la société humaine se sent le plus une. Or, nous l’avons souvent répété, c’est la fonction des ouvriers que de se trouver, presque en permanence, en contact avec la matière, aux prises avec ses résistances, et d’endurer, pour en venir à bout, un isolement gros parfois de périls, et toujours douloureux : car l’homme est naturellement fait pour la société. Dès qu’ils y rentrent, que leur première réaction soit le sentiment confus de ne faire qu’un avec tous ceux qui partagent leur sort, on pouvait s’y attendre. Et il est probable que, quelles que soient les destinées de la classe ouvrière, cette solidarité consciente entre tous ses membres, sous une forme ou l’autre, subsistera.


  1. NDLR : le statisticien prussien Ernst Engel (1821-1896) a avancé une série d’observations et propositions sur la consommation. On parle des lois d’Engel. Dans cette perspective, la part du revenu allouée aux dépenses alimentaires est d’autant plus faible que le revenu est élevé. Autrement dit, quand la richesse d’un individu augmente, celui-ci diminue la part des dépenses qu’il consacre à l’alimentation.
  2. Les intertitres sont de la rédaction.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2021-6/classes-sociales-et-logement.html?item_id=5782
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article